En France comme dans la plupart des pays, la tendance des réformes de retraite depuis les années 90 est au renfor­ce­ment progres­sif de la contri­bu­ti­vité du système, c’est-à-dire au resser­re­ment du lien entre la somme des pensions perçues par une personne pendant sa retraite, et la somme actua­li­sée des coti­sa­tions versées au cours de sa carrière (qu’on pense, par exemple, au passage des dix aux vingt-cinq meilleures années de salaire pour calcu­ler la pension). Cette tendance s’ac­com­pagne d’une baisse de la part dans la pension des dispo­si­tifs de soli­da­rité (minima de pension, droits fami­liaux liés aux enfants, etc.) attri­bués gratui­te­ment, c’est-à-dire sans contre­par­tie de coti­sa­tions. Ces dispo­si­tifs consti­tuent le socle de la redis­tri­bu­tion en faveur des personnes qui n’ont que peu de droits directs à la retraite, car elles n’ont pas eu une acti­vité profes­sion­nelle suffi­sante du fait qu’elles ont élevé des enfants, connu des périodes de temps partiel ou de chômage, de préca­rité, eu de faibles salaires, etc. Les femmes sont les béné­fi­ciaires prin­ci­pales de ces dispo­si­tifs. Tout renfor­ce­ment du lien entre pensions et carrières profes­sion­nelles les péna­lise donc plus forte­ment, comme l’ont déjà montré les réformes passées. Or aujourd’­hui, ce qui est à l’étude est un système de retraites par points basé sur une logique pure­ment contri­bu­tive.

Dans un régime par points, on accu­mule des points en coti­sant tout au long de sa vie active. Au moment de la retraite, les points sont conver­tis en pension. Les para­mètres sont calcu­lés chaque année de manière à équi­li­brer les finances des caisses, il n’y a pas de taux de rempla­ce­ment (rapport entre la pension et le salaire) fixé à l’avance, pas de visi­bi­lité sur sa future pension. L’exemple des régimes par points Agirc et Arrco n’est pas enviable : entre 1990 et 2009, le taux de rempla­ce­ment a baissé de plus de 30% dans chacun d’eux. Malgré la présence de quelques droits fami­liaux, la pension des femmes ne repré­sente que 60% (Arrco) et 40% (Agirc) de celle des hommes, contre 75% sur l’en­semble des régimes.

Le docu­ment du Haut Commis­sa­riat à la réforme des retraites affiche l’objec­tif de « propor­tion­na­lité entre les coti­sa­tions versées et les pensions versées ». Le haut-commis­saire, Jean-Paul Dele­voye, ayant déclaré qu’« il n’y aura pas de points gratuits », la pension dépen­drait unique­ment des coti­sa­tions versées, donc de la somme des rému­né­ra­tions tout au long de la vie, ce qui sera très défa­vo­rable aux femmes… tant que dure­ront les inéga­li­tés de salaires, de carrières et de partage des tâches paren­tales entre les femmes et les hommes (qu’il reste indis­pen­sable de réduire par des mesures volon­ta­ristes). Selon une simu­la­tion réali­sée avec le modèle Desti­nie de l’In­see sur les géné­ra­tions nées entre 1950 et 1960, la somme des salaires perçus au cours de sa carrière par une femme ne repré­sen­te­rait en moyenne que 58% de celle d’un homme. Le ratio serait alors le même pour les pensions !

Jean-Paul Dele­voye a assuré que la réforme « main­tien­dra et conso­li­dera les soli­da­ri­tés ». Mais puisqu’il n’y a pas de points gratuits, que deviennent les droits fami­liaux, la réver­sion, les minima de pension, etc. ? Le docu­ment indique qu’il faut « redé­fi­nir leurs objec­tifs et clari­fier la nature de leur finan­ce­ment ». Ne relèvent-ils pas plutôt de la soli­da­rité natio­nale via l’im­pôt ? demande  M. Dele­voye. La ques­tion préfi­gure la réponse, en phase avec la logique libé­rale.

L’évo­lu­tion des retraites vers un système essen­tiel­le­ment contri­bu­tif répond en effet à la doxa libé­rale qui promeut l’idée que chacun·e doit« récu­pé­rer sa mise » au moment de sa pension comme s’il s’agis­sait d’une épargne, avec l’illu­sion que l’on arbi­trera soi-même le moment de partir en retraite en fonc­tion de son nombre de points. Dans cette optique, la retraite n’a plus à assu­rer de soli­da­ri­tés puisque chacun·e est libre de déci­der du niveau de sa pension. Les soli­da­ri­tés qui reste­raient néces­saires relè­ve­raient de la respon­sa­bi­lité de l’État et donc de l’im­pôt. Dans le contexte de recherche tous azimuts de baisses de dépenses publiques et d’aides sociales, il y a là un risque majeur de régres­sion !

Le système actuel par annui­tés a certes des défauts, notam­ment en ce qui concerne les femmes. Car il ne fait pas que réper­cu­ter sur les pensions les inéga­li­tés entre les sexes qui existent sur le marché du travail, il les ampli­fie : les salaires fémi­nins, tous temps de travail confon­dus, valent en moyenne 74,3% des salaires mascu­lins (2014), mais les pensions de droit direct des femmes (y compris majo­ra­tion pour enfants) ne repré­sentent que 60% de celles des hommes. Le calcul de la pension de droit direct se base en effet sur deux para­mètres, le salaire moyen et la durée de carrière, qui chacun défa­vo­rise les femmes du fait de carrières insuf­fi­santes et de salaires plus faibles. Ce calcul accen­tue l’iné­ga­lité et discri­mine les femmes. Avant de deman­der, comme le fait le docu­ment de travail : « La retraite doit-elle compen­ser les inéga­li­tés de carrière entre les femmes et les hommes ? » il serait bien­venu de garan­tir qu’elle ne les augmente pas !

La bonne stra­té­gie ne consiste pas à augmen­ter les droits fami­liaux pour les femmes, car s’ils restent indis­pen­sables pour atté­nuer les inéga­li­tés de pension, ils sont à double tran­chant parce qu’ils enferment les femmes dans le rôle de mère. La logique à mettre en œuvre vise à augmen­ter leurs droits directs à pension : notam­ment modi­fier le calcul de manière à renfor­cer le lien entre pension et meilleurs salaires (exemple : calcu­ler le salaire moyen sur les n meilleures années, n étant défini rela­ti­ve­ment à la durée de carrière effec­tuée, 25% par exemple. Pour une carrière de vingt années, calcul sur les cinq meilleures) ; réduire la durée de coti­sa­tion exigée à une durée réali­sable. C’est-à-dire une direc­tion oppo­sée aux réformes passées et plus encore à celle proje­tée.

Chris­tiane Marty est coau­teure de Retraites, l’al­ter­na­tive cachée, Syllepse 2013, membre de la Fonda­tion Coper­nic et du Conseil scien­ti­fique d’At­tac.