Faire cause commune avec la Grèce

Avec l’ar­ri­vée au pouvoir, fin janvier, de Syriza en Grèce, une hypo­thèse aura été défi­ni­ti­ve­ment inva­li­dée : il serait possible de mettre en œuvre des poli­tiques alter­na­tives au néoli­bé­ra­lisme dans le cadre de l’Union euro­péenne (UE). L’ADN des trai­tés euro­péens est néoli­bé­ral. Depuis l’Acte unique euro­péen (AUE) de 1986 au moins, cet ADN n’a cessé de se confir­mer, et même de se renfor­cer. Jusqu’à présent, l’hé­gé­mo­nie sans partage du néoli­bé­ra­lisme pouvait éven­tuel­le­ment être mise sur le dos de tel ou tel gouver­ne­ment nouvel­le­ment élu. Si les poli­tiques d’aus­té­rité règnent en Europe, c’est parce que François Hollande, Matteo Renzi ou tel autre social-libé­ral manque de courage, ou parce qu’il a trahi l’en­ga­ge­ment élec­to­ral de réorien­ter les poli­tiques euro­péennes.

Cet argu­ment tombe avec Syriza. Car chacun voit avec quel achar­ne­ment Aléxis Tsípras et Yánis Varoufá­kis œuvrent en faveur du chan­ge­ment à l’échelle conti­nen­tale. En vain. Depuis le 4 février, la Banque centrale euro­péenne (BCE) a coupé la prin­ci­pale source de finan­ce­ment du système bancaire grec, tandis que les verse­ments euro­péens sont inter­rom­pus depuis l’été 2014. L’étau se resserre, pous­sant le pays à une banque­route désor­don­née et au chaos, à moins bien entendu d’ac­cep­ter les condi­tions humi­liantes posées par l’UE. Conclu­sion : l’al­ter­na­tive au néoli­bé­ra­lisme passe par la rupture avec le cadre euro­péen, et donc – comment pour­rait-il en être autre­ment ? – par la sortie de la Grèce de l’euro. Car toute mesure d’au­to­dé­fense élémen­taire que le gouver­ne­ment Syriza est amené à prendre pour faire face à l’agres­sion perma­nente dont il fait l’objet de la part de la BCE et de l’UE, telle que le défaut de paie­ment sur la dette et la mise sous contrôle public de son système bancaire, le place en dehors du cadre de l’euro. Cette rupture ne sera bien sûr pas la pana­cée. Il n’y a pas de bonne solu­tion pour la Grèce, seule­ment une solu­tion moins mauvaise. Mais la rupture avec l’UE porte en elle la possi­bi­lité d’une renais­sance pour ce peuple héroïque, soumis au cours des dernières années à une torture austé­ri­taire sans précé­dent.

La séquence écou­lée aura permis de mettre en lumière un autre fait : la faiblesse du soutien à Syriza sur le conti­nent euro­péen. D’abord, de la part des autres gouver­ne­ments du Sud de l’Eu­rope. On se souvient que le premier voyage effec­tué par Tsípras à l’étran­ger, début février, l’avait amené à Paris. Mais Hollande n’a rien fait pour lui venir en aide. Il faudra s’en rappe­ler lorsque sera venue l’heure de faire le bilan de ce cala­mi­teux quinquen­nat, quand les appels à l’« union de la gauche » venus de la rue de Solfé­rino se feront insis­tants.

Le plus tragique est que si Tsípras n’a pas obtenu de soutien du gouver­ne­ment français, il n’en a pas trouvé non plus dans le mouve­ment social et syndi­cal. En France, la plus impor­tante mani­fes­ta­tion de soutien à la Grèce, mi-février, a réuni tout au plus 5 000 personnes. Les confé­dé­ra­tions syndi­cales en étaient presque absentes. C’est une véri­table honte. Cette absence de soutien à Syriza aura démon­tré l’af­fai­blis­se­ment de la conscience inter­na­tio­na­liste sur le conti­nent, parti­cu­liè­re­ment au sein du mouve­ment ouvrier français. L’in­ter­na­tio­na­lisme ne consiste pas à soute­nir la « cause de l’autre » par altruisme ou devoir moral. Cela consiste à comprendre que les inté­rêts des classes popu­laires française et grecque sont liés, notam­ment parce que leurs adver­saires sont les mêmes. Comment imagi­ner que la mise en œuvre de poli­tiques alter­na­tives au néoli­bé­ra­lisme en Grèce serait sans effets en France ? Les rapports de force sociaux et poli­tiques s’en trou­ve­raient boule­ver­sés ! Ces poli­tiques offri­raient, au mouve­ment syndi­cal français, un puis­sant levier pour sortir de sa léthar­gie actuelle, de son inca­pa­cité à orga­ni­ser la résis­tance aux poli­tiques du gouver­ne­ment Valls. Ce que le mouve­ment ouvrier ne saisit pas, les classes domi­nantes euro­péennes l’ont très clai­re­ment à l’es­prit. Leurs efforts, BCE en tête, sont tendus vers un seul but : humi­lier le gouver­ne­ment Syriza, le contraindre à renier son mandat popu­laire. Pas ques­tion de lais­ser un acci­dent élec­to­ral briser le mono­pole de l’ex­trême centre. Ce n’est rien de moins que le There Is No Alter­na­tive de Marga­ret That­cher qu’il s’agit de sauver.

Au cours du mois d’avril, les échéances de rembour­se­ment de la dette grecque vont se succé­der. La pers­pec­tive d’une sortie – plus ou moins ordon­née – de l’euro se fera de plus en plus précise. Le mouve­ment syndi­cal français compte parmi les prin­ci­paux acteurs du drame qui va se dérou­ler à partir de là sur le conti­nent. Autant que le gouver­ne­ment alle­mand, la BCE, ou les « hommes en noir » du FMI. Les mobi­li­sa­tions qu’il pour­rait déclen­cher en soli­da­rité avec le peuple grec pour­raient chan­ger la donne stra­té­gique, y compris en France.

A cette occa­sion, l’hos­ti­lité des classes popu­laires au système en place trou­ve­rait un autre débou­ché que le vote Front natio­nal. Elle rede­vien­drait inter­na­tio­na­liste, c’est-à-dire capable de trou­ver dans la résis­tance d’un autre peuple une cause qui est inté­gra­le­ment la sienne.

Par Cédric DURAND Econo­miste à Paris-XIII Razmig KEUCHEYAN Socio­logue à Paris-IV et Stathis KOUVÉLAKIS Philo­sophe au King’s College de Londres

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