Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit?

  • Emma­nuelle Johsua est mili­tante d’ Ensemble! insou­mis à Marseille. Elle est ensei­gnante. Cette lettre ouverte adres­sée à Blanquer a été publiée sur un blog de Media­part, le 28 janvier
  • Le blog de Samy Johsua

Dans cette lettre au Ministre de l’Edu­ca­tion natio­nale, Emma­nuelle Johsua, profes­seure en Lycée profes­sion­nel, illustre par cette phrase de Victor Hugo l’ave­nir dessiné par Monsieur Blanquer pour cette filière popu­laire.

Monsieur le Ministre de l’Edu­ca­tion Natio­nale,

J’ai profité de la trêve des confi­seurs pour vous écrire ces quelques lignes. Vous semblez si fier de vos réformes qu’il me paraît impor­tant de vous mettre en garde. Ensei­gnante en lycée profes­sion­nel dans les quar­tiers nord de Marseille, je me permets de vous écrire pour tirer le bilan de ces trois derniers mois et en parti­cu­lier du mois de décembre. Nul ne sait quel sera l’ave­nir mais il est peut-être bon d’évi­ter de faire les mêmes erreurs que votre Président.

  1. Parce qu’il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

En effet comme lui, vous vous êtes hâté de tout trans­for­mer : mise en place de Parcour­sup, réforme du lycée géné­ral et tech­no­lo­gique et trans­for­ma­tion de l’en­sei­gne­ment profes­sion­nel.

Tel un prophète, marchant sur l’eau, comme votre Président, vous avez orga­nisé un simu­lacre de concer­ta­tion et avez contourné toute réelle concer­ta­tion avec les person­nels et leurs orga­ni­sa­tions syndi­cales. Lorsque celles-ci disaient « il faut voir » vous tradui­siez « ils sont faibles » et lorsque celles-ci s’op­po­saient comme ce fut le cas au Conseil Supé­rieur de l’Edu­ca­tion où les orga­ni­sa­tions ont demandé le gel de l’ap­pli­ca­tion de la réforme de la Voie Profes­sion­nelle à la rentrée 2019,  vous n’en avez eu cure. Quand enfin le CNESCO s’est permis de dire que les réformes semblaient mal prépa­rées et allaient ampli­fier les inéga­li­tés sociales, vous l’avez dissout.

Mais début décembre la machine s’est grip­pée. Des milliers de lycéens ont bloqué leur établis­se­ment. Vous leur avez envoyé la police tout en multi­pliant les commu­niqués de presse pour dire qu’ils n’étaient qu’une mino­rité. Quand les lycéens ont refusé de céder vous les avez trai­tés de casseurs et quand la violence liée à leur colère et aux très nombreuses bruta­li­tés poli­cières s’est instal­lée, vous nous avez adressé un cour­rier à nous les ensei­gnant.es pour nous signa­ler que nous ne devions pas les soute­nir.

Et comme rien n’y faisait, la spirale de la violence s’est accé­lé­rée. Plus d’une centaine de jeunes se sont retrou­vés agenouillés, humi­liés, mains sur la tête à Mantes de la Jolie pendant plusieurs heures. Au lieu de protes­ter contre ces images odieuses, vous avez repris mot pour mot les propos du Préfet invoquant des violences sans rapport avec l’ac­tion des lycéens pour justi­fier un acte de répres­sion scan­da­leux. A cela s’ajou­tait les tirs de flash ball, et les joues arra­chées, et les yeux crevés. Mais, au lieu de protes­ter, vous avez été seule­ment « choqué ». Au lieu de proté­ger cette jeunesse, vous avez laissé les condam­na­tions pleu­voir.

Comme votre Président, vous espé­rez que ce cri de colère des jeunes des lycées que vos commu­ni­cants aiment à appe­ler « péri­phé­riques » n’étaient que soubre­sauts.

Comme votre Président, vous avez observé les lycées pari­siens, moins mobi­li­sés, et vous en avez conclu que tout cela passe­rait.

Comme votre Président, en ne répon­dant pas, vous avez confirmé tout votre mépris de domi­nant.

Comme votre président, vous n’avez pas vu que des lycéens de termi­nales L, S, ES, rejoi­gnaient les STMG et les Lycéens profes­sion­nels, que les lycées péri­phé­riques rejoi­gnaient les lycées des centres villes, que tous et toutes se retrou­vaient dans un mouve­ment, certes inha­bi­tuel mais profond. Parce qu’on ne détruit pas l’école de Montesquieu et de Hugo, sans que cela se voit.

Mais reve­nons au fond de vos réformes. Comme vos prédé­ces­seurs, vous avez profité des dysfonc­tion­ne­ments de notre Ecole, pour « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Vous piéti­nez le prin­cipe d’une école égali­taire sur le terri­toire en réfor­mant le diplôme du bac. Vous piéti­nez la base d’une école gratuite pour tous et toutes et ce en parti­cu­lier dans l’en­sei­gne­ment profes­sion­nel.

Les lycées profes­sion­nels, souvent vus comme une école de la relé­ga­tion, sont pour beau­coup d’élèves des écoles de la deuxième chance. Des jeunes, meur­tris par une scola­rité souvent chao­tique, se retrouvent dans un lycée qui leur permet d’ac­cé­der à une forma­tion sanc­tion­née par un diplôme. Vous dites que seule­ment 30 % de bache­liers profes­sion­nels réus­sissent en BTS et seule­ment 5% obtiennent une licence. Mais comme vous connais­sez la maison, vous savez que c’est ce miracle qu’il faudrait souli­gner. Ces chiffres sont le signe qu’a­vec plus d’ef­forts encore, nous pour­rions donner une forma­tion poly­va­lente, quali­fiante et de qualité à tous. Si sur 100 élèves, issus le plus souvent de quar­tiers popu­laires, c’est-à-dire souvent vivant dans des familles très pauvres, 5 réus­sissent une licence après être passés par la Voie Profes­sion­nelle, c’était cela qu’il fallait souli­gner. Mais vous faites le contraire.

Avec votre réforme, les futurs bache­liers profes­sion­nels n’au­ront plus que 2h de mathé­ma­tiques pures ou 2.25 heures de Français, Histoire-Géogra­phie et Ensei­gne­ment moral et civique. Le reste ce sera des Mathé­ma­tiques appliquées ou du Français à visée profes­sion­nelle. Tradui­sez : lire des notices, rele­ver des mesures. Qui mettrait son enfant dans une école qui ne donne que deux heure de Français, d’His­toire-Géogra­phie ET d’En­sei­gne­ment moral et civique ? Personne, sauf s’il y est contraint.

Dès que possible vous pous­sez tout ce petit monde dans l’ap­pren­tis­sage. Mais « où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit », dirait Victor Hugo ? Nos élèves ont quinze ou seize ans en première. Quel parent souhaite à son enfant de passer des mois entiers de travail érein­tant avec seule­ment cinq semaines de vacances par an ? Quel parent souhai­te­rait pour son enfant, qu’il monte des murs des jours durant en plein hiver, qu’il tire du câble sur des chan­tiers en plein soleil, qu’il change des panse­ments de personnes âgées et soit confronté à la mort dans nos maisons de retraite ou nos EPHAD, qu’il soit en contact avec des produits chimiques, ou avec un chef de cuisine ou un supé­rieur raciste ou machiste, qu’il ne fasse que le ménage dans des grandes surfaces, qu’il reste des heures durant dans les courant d’air à faire la sécu­rité ? Quel parent souhaite cela à son enfant ?

Avec le temps qu’il nous a fallu pour inter­dire le travail des enfants, tout bonne­ment vous le glori­fiez ! Victor Hugo doit se retour­ner dans sa tombe.

Et non content de faire cela, vous vous moquez avec votre chef d’œuvre ! Quel chef d’œuvre peut-on réali­ser en Métiers de la sécu­rité, en Vente, en Commerce, en Service-Accueil en Tourisme, en Aide à la personne, en Gestion-Admi­nis­tra­tion ?

A l’école, on se forme, on devient un citoyen et quelque­fois on apprend un métier et c’est déjà beau­coup.

Mais comme votre Président, vous misez tout sur les premiers de cordée. Vous ouvrez des écoles inter­na­tio­nales pour les enfants des cadres de la mondia­li­sa­tion. A celles et ceux d’en haut, on donne tout, à celles et ceux d’en bas, on prend les dernières miettes.

  1. Parce que l’ap­pren­tis­sage est un mythe.

Mais ce n’est pas le seul écueil de l’ap­pren­tis­sage. Contrai­re­ment à l’Al­le­magne, le patro­nat français n’a aucune tradi­tion de l’ap­pren­tis­sage. Pourquoi d’ailleurs se char­ge­rait-il de former sa jeunesse alors que l’école publique, gratuite et obli­ga­toire le fait à sa place ? Quiconque a cher­ché un stage pour son enfant en 3° sait à quel point cela peut être diffi­cile. Quiconque a fait un suivi de stage pour un élève, sait à quel point les inéga­li­tés sociales y sont flagrantes. Aux enfants de cadre, le stage à l’AFP, aux enfants des classes popu­laires, la supé­rette. Et je ne revien­drai pas sur les discri­mi­na­tions à l’ap­pren­tis­sage (moins de filles, moins de jeunes issus des quar­tiers popu­laires), parce que vous les connais­sez.

Donc, votre réforme ne marchera pas. Est-elle faite pour fonc­tion­ner d’ailleurs? J’en doute et même dans les recto­rats et les acadé­mies on en doute. L’Edu­ca­tion Natio­nale est une grande mais aussi une petite maison. Tout se sait ! Et les silences rési­gnés dans les instances supé­rieures sont plus éloquents que vos discours.

Voilà Monsieur le Ministre. Je ne suis qu’une petite ensei­gnante mais je me suis permis de vous mettre en garde. Je sais, avec votre pacte sur l’école, bien­tôt, cela me sera inter­dit. Pour­tant, ces derniers temps, le slogan à la mode est « Qui sème la misère, récolte la colère. » Vous, votre Président et vos commu­ni­cants devriez entendre ce cri.

Peut-être réus­si­rez-vous ! Vous serez alors le Ministre qui a clos des années d’ef­forts pour faire une école pour tous. Vous serez celui qui a renoncé. Triste bilan en réalité.

Emma­nuelle JOHSUA

Ensei­gnante en Lettres-Histoire-Géogra­phie et Ensei­gne­ment moral et civique

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