« Emma­nuel Macron doit, au nom de la France, recon­naître la guerre du Came­roun »

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une guerre colo­niale puis néoco­lo­niale que la France a menée, censu­rée puis niée avec constance depuis soixante ans. Sera-t-il le premier président français à recon­naître offi­ciel­le­ment cette véri­table guerre et à lever un des derniers grands tabous français de l’après-guerre ?

Peu de Français le savent, mais les Came­rou­nais ont été à l’avant-garde du mouve­ment indé­pen­dan­tiste afri­cain. Dès sa créa­tion en 1948, l’Union des popu­la­tions du Came­roun (UPC) réclame l’in­dé­pen­dance du pays, ex-colo­nie alle­mande deve­nue après la première guerre mondiale terri­toire sous mandat de la Société des nations, puis terri­toire sous tutelle des Nations unies.

Les puis­sances char­gées d’ad­mi­nis­trer le pays, la France pour quatre cinquièmes du terri­toire et le Royaume-Uni pour la partie restante, traitent le pays comme l’une de leurs colo­nies. Paris répond aux reven­di­ca­tions paci­fistes et léga­listes de l’UPC par le harcè­le­ment et la violence.

Abusi­ve­ment accusé de « subver­sion », le jeune mouve­ment est inter­dit en juillet 1955 par le gouver­ne­ment d’Ed­gar Faure. Ses mili­tants sont traqués sans pitié et ses leaders assas­si­nés un à un. Ruben Um Nyobè, le charis­ma­tique secré­taire géné­ral de l’UPC, est tué dans le « maquis » par une patrouille française en 1958. Félix Moumié, son président, est empoi­sonné à Genève par les services secrets français en 1960. Osendé Afana, cadre de l’UPC, est assas­siné dans la forêt du sud en 1966. Ernest Ouan­dié, son dernier diri­geant histo­rique, est fusillé en place publique en 1971.

Les mêmes méthodes qu’en Algé­rie
Au cours d’une guerre qui ne dit pas son nom, l’ar­mée française et ses auxi­liaires came­rou­nais appliquent les mêmes méthodes qu’en Algé­rie : regrou­pe­ment des popu­la­tions par la terreur, feu sans somma­tion dans les « zones inter­dites », torture des suspects, exécu­tion des parti­sans adverses, bombar­de­ments incen­diaires de régions entières, enca­dre­ment des popu­la­tions et « guerre psycho­lo­gique » de chaque instant.

Malgré une résis­tance de plusieurs années de l’Ar­mée de libé­ra­tion natio­nale du Kame­run (ALNK), l’ac­tion des forces de l’ordre fait plusieurs dizaines de milliers de morts et d’in­nom­brables victimes indi­rectes, en parti­cu­lier en Sanaga-Mari­time, dans le Moungo et dans la région de l’Ouest (dite « bami­léké »).

Tirant les leçons des défaites en Indo­chine et bien­tôt en Algé­rie, des diri­geants français comme Pierre Mess­mer, Jacques Foccart et le géné­ral de Gaulle décident de coop­ter de nouvelles élites came­rou­naises pro-françaises, de leur confier une indé­pen­dance de façade en 1960 et de leur délé­guer le salis­sant travail de « main­tien de l’ordre », sous le regard atten­tif de puis­sants conseillers tech­niques français. Le système de la França­frique, dont le Came­roun est le premier labo­ra­toire, sera rapi­de­ment dupliqué dans d’autres anciennes colo­nies françaises, comme au Gabon, au Séné­gal ou en Côte d’Ivoire.

Au Came­roun, le pouvoir héri­tier de cette période est toujours en place. Le pays n’a connu que deux prési­dents, « réélus » au terme de scru­tins truqués : Ahma­dou Ahidjo, placé à la tête du pays en 1958, et Paul Biya, qui lui a succédé en 1982. Aujourd’­hui âgé de 89 ans, ce dernier reste, envers et contre tout, un cari­ca­tu­ral « ami de la France », à défaut d’être celui du peuple came­rou­nais : depuis des années, son régime étouffe toute forme d’op­po­si­tion poli­tique et n’hé­site pas à recou­rir aux méthodes « contre-insur­rec­tion­nelles » héri­tées de la guerre des années 1950–1960 pour écra­ser les mouve­ments contes­ta­taires anglo­phones. Autant de violences et de viola­tions des droits humains qui n’em­pê­che­ront pas Paul Biya de fêter le 6 novembre le 40e anni­ver­saire de son acces­sion à la prési­dence du Came­roun.

Sous les radars de l’opi­nion publique
« Il faut faire régner le silence. » Telle était la consigne expli­cite du colo­nel Jean Lamber­ton, maître d’œuvre de la répres­sion féroce des années 1950 et 1960. Ce mot d’ordre aura été respecté scru­pu­leu­se­ment pendant des décen­nies, jusqu’à aujourd’­hui. Nations unies mani­pu­lées, jour­na­listes stipen­diés ou censu­rés, contes­ta­taires réduits au silence, avocats répri­més…

Dans l’ombre de la guerre d’Al­gé­rie, la guerre du Came­roun est passée sous les radars de l’opi­nion publique française et inter­na­tio­nale. En 1972, la France de Pompi­dou ira jusqu’à inter­dire et détruire les exem­plaires de Main basse sur le Came­roun, le brûlot précur­seur dans lequel le grand écri­vain came­rou­nais Mongo Béti, exilé en France, dénonçait le régime néoco­lo­nial imposé à son pays.

Féro­ce­ment censu­rée, cette guerre est remon­tée peu à peu à la surface. Les trau­ma­tismes de la guerre et des tortures n’ont pas empê­ché les victimes et leurs enfants de prendre la parole, de s’or­ga­ni­ser au sein de collec­tifs, d’in­ves­tir la scène poli­tique. Des histo­riens et des jour­na­listes ont peu à peu levé la chape de plomb et docu­menté en détail cette guerre oubliée. Emma­nuel Macron a affi­ché pendant cinq ans sa volonté de faire la lumière sur le rôle de la France pendant la guerre d’Al­gé­rie et le géno­cide des Tutsi au Rwanda. Il est grand temps que l’Etat français assume plei­ne­ment ses respon­sa­bi­li­tés dans la tragé­die came­rou­naise.

Inter­rogé sur le sujet lors d’une visite à Yaoundé en juillet 2015, le président François Hollande avait, dans une formu­la­tion confuse, évoqué du bout des lèvres « des épisodes extrê­me­ment tour­men­tés, tragiques même ». Sept ans plus tard, Emma­nuel Macron doit, au nom de la France, recon­naître la guerre du Came­roun, ses ravages humains et ses consé­quences poli­tiques au long cours.

Cette recon­nais­sance doit s’ac­com­pa­gner d’ex­cuses et de mesures concrètes, à commen­cer par la mise à dispo­si­tion de l’en­semble des archives se rappor­tant à la guerre d’in­dé­pen­dance du Came­roun. Il est primor­dial que ce travail mémo­riel s’en­gage au sein de nos deux pays et débouche sur des répa­ra­tions pour les victimes de ce conflit sanglant si long­temps occulté.

Texte collec­tif publié par Le Monde le 24 juillet 2022.
Source.

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