Le député Ruffin: « Marine Le Pen, l’autre candi­date des riches »

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En 2011, héri­tant du Front natio­nal, Marine Le Pen menait au son du clai­ron un « virage social ». Dix ans plus tard, elle opère un discret « looping libé­ral » : rassu­rer les porte­feuilles. Plon­geant dans les tracts et les programmes, je retrace ici cinquante ans de discours écono­mique du Front natio­nal. Où le mot « inéga­li­tés », par exemple, n’est jamais prononcé.

On a les joies qu’on peut durant les week-ends pluvieux : je me suis plongé dans les programmes du Rassem­ble­ment natio­nal, dans sa partie « écono­mique et social ». C’est une remise à jour, en fait : j’avais déjà effec­tué ce travail en 2013, après l’élec­tion prési­den­tielle. A force d’en­tendre Marine Le Pen et Florian Philip­pot causer des « dogmes de l’ul­tra­li­bé­ra­lisme », du « règne déchaîné de l’argent-roi », récla­mer du « protec­tion­nisme », je m’étais demandé : « Mais depuis quand ils causent comme nous ? » (…)

Dans les années 80, Jean-Marie Le Pen joue à « plus euro­péiste que moi tu meurs », il approuve l’Acte unique euro­péen, l’abo­li­tion des fron­tières, en appelle à « la construc­tion d’une Europe poli­tique, écono­mique et mili­taire. »

Et puis, après la chute du mur, dans les années 90, c’est le grand bascu­le­ment : « L’Eu­rope de Maas­tricht, c’est l’Eu­rope cosmo­po­lite et mondia­liste. » Je ne vais pas m’éta­ler sur l’ar­chéo­lo­gie ici : pour les plus inté­res­sés, j’en ai tiré un petit livre, toujours dispo­nible : « Pauvres action­naires ! Quarante ans de discours écono­mique du Front natio­nal passés au crible » (éditions Fakir). J’en viens direc­te­ment à 2012.

2012 : les « inéga­li­tés » absentes

Le plus éloquent, dans le programme du Front natio­nal, en 2012, c’était ce qu’il taisait : ses omis­sions. Sur les 106 pages de « Notre projet », le mot « inéga­li­tés » ne figu­rait pas, ni « inéga­li­tés de reve­nus », ni « inéga­li­tés dans l’ac­cès au loge­ment », ni « inéga­li­tés face à l’école ». Les « classes », bien sûr, sont absentes, tout comme les « injus­tices sociales ». Il n’y a pas de « riches », pas de « pauvres ». La « pauvreté » n’est pas mention­née, ni la « préca­rité ».

Qu’é­nonçait ce parti sur l’ « inté­rim », par exemple, passage obligé pour la jeunesse popu­laire ? Rien. Quoi sur les « stages » à répé­ti­tion ? Rien. Quoi, à l’autre bout, sur les « divi­dendes » ? Rien. Certes, c’est pour augmen­ter ces divi­dendes que les usines fuient vers l’est depuis trente ans, certes, ces divi­dendes écrasent non seule­ment les salaires mais aussi l’in­ves­tis­se­ment, certes leur part a triplé dans le PIB, mais « divi­dendes » n’est toujours pas entré dans le voca­bu­laire du Front natio­nal. Pas plus qu’ « action­naire », d’ailleurs ! L’ « action­naire », c’est la figure majeure de l’époque, c’est lui qui fait la pluie et le beau temps, c’est pour lui qu’on délo­ca­lise, c’est pour lui qu’on baisse les impôts, sur les socié­tés, sur la fortune, mais pour le FN, l’ « action­naire » n’existe pas ! Pas plus que « fortune », bien sûr. (…)

J’en étais là, donc, j’en étais resté à 2012.
Pourquoi j’ai remis les couverts ce dimanche ?
Il y a deux semaines, je rédi­geais mon rapport parle­men­taire sur la jeunesse popu­laire, et juste­ment, Marine Le Pen faisait son 1er mai sur la jeunesse. Je l’ai écou­tée, puis lue. C’était stupé­fiant.
Quelles furent ses annonces ?

Première mesure : «  Je propo­se­rai une évolu­tion de la fisca­lité des succes­sions et des dona­tions qui sera tour­née vers une plus grande mobi­lité du capi­tal entre les géné­ra­tions. » Ma surprise, c’est qu’un mois plus tôt, tout juste, Bruno Le Maire avait proposé la même chose ! « Permettre à des grands-parents de soute­nir leurs petits-enfants, de donner quelques milliers d’eu­ros sans aucune taxe, sans aucun impôt, cela me paraît juste. C’est une poli­tique de justice pour les classes moyennes, pour la soli­da­rité entre les géné­ra­tions. » Un choix de bon sens… pour les riches : l’on peut déjà, de son vivant, sans payer d’im­pôt, verser 100 000 € par enfant tous les quinze ans. Plus 100 000 € non taxés au décès. Alors que, tout au long de leur vie, 90 % des Français perçoivent moins de 100 000 € d’hé­ri­ta­ge…

Deuxième mesure : « Des prêts publics plafon­nés à taux zéro seront octroyés aux jeunes. »Stanis­las Guérini, le patron d’En Marche !, portera-t-il plainte pour plagiat ? Lui suggé­rait pour les jeunes, en début d’an­née, avant de se faire rabrouer, « un prêt de 10 000 euros, avec un montant rembour­sable sur une période très longue, trente ans, à taux zéro. »

Troi­sième mesure : « Nous géné­ra­li­se­rons un chèque forma­tion destiné aux entre­prises qui prennent en forma­tion un jeune : appren­tis­sage, alter­nance ou profes­sion­na­li­sa­tion. Le chèque pourra atteindre des niveaux non négli­geables autour de 5000 à 6000€ par an. » C’est toute la poli­tique jeunesse du gouver­ne­ment depuis l’été dernier ! On aide les jeunes en aidant les entre­prises, et sans limite, pour un coût de 9 milliards d’eu­ros. Comme le dit la ministre du Travail : « L’État prend en charge la quasi-tota­lité du coût de l’em­bauche d’un apprenti la première année. » 

La seule mesure, énon­cée par Marine Le Pen, qui n’a pas (encore) le copy­right En Marche !, est encore plus libé­rale : « Nous accom­pa­gne­rons le dyna­misme de nos jeunes qui se lance­ront dans l’en­tre­pre­neu­riat. » Comment ? Par « une dota­tion en fonds propres égale à ses propres apports ». Donc, ceux qui ont beau­coup rece­vront beau­coup. Quant à ceux qui ont peu…

Surtout, si elle s’ac­corde avec Macron pour vanter l’ « entre­pre­neu­riat », quoi pour le sala­riat ? Quoi, côté peu quali­fiés, quoi pour une entrée moins pénible dans le monde du travail ? Quoi pour la jeunesse popu­laire, qui voudrait pour­suivre des études sans un job le matin et un autre le soir ? Quoi pour des métiers qui paient, correc­te­ment, régu­liè­re­ment, qui assurent une stabi­lité, et qui aient égale­ment du sens ? C’était le grand vide.

Ces mesures étaient de droite, de droite libé­rale, de droite macro­niste, et elles tran­chaient avec les accents popu que Marine Le Pen arbo­rait en 2012. « Tiens, je me suis dit, il faudrait que je retourne voir… »

(…)

Quelle sagesse ! Elle se reven­dique d’ailleurs, désor­mais, du « prag­ma­tisme » à l’égard des fonds inter­na­tio­naux, et même de la Banque centrale euro­péenne. Ce que la candi­date vient dire ici, aux diri­geants du capi­tal, et elle choi­sit son lieu, c’est : « Ne vous inquié­tez pas, il n’y aura pas d’aven­ture. »

C’est avec des accents nette­ment plus batailleurs, conflic­tuels, que Marine Le Pen prenait la tête du Front natio­nal, à Tours, il y a main­te­nant dix ans, en mars 2011 : « L’Etat est devenu l’ins­tru­ment du renon­ce­ment, devant l’argent, face à la volonté toujours plus insis­tante des marchés finan­ciers, des milliar­daires qui détri­cotent notre indus­trie et jettent des millions d’hommes et de femmes de notre pays dans le chômage, la préca­rité et la misère. Oui, il faut en finir avec le règne de l’argent-roi ! »

Cet argent-roi, susurre-t-elle désor­mais, ne doit pas s’ef­frayer. Le Smic ne sera pas augmenté. Et elle s’op­pose à la levée des brevets. Les firmes peuvent se tranquilli­ser. Et quand surgissent des scan­dales, elle se tait.

« Un manoir, deux yachts, six para­dis fiscaux, huit cabi­nets de conseil : voilà le patri­moine offshore de Bernard Arnault. » Fin 2017, une fuite du cabi­net d’avo­cats Appleby mettait en lumière un petit bout des para­dis fiscaux, à hauteur de 350 milliards : des grands groupes étran­gers étaient concer­nés, Face­book, Twit­ter, Uber, Glen­core, Whirl­pool, Wells Fargo, etc. Mais aussi des français : Dassault Avia­tion, Engie, Total… Macron fit vœu de silence. Bruno Le Maire ne bougea pas un petit doigt. Mais Marine Le Pen, elle non plus, n’émit aucun tweet, le Rassem­ble­ment natio­nal, aucun commu­niqué.

La lutte n’était pas enga­gée.

(…)

Vient donc le moment du troi­sième étage : rassu­rer les porte­feuilles. Ne plus avoir les diri­geants des entre­prises, des médias, contre elle. Donner des gages aux finan­ciers. Non plus seule­ment « dédia­bo­li­ser » mais se norma­li­ser, s’ins­crire dans le paysage, épou­ser l’es­ta­blish­ment : soyez sans crainte, ce sera « busi­ness as (presque) usual ». Voilà la petite musique qui monte : Marine Le Pen comme seconde face du macro­nisme, « l’autre candi­date des riches ».

Je vais conclure, alors, sur une convic­tion, une pres­crip­tion.
Il y a vingt ans, les « 500 familles » pesaient 5% du PIB français. C’était 20 % à l’ar­ri­vée de Macron au pouvoir. 25 % après un an à l’Ely­sée. Aujourd’­hui, les 35 % sont dépas­sés. C’est autant que nos impôts, et nos hôpi­taux, n’au­ront pas !
Je ne vois pas d’autre issue que de marte­ler ça. (…)

C’est sur ce terrain, social, écono­mique, que nous devons centra­li­ser,  placer le débat, mener le combat. C’est cette voix, forte, incar­nant une rupture, avec l’argent-roi, avec le libre-échange, qu’il faut faire entendre – à l’heure où Marine Le Pen ne le fera plus que timi­de­ment. C’est sur ce champ de bataille que nous pouvons retrou­ver le peuple, ce peuple qui a revêtu un gilet jaune et s’est dressé sur les ronds-points un samedi de novembre 2018, un peuple qui se prononce, massi­ve­ment, très massi­ve­ment, pour « un plan de réin­ves­tis­se­ment dans les services publics » (93%), pour une « baisse de la TVA sur les produits de la vie courante » (92%), pour « taxer les divi­dendes des action­naires » (85%), pour « augmen­ter le Smic » (81%), pour « réta­blir l’Im­pôt de Soli­da­rité sur la Fortune » (78%).

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