Après l’in­cen­die de Lubri­zol à Rouen…

Nous repro­dui­sions un article du blog de Gilles Houdouin, conseiller régio­nal de Norman­die et membre d’En­semble! Le texte est long mais édifiant sur la sécu­rité des popu­la­tions face à poli­tique indus­trielle.

L’adresse du blog : http://gilles-houdouin.ekla­blog.com/apres-l-incen­die-de-lubri­zol-a171680892

Je ne revien­drai pas sur les circons­tances de l’in­cen­die de l’usine Lubri­zol de Rouen. Tant que Jacques Chirac n’était pas encore mort, chacun et chacune d’entre vous a pu suivre les péri­pé­ties dans les média. Après, le scoop a rejeté la vie quoti­dienne des Rouen­nais, leurs ques­tions et leurs peurs légi­times, à l’ar­rière-plan. Loin de moi égale­ment l’idée que le risque zéro puisse exis­ter : c’est impos­sible. Néan­moins, il y a quand même quelques ques­tions à se poser quant à la gestion de cette catas­trophe, ainsi que sur certaines pratiques de la préfec­ture et des indus­triels, pratiques peut-être tout à fait légales dans la légis­la­tion actuelle, mais qui deman­de­raient sans doute à être revues.

La première des ques­tions, c’est bien entendu : pourquoi la préfec­ture n’a t-elle déclen­ché les sirènes d’alarme que vers 7h30 alors que le feu s’était déclaré avant 3h00 ? Elles auraient été déclen­chées dans le but de « sensi­bi­li­ser les citoyens ». Qu’est-ce à dire ? Il ne s’agit pas ici de sensi­bi­li­sa­tion, mais de préve­nir les citoyens qu’ils doivent rester chez eux, se confi­ner. Il s’agis­sait de les préve­nir de ne pas envoyer leurs enfants à l’école, de ne pas se rendre au travail, etc. Toutes les choses qui sont marquées sur tous les docu­ments affi­chés partout dans les entre­prises et les admi­nis­tra­tions, et qu’on nous distri­bue régu­liè­re­ment dans les boites aux lettres. A quoi cela sert-il si la préfec­ture n’ap­plique pas ses propres direc­tives ?

Et donc, au lieu d’avoir une gestion saine de la crise, on a pu voir des bouchons aux entrées de villes car le péri­mètre était bien entendu inter­dit à la circu­la­tion, des gens qui étaient déjà arri­vés au travail et qui se sont vus obli­gés de repar­tir (dans les bouchons), une inspec­trice de l’édu­ca­tion natio­nale qui n’a pas jugé utile, sur Saint-Etienne-du-Rouvray, de fermer les écoles, alors que partout ailleurs, elles étaient fermées, jusqu’à l’uni­ver­sité. Sans doute avait-elle décidé, au doigt mouillé, que le vent ne chan­ge­rait pas de direc­tion et que tant que ça partait au nord, on pouvait garder sans dommage des gamin-e-s dans des salles de classes. Bref, un étalage d’in­com­pé­tence qui méri­te­rait qu’on s’y attarde un peu lorsqu’il sera l’heure de faire le retour d’ex­pé­rience.

La deuxième ques­tion à se poser c’est : toutes les mesures de sécu­ri­tés indis­pen­sables au fonc­tion­ne­ment d’un site SEVESO, avaient-elles été prises, les inves­tis­se­ments néces­saires étaient-ils faits ? La ques­tion est permise lorsqu’on sait que lors de l’in­ci­dent de 2013 (fuite de Mercap­tan, dont les effets se sont ressen­tis jusqu’en Ile-de-France et en Grande-Bretagne, déjà « sans risque sani­taire » pour la préfec­ture) l’usine n’était pas dotée d’un PPRT (Plan de préven­tion des risques tech­no­lo­giques) alors que la direc­tive Seveso le rendait obli­ga­toire depuis 2003. Et puis le fait que la société ait été rache­tée en 2016 pour 9,7 milliards de dollars par Warren Buffet, multi­mil­liar­daire améri­cain, déjà proprié­taire de Coca-Cola, Gold­man Sachs, Ameri­can Express, Dura­cell, Fruit of the loom et d’autres, peut aussi légi­ti­me­ment inter­ro­ger : ce genre de person­nage ne rachète pas une entre­prise par amour du produit fabriqué, mais simple­ment par amour (immo­déré) de l’argent. Et donc à priori, tout ce qui coûte sans rappor­ter peut être traité un peu par dessus la jambe. Là encore, je précise, je n’af­firme rien, mais je m’in­ter­roge, et aime­rait que la lumière soit faite sur les respon­sa­bi­li­tés, comme tous ceux qui ont vu leur maison, voiture, jeux d’en­fants, souillés par les retom­bées des fumées, comme tous ceux à qui on a pu dire « restez chez vous aujourd’­hui, ne venez pas travailler, mais cela devra être régu­la­risé par une jour­née de congé » (véri­dique), et surtout comme tous ceux et celles qui vont sans doute perdre leur travail car il est peu probable que l’usine soit ré-ouverte dans ces condi­tions, ou au moins à cet endroit.

Enfin, la troi­sième ques­tion est : pourquoi la préfec­ture nous ment-elle en perma­nence ? Nous ne voulons pas être « rassu­rés », nous voulons être infor­més ! Pourquoi dire « toute fumée est évidem­ment malsaine », au lieu de dire « cette fumée, comme toutes les fumées prove­nant de feux d’hy­dro­car­bures est poten­tiel­le­ment dange­reuse car elle contient de l’hy­dro­gène sulfuré (H2S) des gaz nitreux (NO-NOx) et du gaz carbo­nique ». Les oiseaux retrou­vés morts sur les quais de Rouen ce matin ont-ils trouvé cette fumée simple­ment malsaine ? Non, pour eux, elle fut mortelle. Pourquoi en serait-il autre­ment pour des bébés, des personnes asth­ma­tiques et/ou âgées ? Qui pren­dra en charge les patho­lo­gies liées à l’in­ha­la­tion de ces fumées ? Lubri­zol ? non bien sûr, car il n’y aura jamais de preuve que ce sont bien ces fumées, ce jour-là, qui ont engen­dré telle patho­lo­gie. A Warren Buffet les profits, à la Sécu le soin de finan­cer les consé­quences de l’in­con­sé­quence.

J’ai gardé le meilleur pour la fin : l’usine Lubri­zol de Rouen, comme celle d’Ou­dalle, près du Havre, utilise du Chlore dans son process. On peut s’es­ti­mer heureux que le stockage de chlore n’ait pas été atteint, que le gaz n’ait pas pu s’échap­per car sinon, je n’ose imagi­ner le désastre, à proxi­mité immé­diate de zones d’ha­bi­ta­tion. Le chlore utilisé n’est évidem­ment pas celui que l’on peut trou­ver dans les piscines, la concen­tra­tion est bien plus forte, et ce gaz, plus lourd que l’air, provoque des asphyxies en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire.

J’ai un peu fouillé le sujet et, avant de vous livrer la poire pour la soif, voudrais vous racon­ter une petite anec­dote dont je tairai la source : l’usine Lubri­zol d’Ou­dalle est à proxi­mité directe du viaduc qui conduit au pont de Norman­die. A l’époque de sa construc­tion, le stockage de chlore a évidem­ment posé problème, car la légis­la­tion était telle que rien ne pouvait passer à moins de 500 mètres. Dommage pour le pont. Heureu­se­ment,  un « spécia­liste » a fait remarquer que la légis­la­tion pour le stockage de chlore « immo­bile » (bacs) était beau­coup plus contrai­gnante que la légis­la­tion concer­nant le stockage de chlore « mobile ». Ni une, ni deux : le stockage de chlore de Lubri­zol est donc devenu mobile, dans des wagons, sur des rails. Qu’ils ne bougent pas n’a que peu d’im­por­tance, pourvu que la légis­la­tion soit assou­plie !

J’en viens à la conclu­sion de cet article déjà trop long : en fouillant sur le « net », j’ai trouvé deux docu­ments inté­res­sants : le premier, une demande de l’usine Lubri­zol Oudalle, en date du 27 mars 2019 (c’est hier) deman­dant à pouvoir augmen­ter sa capa­cité de stockage de chlore, pour passer de 150 à 280 tonnes, de 2 à 4 wagons. Vous pour­rez lire sur le docu­ment joint (ci-dessous) certaines réponses figu­rant sur le Cerfa qui seraient à mourir de rire si cela n’avait pas tant de consé­quences : en haut de la page 3, à la ques­tion « à quelle(s) procé­dure(s) admi­nis­tra­tive(s) d’ auto­ri­sa­tion le projet a t-il ou sera t-il soumis ? », bonhomme, le direc­teur répond tout benoi­te­ment : « ne sait pas ». Aux ques­tions « engendre t-il des risques sani­taires ? », « engendre t-il des rejets dans l’air ? », le même répond « non ». Effec­ti­ve­ment, le projet « n’en­gendre pas », mais il « pour­rait engen­drer, en cas de problème ». L’ad­mi­nis­tra­tion a l’art de poser les ques­tions de manière à ce que ça n’em­bête pas trop les patrons ! Notons tout de même que 280 tonnes de chlore qui seraient « malen­con­treu­se­ment » libé­rées dans l’at­mo­sphère occu­pe­raient le modique volume de 350 000 mètres cubes ! De quoi asphyxier pas mal de monde !

La cerise sur le gâteau : à cette demande d’ex­ten­sion des capa­ci­tés de stockage, la préfec­ture a donné son auto­ri­sa­tion par décret, sans passer par le  CODERST (Conseil Dépar­te­men­tal de l’En­vi­ron­ne­ment et des Risques Sani­taires et Tech­no­lo­giques) ni par la Commis­sion de Suivi des Sites (CSS). Vous lirez les atten­dus dans le deuxième docu­ment joint, et vous vous ferez votre propre opinion sur la manière dont nous sommes proté­gés des acci­dents indus­triels. Ce genre de demande ne devrait-elle pas passer SYSTÉMATIQUEMENT devant de telles commis­sions, afin que tout le monde soit informé, et puisse prendre les déci­sions en connais­sance de cause ?

Bonne lecture !

A télé­char­ger :

1) la demande de Lubri­zol Oudalle.

2) La déci­sion de la préfec­ture.

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