Où l’on conti­nue à prendre les vessies du capi­tal pour des lanternes de l’His­toire

Réponse de l’au­teur de l’ar­ticle Réflexions après la confé­­rence de Vincent Sizaire : sortir de l’im­­pos­­ture sécu­­ri­­taire aux deux premiers commen­taires postés.

Cher Pascal

Ton commen­taire me gêne, car tu sembles vouloir me critiquer (merci pour la préci­sion qui, pour être dite, tant à dire que si subjec­ti­ve­ment je ne tente évidem­ment pas de réha­bi­li­ter le point de vue stali­nien, il reste que objec­ti­ve­ment, en ne recon­nais­sant pas l’au­to­no­mie juri­dique… J’y revien­drai), tout en ne compre­nant pas ce que je dis.

Tu commences par défi­nir ce qui te semble le problème : une alter­na­tive entre « la simple réfrac­tion de la soumis­sion » à la bour­geoi­sie et « la possi­bi­lité de critères univer­sels du bien ». Outre que l’al­ter­na­tive semble repo­ser sur une construc­tion volon­ta­riste, je ne sais pas ce que c’est des « critères univer­sels du bien ». Je laisse ce bien, par construc­tion univer­sel dans son oppo­si­tion au mal, au Reagan, Bush et autres fous de Dieu.

1) Je me méfie du discours philo­so­phique fondé sur des univer­saux dont on ne sait rien sur les origines. Je préfère partir des « certi­tudes de soi » (je parle de sens vital ou d’iden­tité vitale spéci­fique) déter­mi­nées, produc­trices du sens de l’agir, avant de se reflé­ter dans la pensée en des « normes évidentes » et par cela procla­mées univer­selles. Ce sont ces évidences norma­tives qu’il faut ques­tion­ner pour ne pas tomber dans leur piège, et cela suppose de les renvoyer à leurs « certi­tudes de soi ». Quand Marx dit que la bour­geoi­sie qui fait la révo­lu­tion se voit univer­selle, ce n’est pas parce qu’elle fait la révo­lu­tion qu’elle se voit ainsi, mais parce que s’im­posent à elle ces normes qui lui paraissent néces­sai­re­ment univer­selles et au nom desquelles elle fait la révo­lu­tion. Cette anté­rio­rité des normes se montre par le fait que ce sont juste­ment les bour­geoi­sies qui n’ont pas eu à faire leur révo­lu­tion, qui en sont les premières porteuses (États-Unis). La critique de ces normes comme pure idéo­lo­gie, pure construc­tion de pensée par des idéo­logues pour justi­fier, après coup, un pouvoir, a notam­ment la faiblesse de lais­ser filtrer des idéo­lo­gies qui nous traversent pour habi­ter notre propre agir, puisque nous agis­sons dans le système, de les loca­li­ser approxi­ma­ti­ve­ment (par exemple le sexisme comme super­struc­ture du mode de produc­tion capi­ta­liste, alors que l’on sait main­te­nant que leur origine est autre…).

J’ai dit que le mouve­ment ouvrier avait pris les vessies du capi­tal pour des lanternes de l’His­toire, en confon­dant l’his­toire propre du capi­tal avec l’His­toire, et ce en tombant dans le piège de la ratio­na­lité du travail, ce sens de l’agir du bour­geois, capi­ta­liste en herbe. C’est ce qu’on appelle le renver­se­ment maté­ria­liste opéré par Marx, qui consiste, jusque dans la première édition alle­mande du Capi­tal (l’édi­tion française étant celle du dernier Marx), à faire du travail hégé­lien, non plus une caté­go­rie de l’Es­prit mais de l’His­toire et, à ce titre, lui donnant sens en une dialec­tique des forces produc­tives et des rapports de produc­tion.

2) C’est ce discours que je critique et que tu repro­duis un peu trop faci­le­ment en disant que « des phrases des Lumières », d’« inspi­ra­tion bour­geoise » au XVIIIe siècle, « peuvent être deve­nues à poten­tiel univer­sa­liste de nos jours ». Pour que de telles phrases d’ins­pi­ra­tion bour­geoise puissent deve­nir…, il faut lire une histoire ou le capi­ta­lisme a un rôle histo­rique à jouer comme moment néces­saire, ouvrant au socia­lisme par ses contra­dic­tions internes.

Et de ce point de vue, ta dernière phrase est assez éclai­rante : « Les réfé­rences aux Lumiè­res… à distance histo­rique de sa produc­tion d’idées ». Les lumières sont donc d’abord « une produc­tion d’idées » d’ins­pi­ra­tion bour­geoise, soit une pure idéo­lo­gie. Mais avec la distance histo­rique, elles peuvent être deve­nues à poten­tiel univer­sa­liste. La simple distance histo­rique en reste aux Lumières qui peuvent être… mais ne sont pas que cela. Le même discours est (peut-être) et n’est pas. C’est la figure de la contra­dic­tion hégé­lienne, qui est celle d’une dialec­tique de la néces­sité histo­rique.

Ton texte alterne des affir­ma­tions et des « peut-être » poin­tant des possi­bi­li­tés. Je crois voir dans ce couple certi­tudes/ possi­bi­li­tés comme certi­tudes atté­nuées,, l’in­fluence de la pensée de Daniel Bensaïd, que tu a lu, je sais. En effet, celui-ci rejette certes le déter­mi­nisme histo­rique et la certi­tude dont il est porteur, on ne peut pas moins, mais tout en conser­vant le sens de l’his­toire porteuse de possi­bi­li­tés dont nous devons être à l’écoute. La simple « distance histo­rique » laisse à l’his­toire un rôle d’ef­fec­tua­tion qui appar­tient à son sens. Mais « l’his­toire ne fait rien, ce sont les hommes qui font l’his­toire » (Marx-Engels repris par Daniel). Elle ne fait que nous donner des possibles que nous devons saisir pour les réali­ser, un peu comme, depuis le Para­dis perdu, Dieu nous laisse la liberté, et donc la possi­bi­lité, de réali­ser son royaume sur terre. La certi­tude est celle que l’his­toire fait son chemin, tracé par la vérité dont elle est porteuse. Car pour être l’his­toire de la lutte des classes, elle ne peut, en dernier ressort, être trom­pée par l’ir­ra­tio­na­lité du capi­ta­lisme. On comprend que cette certi­tude objec­tive, dans laquelle on intro­duit la possi­bi­lité subjec­tive, ait conduit Daniel à s’in­té­res­ser de plus en plus à Lénine.

Mais on ne peut se remettre ainsi à cette histoire, car elle est le lieu de la complexité que décrit la confron­ta­tion de sens opposé s. Sens oppo­sés et non pas contra­dic­toires, car la contra­dic­tion est un concept de la dialec­tique alors que l’his­toire n’est pas soumise à celle-ci. En revanche, la logique du capi­tal est inscrite dans une telle dialec­tique. Il n’est en effet de dialec­tique possible qu’en tant que celle d’un seul sens, ce qui est le cas du capi­tal avec son sens unila­té­ral et anes­thé­siant. C’est dans cette histoire complexe que ce sens unila­té­ral du capi­tal cherche à se réali­ser en une « histoire propre », celle décrite plus ou moins par les stades de la soumis­sion formelle et réelle dans Le Capi­tal. C’est le Marx habité d’une philo­so­phie de l’His­toire qui souhai­tait la trans­for­ma­tion des oppo­si­tions externes en contra­dic­tion interne. Ce fut fait, mais non pas pour l’His­toire mais pour cette histoire propre du capi­tal. Car ces exté­rio­ri­tés porteuses d’autres sens inter­viennent, pour le capi­tal, comme des restes qu’il cherche à soumettre, après avoir dû les utili­ser comme des « béquilles ». J’ai appelé cela l’en­tre­prise d’anes­thé­sie de l’ul­tra­li­bé­ra­lisme. On a un temps cru que celui-ci n’était qu’une nouvelle idéo­lo­gie du capi­tal, une simple « produc­tion d’idées ». On commence à se rendre compte qu’il s’agit bien plus que cela. Au même titre que les Lumières ne sont pas une simple « produc­tion d’idées » il faut renvoyer cette pensée au sens vital qui la fonde.

3) Quant à l’auto­no­mie du juri­dique que tu « affirmes », tu sembles croire que je ne la recon­nais pas. Certes, je ne me contente pas de l’af­fir­mer, je cherche à la défi­nir en sa signi­fi­ca­tion, en tant qu’ex­pres­sion d’autre sens que celui du capi­tal dans le champ de l’his­toire concrète et complexe. En tant qu’en celui-ci, ceux-ci s’ex­prime aussi, il y a de l’au­to­no­mie, plus ou moins, un peu partout. Et heureu­se­ment car sinon il n’y aurait plus qu’à mettre la clé sous la porte. Le refus de l’au­to­no­mie du juri­dique parti­ci­pait d’une confu­sion entre la logique dialec­tique du capi­tal et celle de l’His­toire, confu­sion morti­fère comme on l’a vu. Mais de là à en prendre le contre­coup en l’af­fir­mant, c’est la marque d’une impuis­sance à s’ex­traire d’une logique qui n’est pas la nôtre, pour conser­ver du sens à l’his­toire.

4) Dans son commen­taire, Thierry me semble avoir mieux compris le sens de mes propres réflexions. Une remarque toute­fois : « l’as­pi­ra­tion au bien vivre asso­ciée au prin­cipe de justice sociale et d’éga­lité en droit reste univer­selle, d’ac­tua­lité et à défendre ». Encore une fois l’uni­ver­sel ! On pour­rait dire que c’est l’ aspi­ra­tion qui, en tant que telle,est univer­selle. Mais qu’est-ce qu’une forme sans contenu ? Et alors on peut dire que l’as­pi­ra­tion au bien vivre est aussi celle du consu­mé­riste qui passe ses week-ends à se prome­ner dans les grandes surfa­ces… Les prin­cipes de justice sociale et d’éga­lité en droit, c’est aussi cela que Macron va faire valoir pour tenter d’ali­gner le public sur le privé… Quant au besoin de liberté, les sala­riés des start-up (cet idéal des rapports sociaux à la Macron), se sentent à ce point « libres » que, inter­ro­gés, le code du travail leur appa­raît comme un carcan d’un autre siècle. Bref, voilà aussi le « poten­tiel univer­sa­liste de nos jours ». Et ce sont les « phrases des Lumières » du XVIIIe siècle qui peuvent deve­nir… Voilà ce dont accouche la simple « distance histo­rique », pour être effec­ti­ve­ment une simple distance, c’est-à-dire une histoire lais­sée à elle-même, mais biai­sée à la base pour être hantée par un sens vital domi­nant. Domi­nant à ce point qu’il nous a imposé ses évidences (en premier lieu le travail comme sens de l’his­toire), au point d’être, au final, en train de nous impo­ser ses logiques. On recherche la Vérité, et celle-ci est, tauto­lo­gique­ment parlant, univer­selle. La Vérité de l’His­toire est le socia­lisme en tant que celle-là nous y conduit. Cons­ta­tons humble­ment que l’his­toire n’a pas de sens, qu’elle reste ouverte sur un « socia­lisme ou barba­rie ». Si on entend l’uni­ver­sel comme une passion parta­gée à faire valoir, celle-ci n’ap­pa­raît pas spon­ta­né­ment, et de ce point de vue il faut cesser de vouloir poin­ter un univer­sel comme la Vérité, c’est-à-dire porté par une philo­so­phie de l’his­toire, ou le sens de l’his­toire .Car l’uni­ver­sa­lité n’a, en tant que telle, rien de clivant pour être l’apa­nage de la « Vérité ».Elle « inté­resse » tout autant le néoli­bé­ra­lisme qui la convoque contre nous, aussi bien d’un point de vue quan­ti­ta­tif (au nom de la « vérité » de sa mondia­li­sa­tion contre notre parti­cu­la­rité : voyez ce qui se fait ailleurs…) que quali­ta­ti­ve­ment (c’est la « moder­nité » progres­siste de sa « norme évidente » contre notre « conser­va­tisme »).

Alors « comment » ? D’une manière très géné­rale, en donnant du contenu à l’éman­ci­pa­tion et non à des univer­saux peu maîtri­sés et maîtri­sables en tant que tels. Cela en recon­nais­sant que les « autres sens » ne sont pas tous posi­tifs (soli­da­rité, etc.), mais aussi néga­tifs (racisme, sexisme, homo­pho­bie, etc.), et en nous gardant bien des sirènes trop prenantes de l’uni­di­men­sion­nel. En la matière, je suis d’ac­cord avec toi, Thierry : mon texte à la fois « éclaire et nous laisse sur la faim ».

Mais de quelle faim s’agit-il ? Si c’est celle qui me deman­de­rait de déve­lop­per plus, je ne peux que renvoyer à mes deux livres (tout en remer­ciant Pascal de m’avoir obligé de déve­lop­per « un peu plus », et en espé­rant ne pas avoir été trop « chiant »). Si c’est celle qui me deman­de­rait de déve­lop­per le comment ?, J’ai la faiblesse de croire que j’ai quelques « billes » pour éclai­rer (se garder des sirè­nes…), mais j’ai le réalisme de savoir que je n’ai ni les possi­bi­li­tés ni la préten­tion de répondre au comment ? Il s’agit d’une œuvre collec­tive faisant appel à toutes les expé­riences,bref d’une œuvre poli­tique dont Ensemble ! me semble être, actuel­le­ment, le cadre le plus appro­prié pour la réali­ser.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.