De Fergu­son à Paris : Chris­tiane Taubira, une indi­gna­tion à géogra­phie variable

De Fergu­son à Paris : Chris­tiane Taubira, une indi­gna­tion à géogra­phie variable

Chloé Fraisse, Amal Bentounsi, Farid El Yamni, Raymond Gurême |
Vendredi 28 Novembre 2014

 

La ministre de la Justice, Chris­tiane Taubira, a fait une sortie remarquée sur les réseaux sociaux, mardi 25 novembre, pour fusti­ger la déci­sion, aux Etats-Unis, du grand jury popu­laire de ne pas pour­suivre le poli­cier blanc qui a tué Michael Brown, 18 ans, à Fergu­son. Cette déci­sion, qui a provoqué de nouvelles émeutes dans cette ville du Missouri, inter­vient après la mort d’un adoles­cent noir Tamir Rice, 12 ans, qui jouait avec un pisto­let factice, dans un square de Cleve­land. Cette indi­gna­tion de la Garde des Sceaux, des proches de victimes de violences poli­cières la partagent, dont Chloé Fraisse, la sœur de Rémi Fraisse, mais elle leur fait mal et s’en expliquent dans cette lettre ouverte publiée sur Saphir­news.

 

Madame la Ministre,

Lorsque nous avons appris la nouvelle de la mort d’un enfant de 12 ans, tué par la police améri­caine, comme vous, nous avons eu mal. Lorsque nous avons su que le poli­cier qui a tué l’ado­les­cent Mike Brown cet été ne serait même pas jugé, comme vous nous avons été abat­tus. Votre indi­gna­tion, nous la parta­geons. Mais venant de vous, aujourd’­hui, elle nous a surtout fait mal.

Mal, parce que vous savez, pour avoir pleuré avec nous, que nombreuses sont les familles de victimes de crimes poli­ciers qui subissent des injus­tices et se battent chaque jour contre l’im­pu­nité poli­cière en France.

Mal, parce que lorsque vous avez été nommée Garde des Sceaux grâce aux votes de ceux qui clamaient simple­ment la Justice, nous avons eu l’es­poir de voir la fin d’un système qui offre un Permis de Tuer à ceux dont la mission est, en théo­rie, de nous proté­ger.

Mal, par ce que depuis que vous êtes Garde des Sceaux, vous vous êtes battue contre vents et marées pour des réformes qui vous tenaient à cœur, mais ceux à qui vous disiez de garder espoir et de se battre n’ont vu que plus de morts et d’injus­tices.

Mal, parce que si vous, Chris­tiane Taubira, en êtes à déplo­rer les morts améri­cains en fermant les yeux lorsque ceux qui tombent sont vos conci­toyens, alors en qui pouvons-nous croire, pour prendre ses respon­sa­bi­li­tés face à la mensua­li­sa­tion de la mort par la police en France ?

Oui, l’im­pu­nité poli­cière tue les Noirs, jeunes et moins jeunes, sur le terri­toire améri­cain. Mais elle tue aussi les Noirs, les Arabes, les Rroms, les jeunes de quar­tiers, et récem­ment un simple mani­fes­tant écolo­giste, sur le terri­toire français. Aucune person­na­lité poli­tique n’a eu le courage de le dénon­cer. Or, rien ne justi­fie ces morts. Rien ne justi­fie le silence et l’inac­tion poli­tiques face à ces morts.

Lors des dix ans de la première loi Taubira, vous mettiez votre audi­toire : « La Répu­blique française a construit sa répu­ta­tion sur des valeurs. Mais elle ruse avec ses valeurs. Il faut se battre pour l’em­pê­cher de ruser ! »

Madame la Ministre, nous nous battons, toujours et encore, contre les ruses de la Répu­blique. Aujourd’­hui, vous êtes au pouvoir, mais la ruse n’a pas cessé. Que devons-nous, désor­mais, penser ?

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Chloé Fraisse est la sœur de Rémi Fraisse, mort le 26 octobre 2014, suite au lancer d’une grenade offen­sive par un gendarme.

Amal Bentounsi, sœur de Amine Bentounsi mort d’une balle dans le dos le 21 avril 2012, et Farid El Yamni, frère de Wissam El Yamni, mort le 1er janvier 2012 de suite de violences portées par 25 poli­ciers, sont co-auteurs de Permis de tuer (éd. Syllepse, 2014).
Raymond Gurême, 89 ans, rescapé des camps de la mort, a porté plainte pour violences poli­cières surve­nus à son domi­cile en septembre 2014.

 

Une réflexion sur « De Fergu­son à Paris : Chris­tiane Taubira, une indi­gna­tion à géogra­phie variable »

  1. De Ferguson à Toulouse : quand le permis de tuer et la répression se banalisent

    Alors qu’un jeune garçon, noir, de 12 ans vient d’être abattu par la police de Cleveland, Darren Wilson, le policier qui a tué l’adolescent Michael Brown, déclenchant la première révolte de Ferguson en août dernier, a vu il y a peu les charges portées contre lui abandonnées par le grand jury. « J’ai fait mon travail dans les règles », « J’ai la conscience tranquille » a ainsi pu déclarer Wilson.

    Au sortir de ce verdict, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour condamner son caractère ouvertement raciste. La répression policière et militaire lancée contre les manifestations témoigne de l’effondrement des illusions de la « démocratie post-raciale ».

    Mais la France n’est pas l’Amérique, la profondeur historique de son sens de la démocratie, dit-on, est sans égale : tout cela est certes fort regrettable, mais bien loin de nous. Et pourtant, après l’assassinat du jeune étudiant écologiste Rémi Fraisse le 25 octobre à Sivens dans le Tarn, le gouvernement français et tous ses relais n’ont cessé d’accumuler les déclarations pour se dédouaner de toute responsabilité dans sa mort.

    La classe politique a bien tiqué un peu, mais sans non plus en faire un casus belli. Qui donc, aujourd’hui, a réagi aux déclarations larmoyantes de l’avocat de celui qui a lancé la grenade assassine, selon lesquelles dans cette affaire le gendarme « est dans le même état d’esprit qu’un conducteur qui s’est parfaitement conformé au Code de la route, mais dont le véhicule a heurté mortellement un autre usager qui n’aurait pas respecté une interdiction. Ce qui s’est passé est un accident. Il n’est ni coupable ni responsable, mais il était présent, et c’est sa grenade qui a tué Rémi Fraisse. Il apprend à vivre avec ce drame malgré la pression émotionnelle importante. ».

     

    Pauvre appareil répressif

    Les rhétoriques varient, mais le fond est le même : le coupable, c’est la victime. Cette psychologisation n’est que le complément, de la tête du gouvernement à ses préfets et ses magistrats, de la dénégation du fait même des violences policières, respect de « l’ordre républicain » et de « l’Etat de droit » en renfort. Pauvre appareil répressif : va-t-on sérieusement s’arrêter à cela ?

    Qu’est donc cette prétendue démocratie à la française qui absout la répression ? Et surtout, qui aujourd’hui ose se lever et défier cette banalisation de fait du permis de tuer ceux qui se révoltent, qui contestent ? Qui pour dénoncer la banalisation de l’interdiction de manifester sa colère, comme à Toulouse, où depuis le meurtre de Sivens quatre manifestations contre les violences policières ont été interdites en novembre, trois d’entre elles violemment atomisées, avec une ribambelle d’interpellations arbitraires puis de condamnations ? Certaines sont même susceptibles d’aller jusqu’à la prison ferme, des peines qui pourraient tomber à la lecture des jugements à Toulouse ce jeudi 4 décembre. Un rassemblement de soutien est d’ailleurs prévu à cette occasion devant le Palais de Justice de Toulouse.

    De leur côté, les étudiants mobilisés de l’université du Mirail n’ont pas encore pris le contrôle de leur université, mais leur révolte est profonde et profondément politique. Ils ont compris que la survie exige de défier l’arbitraire sanglant, surtout s’il se pare des atours de la démocratie. Pour l’instant ils se sentent seuls. Même s’ils commencent à occuper leur université et reprennent régulièrement la rue. Faut-il attendre, comme dans le poème de Niemöller souvent attribué à Brecht, que tous se fassent prendre et que l’on néglige de se sentir concerné, et de s’étonner qu’au bout du compte on y passe aussi ?

     

    La lumière dans un océan de défaitisme

    A-t-on besoin d’un nouveau Charonne 1962, d’un Ferguson à la française, pour rappeler que lorsqu’un pouvoir prend goût à interdire les manifestations, à justifier l’injustifiable, et à se lancer dans des procès politiques, on touche du doigt cet « Etat d’exception » où tout devient permis ? Avons-nous oublié qu’en 2005, deux jeunes adolescents, innocents mais poursuivis par la police, avaient trouvé la mort électrocutés, point de départ de la grande révolte des banlieues que la gauche dans son ensemble s’était bien gardée de regarder de trop près ?

    En 1964, Herbert Marcuse, symbole de l’intellectuel américain tentant de penser à la hauteur de son temps, écrivait dans L’homme unidimensionnel – dont le cinquantenaire est tristement négligé par chez nous – que l’un des espoirs de révolution qui résistait, à côté d’un mouvement ouvrier américain en crise, était les étudiants en révolte. Leur « Grand refus » restait la lumière dans un océan de défaitisme et de repli défensif non seulement des réformistes, mais également de l’extrême-gauche. Mai 68, en France, avait également commencé contre la répression policière, par une révolte étudiante avec laquelle s’était par la suite solidarisé le mouvement ouvrier, ouvrant ainsi la voie à la grève générale la plus importante des luttes de classes en Europe occidentale.

    Bien sûr les conditions historiques ne sont pas les mêmes et une telle comparaison n’est pas d’actualité. Mais la défense des libertés démocratiques, le droit de s’exprimer et de manifester, et la condamnation des violences policières ne sont pas négociables. Il est intolérable qu’un manifestant puisse être arrêté et condamné seulement parce qu’il manifeste, mais il est encore plus intolérable que cela se produise sans soulever une indignation massive.

    Nous qui signons cette tribune sommes des « intellectuels » selon la formule consacrée. Mais comme Sartre, au temps de la guerre d’Algérie, l’avait rappelé, il n’y a pas les intellectuels, et les masses, il y a des gens qui veulent des choses et se battent pour elles, et ils sont tous égaux. Aujourd’hui l’heure est grave, les droits démocratiques les plus élémentaires sont en péril, et la révolte gronde en toute légitimité. Hier, « tous des juifs allemands », aujourd’hui, « tous participant-e-s à des manifestations interdites ». Justice d’exception, prototype d’Etat d’exception, une nouvelle fois la démocratie du capital entre dans une phase haineuse et tombe le masque. Quiconque ne le regardera pas dans les yeux et ne s’insurgera pas avant qu’il ne soit trop tard, sera nécessairement, à un titre ou un autre, complice.

    Les signataires de ce texte sont Etienne Balibar (philosophe, professeur émérite à l’université Paris-Ouest), Emmanuel Barot (philosophe, université du Mirail), Sebastien Budgen (éditeur), Judith Butler (philosophe, université de Berkeley, Californie), Vincent Charbonnier (philosophe, IFE-ENS Lyon), Mladen Dolar (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie), Bernard Friot (sociologue et économiste, université Paris Ouest-Nanterre), Isabelle Garo (philosophe, enseignante), Eric Hazan (éditeur), Stathis Kouvélakis (philosophe, King’s College, Londres), Frédéric Lordon (économiste, CNRS), Michael Löwy (philosophe, CNRS), István Mészáros (philosophe, université du Sussex, Angleterre), Beatriz Preciado (philosophe, Musée d’art contemporain de Barcelone), Guillaume Sibertin-Blanc (philosophe, université du Mirail), Joan W. Scott (historienne, Institute for Advanced Study, Princeton, New Jersey) et Slavoj Žižek (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie).

    Publié en tribune dans Le Monde du 2 décembre.

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