Jacques Bidet: « La leçon des gilets jaunes aux gilets rouges »

Tribune parue dans Libé­ra­tion du 22 décembre 2018

Par Jacques Bidet, Philo­sophe, membre d’« Ensemble! ». Auteur de « »Eux » et « Nous »? Une alter­na­tive au popu­lisme de gauche » (Kimé, 2018)

La mobi­li­sa­tion de ces dernières semaines doit servir de leçon à la gauche popu­laire, inca­pable de surmon­ter ses divi­sions. Plutôt que de multi­plier les partis et les mouve­ments, elle doit consti­tuer des collec­tifs locaux, lieux de débats et d’ac­tion citoyenne.

Tribune. La « gauche popu­laire », appe­lons ainsi celle qui s’est retrou­vée sur le vote Mélen­chon à la prési­den­tielle de 2017, a vu les gilets jaunes reprendre une bonne part de ses reven­di­ca­tions. Et pour­tant elle n’en ressort pas revi­go­rée. A-t-elle vrai­ment compris la leçon qui lui a été admi­nis­trée ?

Elle prétend « donner le pouvoir au peuple ». Mais elle est elle-même inca­pable de le lais­ser à son propre « peuple ». Ses frac­tions rivales aspirent, chacune, à montrer aux autres la voie à suivre, voire à les englo­ber. Aucune d’elles ne peut rassem­bler le tout, encore moins y inclure le poten­tiel révélé par les gilets jaunes. Toutes, au fond, se résignent à l’idée qu’on réglera fina­le­ment au mieux les comptes au sommet, par voie de petits arran­ge­ments. En atten­dant, chacune va de son côté à la défaite géné­rale.

Le para­doxe est que leurs pers­pec­tives sont plus conver­gentes que jamais. La France insou­mise ne parle plus de plan B pour l’euro. Les commu­nistes se sont démo­cra­ti­sés. Géné­ra­tion·s a rompu les amarres avec le vieux PS. L’exi­gence écolo­gique, portée par les Verts est deve­nue une charte pour tous. Chacun bien sûr a son point fort, son point d’hon­neur, et surtout ses inté­rêts propres. Mais, en 2012 déjà, l’exis­tence d’un programme commun avait ramené l’es­poir et permis de regrou­per les forces. En 2017, l’ef­fon­dre­ment, les divi­sions et le discré­dit du PS et le rallie­ment des Verts, avaient permis de rassem­bler près de 20 % des suffrages sur un candi­dat commun. Et voilà à nouveau la divi­sion !

La surprise vient du côté des gilets jaunes. Ils ont montré que l’on peut faire de la poli­tique « autre­ment » : à l’ho­ri­zon­tale. On a vu toute une popu­la­tion, suppo­sée plus ou moins hors-jeu, mani­fes­ter une conscience et une compé­tence insoupçon­nées, capable de mener à l’échelle du pays une action de longue durée qui lais­sera des traces dans la culture natio­nale. Il ne s’agit pas, pour la gauche popu­laire, de mimer les gilets jaunes. Elle doit simple­ment comprendre que le « peuple » auquel elle s’adresse ne la pren­dra pas au sérieux tant qu’elle n’aura pas changé sa pratique poli­tique.

L’idée est simple, et certains la mettent en avant depuis 2012. Ce que ne peuvent ni la forme « parti », ni la forme « mouve­ment », l’une mena­cée de sclé­rose bureau­cra­tique, l’autre de dérive charis­ma­tique, seule le peut la forme « collec­tif ».

Que les diverses orga­ni­sa­tions de la gauche popu­laire, sans rien aban­don­ner de leur iden­tité ni de leur dyna­mique propre, appellent à la consti­tu­tion, en chaque loca­lité ou circons­crip­tion, de collec­tifs dans lesquels se retrou­ve­ront toutes les personnes, membres ou non d’un parti, d’un syndi­cat ou d’une asso­cia­tion, prêtes à s’en­ga­ger sur les grandes orien­ta­tions communes. Et qu’elles recon­naissent à ces collec­tifs locaux, où elles seront elles-mêmes présentes et influentes à travers leurs membres, la pleine respon­sa­bi­lité poli­tique à leur niveau : la charge de mener le combat social et citoyen, de propo­ser des candi­dats aux élec­tions locales et natio­nales, etc. Non pas de simples « assem­blées géné­rales », souvent utiles mais par essence vola­tiles, mais des collec­tifs durables et incon­tes­tables par leur forme démo­cra­tique d’as­so­cia­tion. La remon­tée disci­pli­née vers le sommet n’est pas très diffi­cile à conce­voir, l’es­sen­tiel étant que le collec­tif central soit issu des rangs des collec­tifs de base et demeure sous leur contrôle, et par là d’au­tant plus capable d’ima­gi­na­tion, d’ini­tia­tive et de réac­tion.

Les diffé­rents partis et mouve­ments, présents et à venir, y trou­ve­ront leur espace natu­rel, où ils se déve­lop­pe­ront selon leur culture propre, à parta­ger comme un bien commun. Mais le pouvoir restera ancré en bas. Cela exigera, bien sûr, quelques prin­cipes corré­la­tifs d’or­ga­ni­sa­tion tout simple­ment démo­cra­tiques. En tout premier lieu, la limi­ta­tion de la réité­ra­tion des mandats, s’agis­sant tant des diri­geants que des candi­dats présen­tés aux charges élec­tives, les uns et les autres ayant amassé, au terme de leur enga­ge­ment, un capi­tal de pouvoir qui est à rendre au peuple.

Ce n’est qu’ainsi que pourra naître, aujourd’­hui en France, une grande force poli­tique popu­laire, diverse et cohé­rente. Et ce peuple d’ou­vriers et d’em­ployés, de chômeurs et d’in­dé­pen­dants, ce grand nombre dont les gilets jaunes sont l’image et le symbole, et qui s’est révélé si « poli­tique », pourra peut-être y recon­naître les siens.

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