« Une lettre de Kiev à une gauche occi­den­tale »

La revue en ligne Alen­contre publie une impor­tante lettre ouverte de l’his­to­rien Taras Bilous, un mili­tant de premier plan de l’or­ga­ni­sa­tion ukrai­nienne Social Move­ment et éditeur de la revue Commons. (Publié par Open Demo­cracy, le 25 février 2022 ; traduc­tion par la rédac­tion de A l’En­contre)

J’écris ces lignes à Kiev, alors que la ville est attaquée par l’ar­tille­rie.

Jusqu’à la dernière minute, j’avais espéré que les troupes russes ne lance­raient pas une inva­sion à grande échelle. Main­te­nant, je ne peux que remer­cier ceux qui ont trans­mis l’in­for­ma­tion aux services de rensei­gne­ment des Etats-Unis.

Hier, j’ai passé la moitié de la jour­née à me deman­der si je devais rejoindre une unité de défense terri­to­riale. Dans la nuit qui a suivi, le président ukrai­nien Volo­dy­myr Zelensky a signé un ordre de mobi­li­sa­tion géné­rale et les troupes russes ont avancé et se sont prépa­rées à encer­cler Kiev, ce qui m’a décidé.

Mais avant de prendre mon poste, je voudrais commu­niquer à la gauche occi­den­tale ce que je pense de sa réac­tion face à l’agres­sion de la Russie contre l’Ukraine.

Tout d’abord, je suis recon­nais­sant aux membres de la gauche qui orga­nisent main­te­nant des piquets de grève devant les ambas­sades russes – même ceux qui ont pris leur temps pour réali­ser que la Russie était l’agres­seur dans ce conflit.

Je suis recon­nais­sant aux poli­ti­ciens qui soutiennent l’idée de faire pres­sion sur la Russie pour qu’elle mette fin à l’in­va­sion et retire ses troupes.

Et je suis recon­nais­sant envers la délé­ga­tion de dépu­tés, de syndi­ca­listes et de mili­tants britan­niques et gallois qui sont venus nous soute­nir et nous écou­ter dans les jours qui ont précédé l’in­va­sion russe.

Je suis égale­ment recon­nais­sant à la Campagne de soli­da­rité avec l’Ukraine au Royaume-Uni pour son aide pendant de nombreuses années.

Cet article concerne l’autre partie de la gauche occi­den­tale. Ceux qui ont imaginé « l’agres­sion de l’OTAN en Ukraine », et qui étaient inca­pables de voir l’agres­sion russe – comme la section de la Nouvelle-Orléans des Socia­listes démo­crates d’Amé­rique (DSA). Ou le Comité inter­na­tio­nal de DSA, qui a publié une décla­ra­tion honteuse ne disant pas un seul mot critique contre la Russie (je suis très recon­nais­sant à Stephen R. Shalom, Dan La Botz. Thomas Harri­son pour leur critique de cette décla­ra­tion).

Ou ceux qui ont critiqué l’Ukraine pour ne pas avoir appliqué les accords de Minsk et ont gardé le silence sur la viola­tion de ces accords par la Russie et les préten­dues « répu­bliques popu­laires » [Donetsk et Lougansk].

Ou ceux qui ont exagéré l’in­fluence de l’ex­trême-droite en Ukraine, mais n’ont pas remarqué l’ex­trême-droite dans les « répu­bliques popu­laires » et ont évité de critiquer la poli­tique conser­va­trice, natio­na­liste et auto­ri­taire de Poutine. Vous êtes en partie respon­sable de ce qui se passe.

Cela fait partie d’un phéno­mène plus large dans le mouve­ment « anti-guerre » occi­den­tal, géné­ra­le­ment appelé « campisme » par les critiques de la gauche. L’au­teure et mili­tante britan­nico-syrienne Leila Al-Shami lui a donné un nom plus fort: l’« anti-impé­ria­lisme des idiots ». Lisez son merveilleux essai de 2018 si vous ne l’avez pas encore fait. Je ne répé­te­rai ici que la thèse prin­ci­pale: l’ac­ti­vité d’une grande partie de la gauche « anti-guerre » occi­den­tale sur la guerre en Syrie n’avait rien à voir avec l’ar­rêt de la guerre. Elle s’est seule­ment oppo­sée à l’in­gé­rence occi­den­tale, tout en igno­rant, voire en soute­nant, l’en­ga­ge­ment de la Russie et de l’Iran, sans parler de leur atti­tude envers le régime Assad « légi­ti­me­ment élu » en Syrie.

« Un certain nombre d’or­ga­ni­sa­tions anti-guerre ont justi­fié leur silence sur les inter­ven­tions russes et iraniennes en arguant que « l’en­nemi prin­ci­pal est à la maison », écrit Al-Shami. « Cela les dispense d’en­tre­prendre toute analyse sérieuse du pouvoir pour déter­mi­ner qui sont réel­le­ment les prin­ci­paux acteurs de la guerre. »

Malheu­reu­se­ment, nous avons vu le même cliché idéo­lo­gique se répé­ter à propos de l’Ukraine. Même après que la Russie a reconnu l’in­dé­pen­dance des « répu­bliques popu­laires » en début de semaine, Branko Marce­tic, rédac­teur du maga­zine état­su­nien de gauche Jaco­bin, a rédigé un article presque entiè­re­ment consa­cré à la critique des Etats-Unis. En ce qui concerne les actions de Poutine, il est allé jusqu’à faire remarquer que le diri­geant russe avait « signalé des ambi­tions moins que bien­veillantes ». Sérieu­se­ment?

Je ne suis pas un fan de l’OTAN. Je sais qu’a­près la fin de la Guerre froide, le bloc (OTAN) a perdu sa fonc­tion défen­sive et a mené des poli­tiques agres­sives. Je sais que l’ex­pan­sion de l’OTAN vers l’Est a sapé les efforts visant au désar­me­ment nucléaire et à former un système de sécu­rité commun. L’OTAN a tenté de margi­na­li­ser le rôle des Nations unies et de l’Or­ga­ni­sa­tion pour la sécu­rité et la coopé­ra­tion en Europe (OSCE), et de les discré­di­ter en les quali­fiant d’« orga­ni­sa­tions inef­fi­caces ». Mais nous ne pouvons pas reve­nir sur le passé. Nous devons nous fixer sur les circons­tances actuelles lorsque nous cher­chons un moyen de sortir de cette situa­tion.

Combien de fois la gauche occi­den­tale a-t-elle évoqué les promesses infor­melles des Etats-Unis à l’an­cien président russe, Mikhaïl Gorbat­chev, au sujet de l’OTAN (« pas un pouce vers l’est »), et combien de fois a-t-elle mentionné le Mémo­ran­dum de Buda­pest de 1994 qui garan­tit la souve­rai­neté de l’Ukraine? Combien de fois la gauche occi­den­tale a-t-elle soutenu les « préoc­cu­pa­tions légi­times en matière de sécu­rité » de la Russie, un Etat qui possède le deuxième plus grand arse­nal nucléaire du monde? Et, par contre, combien de fois a-t-elle rappelé les préoc­cu­pa­tions sécu­ri­taires de l’Ukraine, un Etat qui a dû échan­ger ses armes nucléaires, sous la pres­sion des Etats-Unis et de la Russie, contre un morceau de papier (le Mémo­ran­dum de Buda­pest) que Poutine a piétiné défi­ni­ti­ve­ment en 2014? Les critiques de gauche de l’OTAN ont-ils jamais pensé que l’Ukraine est la prin­ci­pale victime des chan­ge­ments provoqués par l’ex­pan­sion de l’OTAN?

A maintes reprises, la gauche occi­den­tale a répondu à la critique de la Russie en mention­nant l’agres­sion des Etats-Unis contre l’Af­gha­nis­tan, l’Irak et d’autres Etats. Bien sûr, ces Etats doivent être inclus dans la discus­sion – mais comment, exac­te­ment?

L’ar­gu­ment de la gauche devrait être qu’en 2003, les autres gouver­ne­ments n’ont pas exercé suffi­sam­ment de pres­sion sur les Etats-Unis à propos de l’Irak. Non pas qu’il soit néces­saire d’exer­cer moins de pres­sion sur la Russie au sujet de l’Ukraine main­te­nant.

Une erreur évidente

Imagi­nez un instant qu’en 2003, lorsque les Etats-Unis se prépa­raient à enva­hir l’Irak, la Russie se soit compor­tée comme les Etats-Unis l’ont fait ces dernières semaines: avec des menaces d’es­ca­lade.

Imagi­nez main­te­nant ce que la gauche russe aurait pu faire dans cette situa­tion, selon le dogme « notre prin­ci­pal ennemi est chez nous ». Aurait-elle critiqué le gouver­ne­ment russe pour cette « esca­lade », en disant qu’il « ne devrait pas réduire les contra­dic­tions inter-impé­ria­listes »? Il est évident pour tout le monde qu’un tel compor­te­ment, dans ce cas, aurait été une erreur. Pourquoi n’était-ce pas évident dans le cas de l’agres­sion contre l’Ukraine?

Si les Etats-Unis et la Russie parve­naient à un accord et commençaient une nouvelle guerre froide contre la Chine, serait-ce vrai­ment ce que nous voulons?

Dans un autre article de Jaco­bin datant du début de ce mois, Marce­tic est allé jusqu’à dire que Tucker Carl­son de Fox News avait « complè­te­ment raison » à propos de la « crise ukrai­nienne ». Ce que Carl­son avait fait, c’était remettre en ques­tion « la valeur stra­té­gique de l’Ukraine pour les Etats-Unis ». Même Tariq Ali, dans la New Left Review, a cité de manière appro­ba­trice le calcul de l’ami­ral alle­mand Kay-Achim Schön­bach, qui a déclaré qu’ex­pri­mer du « respect » à Poutine au sujet de l’Ukraine était « un coût faible, voire nul » étant donné que la Russie pour­rait être un allié utile contre la Chine. Etes-vous sérieux? Si les Etats-Unis et la Russie pouvaient s’en­tendre et commen­cer une nouvelle guerre froide contre la Chine en tant qu’al­liés, serait-ce vrai­ment ce que nous voulons?

Réfor­mer l’ONU

Je ne suis pas un fan de l’in­ter­na­tio­na­lisme libé­ral. Les socia­listes devraient le critiquer. Mais cela ne signi­fie pas que nous devons soute­nir la divi­sion des « sphères d’in­té­rêt » entre les Etats impé­ria­listes. Au lieu de cher­cher un nouvel équi­libre entre les deux impé­ria­lismes, la gauche doit lutter pour une démo­cra­ti­sa­tion de l’ordre de sécu­rité inter­na­tio­nal. Nous avons besoin d’une poli­tique mondiale et d’un système mondial de sécu­rité inter­na­tio­nale. Nous avons ce dernier: c’est l’ONU. Oui, elle a beau­coup de défauts, et elle est souvent l’objet de justes critiques. Mais on peut critiquer soit pour récu­ser quelque chose, soit pour l’amé­lio­rer. Dans le cas de l’ONU, nous avons besoin de cette dernière. Nous avons besoin d’une vision de gauche pour la réforme et la démo­cra­ti­sa­tion de l’ONU.

Bien sûr, cela ne signi­fie pas que la gauche doit soute­nir toutes les déci­sions de l’ONU. Mais un renfor­ce­ment global du rôle de l’ONU dans la réso­lu­tion des conflits armés permet­trait à la gauche de mini­mi­ser l’im­por­tance des alliances mili­taro-poli­tiques et de réduire le nombre de victimes. (Dans un article précé­dent, j’ai écrit comment les casques bleus auraient pu aider à résoudre le conflit de Donbass. Malheu­reu­se­ment, cela n’est plus d’ac­tua­lité aujourd’­hui). Après tout, nous avons égale­ment besoin de l’ONU pour résoudre la crise clima­tique et d’autres problèmes mondiaux. La réti­cence de nombreuses forces de gauche inter­na­tio­nales à y faire appel est une terrible erreur.

Après l’in­va­sion de l’Ukraine par les troupes russes, David Broder, rédac­teur en chef de Jaco­bin Europe, a écrit que la gauche « ne devrait pas s’ex­cu­ser de s’op­po­ser à une réponse mili­taire améri­caine ». Ce n’était pas l’in­ten­tion de Biden de toute façon, comme il l’a dit à plusieurs reprises. Mais une grande partie de la gauche occi­den­tale devrait honnê­te­ment admettre qu’elle a complè­te­ment « merdé » dans la formu­la­tion de sa réponse à la « crise ukrai­nienne ».

Mon point de vue

Je termi­ne­rai en parlant briè­ve­ment de moi-même et de mon point de vue.

Au cours des huit dernières années, la guerre du Donbass a été la prin­ci­pale ques­tion qui a divisé la gauche ukrai­nienne. Chacun d’entre nous a formé sa posi­tion sous l’in­fluence de son expé­rience person­nelle et d’autres facteurs. Ainsi, un autre mili­tant de gauche ukrai­nien aurait écrit cet article diffé­rem­ment.

Je suis né dans le Donbass, mais dans une famille ukrai­no­phone et natio­na­liste. Mon père s’est engagé dans l’ex­trême droite dans les années 1990, en obser­vant le déclin écono­mique de l’Ukraine et l’en­ri­chis­se­ment de l’an­cienne direc­tion du Parti commu­niste, qu’il combat­tait depuis le milieu des années 1980. Il a bien sûr des opinions très anti-russes, mais aussi anti-améri­caines. Je me souviens encore de ses paroles le 11 septembre 2001. Alors qu’il regar­dait les tours jumelles s’ef­fon­drer à la télé­vi­sion, il a déclaré que les respon­sables étaient des « héros » (il ne le pense plus – main­te­nant il croit que les Améri­cains les ont fait explo­ser exprès).

Lorsque la guerre a commencé dans le Donbass en 2014, mon père a rejoint le bataillon d’ex­trême droite Aidar en tant que volon­taire, ma mère a fui Lougansk, et mon grand-père et ma grand-mère sont restés dans leur village qui est tombé sous le contrôle de la « Répu­blique popu­laire de Lougansk ». Mon grand-père a condamné la révo­lu­tion ukrai­nienne de l’Eu­ro­maï­dan. Il soutient Poutine qui, dit-il, a « réta­bli l’ordre en Russie ». Néan­moins, nous essayons tous de conti­nuer à nous parler (mais pas de poli­tique) et à nous entrai­der. J’es­saie d’avoir de la sympa­thie pour eux. Après tout, mon grand-père et ma grand-mère ont passé toute leur vie à travailler dans une ferme collec­tive. Mon père était un ouvrier du bâti­ment. La vie n’a pas été tendre avec eux.

Les événe­ments de 2014 – la révo­lu­tion suivie de la guerre – m’ont poussé dans la direc­tion oppo­sée de la plupart des gens en Ukraine. La guerre a tué le natio­na­lisme en moi et m’a poussé vers la gauche. Je veux me battre pour un meilleur avenir pour l’hu­ma­nité, et non pour la nation. Mes parents, avec leur trau­ma­tisme post-sovié­tique, ne comprennent pas mes opinions socia­listes. Mon père est dédai­gneux à l’égard de mon « paci­fisme », et nous avons eu une conver­sa­tion désa­gréable après que je me sois présenté à une mani­fes­ta­tion anti­fas­ciste avec une pancarte deman­dant la disso­lu­tion du régi­ment Azov d’ex­trême droite.

Lorsque Volo­dy­myr Zelensky est devenu président de l’Ukraine au prin­temps 2019, j’ai espéré que cela pour­rait empê­cher la catas­trophe qui se déroule actuel­le­ment. Après tout, il est diffi­cile de diabo­li­ser un président russo­phone qui a gagné avec un programme de paix pour le Donbass et dont les blagues étaient popu­laires parmi les Ukrai­niens comme les Russes. Malheu­reu­se­ment, je me suis trompé. Si la victoire de Volo­dy­myr Zelensky a changé l’at­ti­tude de nombreux Russes envers l’Ukraine, cela n’a pas empê­ché la guerre.

Ces dernières années, j’ai écrit sur le proces­sus de paix et sur les victimes civiles des deux côtés de la guerre du Donbass. J’ai essayé de promou­voir le dialogue. Mais tout cela est parti en fumée, main­te­nant. Il n’y aura pas de compro­mis. Poutine peut plani­fier ce qu’il veut, mais même si la Russie s’em­pare de Kiev et instaure son gouver­ne­ment d’oc­cu­pa­tion, nous y résis­te­rons. La lutte durera jusqu’à ce que la Russie quitte l’Ukraine et paie pour toutes les victimes et toutes les destruc­tions.

Mes derniers mots s’adressent donc au peuple russe: dépê­chez-vous de renver­ser le régime de Poutine. C’est dans votre inté­rêt comme dans le nôtre.

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