« L’extrême droite dans le moule libéral »
Européennes Tout en se prétendant antisystème, les partis nationalistes poussent encore plus loin la soumission au modèle économique dominant. C’est ce que montrent les programmes du Rassemblement national, de l’Alternative pour l’Allemagne et des Frères d’Italie pour les élections du 6 au 9 juin.
L’Humanité jeudi 18 avril 2024 par Florent Le Du, Bruno Odent, Lina Sankari
Coutumier des coups d’éclat, mais pleinement intégré au système européen, le premier ministre hongrois, Viktor Orban, appelait, en mars, à« occuper »la capitale de l’Union. En vue des européennes de juin, les extrêmes droites du continent y font le siège à tour de rôle pour dénoncer les politiques communautaires. Dernier exemple, cette semaine, avec la tragi-comédie autour de la National Conservatism Conference, d’abord interdite avant d’être autorisée par la justice, et à laquelle participaient Éric Zemmour, le Britannique Nigel Farage et l’ancien premier ministre polonais Mateusz Morawiecki. Tous disent vouloir« changer » l’Union européenne. Ils en acceptent pourtant pleinement les règles, comme l’attestent leurs votes au Parlement et les politiques menées lorsqu’ils sont au pouvoir. Biberonnés au national-libéralisme, à la défense des intérêts du capital et à l’austérité, ils partagent quelques différences qui s’expriment dans la présence de deux groupes à Strasbourg : Identité et Démocratie (ID) – dont font partie le Rassemblement national et l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) – et les Conservateurs et réformistes européens (CRE) – qui accueillent les Frères d’Italie de Giorgia Meloni.
Le RN et la préférence patronale
Le mot« pouvoir d’achat »plein la bouche, le Rassemblement national a tout fait lors des campagnes électorales de 2022 pour marquer son opposition à Emmanuel Macron et se placer – malgré un programme quasi inexistant en la matière hormis quelques baisses de taxes – en défenseur des classes moyennes et populaires. Le thème est beaucoup moins présent à quelques semaines des européennes. Comme un aveu ? (…) En septembre de la même année, l’Union européenne décide de taxer les superprofits en se concentrant sur ceux réalisés par les énergéticiens. Les élus du RN s’y sont opposés.« Nous, nous souhaitons que l’ensemble des grands groupes soient concernés », ose Jordan Bardella. Un discours de posture qui ne correspond pas à la réalité des votes. Lorsque, le 5 octobre 2022, un amendement est déposé pour élargir la taxe sur les superprofits,« considérant que les bénéfices exceptionnels ne se limitent pas au secteur de l’énergie », les 17 parlementaires RN qui ont pris part au scrutin, dont Jordan Bardella, votent contre.
Adoptant l’élément de langage de « matraquage fiscal », l’extrême droite joue sur la confusion entre l’imposition des classes moyennes et populaires, qu’elle tente d’instrumentaliser, et celle des multinationales ou des ultrariches. Dans son discours, tout est mis dans le même sac pour mieux défendre les intérêts du capital. Comme pour les superprofits, le RN a ainsi voté contre des amendements ou résolutions proposant de taxer les grandes fortunes, les plus-values, de créer un taux d’imposition minimale sur les dividendes…
(…)
Au niveau européen, cette défense des grandes entreprises est particulièrement visible sur les textes liés au travail (voir l’Humanité du 19 mars). Pêle-mêle, le RN a voté contre le revenu minimum européen, la démocratie en entreprise, le devoir de vigilance, l’exigence d’égalité salariale entre hommes et femmes… Sur la hausse des revenus,« pour nous, c’est très clair : nos entreprises sont les mieux placées pour cerner leurs besoins », a soutenu en plénière l’eurodéputée Dominique Bilde. Contre les travailleurs, le RN opte pour la préférence patronale.
Meloni, bonne élève de l’austérité
La présidente du Conseil italien n’a pas tardé à abandonner son eurosceptisme. Giorgia Meloni (Frères d’Italie) est même particulièrement zélée. Elle a vite remisé au placard son tropisme pro-Russes, est régulièrement couverte d’éloges pour son engagement sans faille aux côtés de l’Ukraine et pour avoir claqué la porte des Nouvelles routes de la soie, rejoignant ainsi la compétition stratégique avec la Chine. Ses postures atlantistes s’inscrivent en réalité dans une longue tradition initiée en 1951 par le Mouvement social italien des partisans de Mussolini, qui y voyaient un moyen de lutter contre les communistes. En clair, la dirigeante italienne coche toutes les cases, y compris aux yeux de l’hyperprésidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui multiplie les poses tout sourires à ses côtés et voit en elle l’agent des politiques ordo-libérales décidées à Bruxelles. Engagée dans une campagne pour sa réélection à la présidence de la Commission, la dirigeante allemande cible l’extrême droite, qui devrait renforcer ses positions au Parlement, tout en épargnant Giorgia Meloni.
Depuis son accession au pouvoir en 2022, la cheffe de l’exécutif italien a conjugué la brutalité sociale à l’orthodoxie la plus stricte. Sans se priver d’agir sur les symboles. Le 1er mai 2023, elle annonçait ainsi la loi travail et la suppression du revenu de citoyenneté, plafonné à 780 euros par mois et qui bénéficiait à 1,6 million de foyers.« Nous réformons le revenu de citoyenneté pour faire la différence entre ceux qui sont capables de travailler et ceux qui ne le sont pas », disait-elle pour justifier le coup de boutoir au moment où l’inflation et la précarisation poussaient 3,1 millions de personnes aux portes des soupes populaires.
Sous sa botte, l’Italie n’a pas bouleversé les dogmes de la Banque centrale européenne (BCE). Une politique d’austérité qui s’accompagne de la casse des services publics : elle choisit la voie de la continuité avec son prédécesseur Mario Draghi, également président de la BCE, en envisageant une coupe budgétaire de 7 milliards d’euros pour les ministères et de 4 milliards pour les collectivités locales combinée à un plan de privatisation sur trois ans qui s’élèverait à 20 milliards d’euros pour la période 2024–2026. Les citoyens ne sont pas oubliés avec le durcissement des conditions de départ à la retraite avant l’âge légal de 67 ans et la division par deux du fonds d’aide aux dépenses énergétiques pour les plus précaires. La cheffe du gouvernement est plus conciliante vis-à-vis des cadeaux fiscaux destinés aux riches, comme l’illustrent la suppression de la taxe sur les voitures de luxe et les subventions au secteur privé.
De quoi faire de Giorgia Meloni une partenaire respectable malgré son positionnement à l’extrême droite. Le temps où elle critiquait le carcan bruxellois paraît loin. Désormais coulée dans le marbre austéritaire et atlantiste, elle peut à l’envi se complaire dans la xénophobie et le complotisme, restreindre le droit à l’avortement, réformer la Constitution, façonner des médias aux ordres ou redoubler d’initiatives anti-LGBT sans que ses alliés s’en émeuvent. Pas tant pour une supposée modération de Giorgia Meloni que par une conversion de la droite traditionnelle aux obsessions nationalistes.
L’AfD, consécration nationale-libérale
À l’opposé des clichés sur son caractère « antisystème », l’AfD représente elle aussi une consécration du modèle libéral européen. (…) L’AfD qui s’installe dans le paysage politique outre-Rhin en deuxième position derrière la CDU, avec un peu moins de 20 % des suffrages dans les sondages, recrute une bonne part de son électorat parmi des salariés confrontés à une précarité qui ne cesse de s’étendre ou à la peur du déclassement qu’elle inspire. Or l’application du programme de l’AfD donnerait encore plus de moyens aux détenteurs du capital pour renforcer cette « mal-vie ».
Si l’AfD s’imposait, une« aggravation de la redistribution des richesses dans ce pays du bas vers le haut »est à prévoir, relève l’économiste Marcel Fratzscher, patron du DIW. Le programme de l’AfD se signale par son« extrême néolibéralisme », relève l’un des chercheurs :« Baisse des impôts pour les plus riches et les sociétés, fin de tout droit de succession, renforcement du rôle du marché au détriment de l’État, suppression des protections des locataires, diminution du revenu minimum et des prestations accordées par la protection sociale. »
(…°Elle revendique une sortie de l’euro, dénonce une protection sociale« surdimensionnée »et s’insurge contre le poids des travailleurs migrants, qualifiés de« touristes de l’État providence ». Le tout constituant, explique l’ex-président de la plus grande organisation patronale, le BDI, Hans-Olaf Henkel, rallié au jeune parti,« des entraves insupportables au développement de la compétitivité des firmes allemandes ».
En onze années d’existence, l’AfD va rétablir le nationalisme allemand en mettant davantage l’accent sur son extrémisme, sur le mode libéral ou xénophobe selon les périodes. Sa coprésidente, Alice Weidel, synthétise cette dualité. Ex-adhérente du FDP, ex-représentante de la banque états-unienne Goldman Sachs en Allemagne, elle frise le « wokisme » décrié par l’extrême droite quand elle élève avec sa partenaire deux enfants venus du Sri Lanka. La même cependant envoya récemment à Potsdam son bras droit à une réunion secrète des droites et extrêmes droites envisageant l’organisation d’une déportation massive des migrants. Ce qui a suscité la mobilisation de millions d’Allemands.
La force du nationalisme économique réside dans son voisinage avec le « modèle ordo-libéral », devenu référence de l’Allemagne unifiée puis de ses partenaires européens.(…) Dans l’opposition, l’AfD peut ainsi faire preuve d’« exemplarité », tout en sachant que les coupes programmées vont accentuer le phénomène de précarisation sur lequel elle ne cesse de recruter de nouveaux électeurs. Le« paradoxe »repéré par l’étude du DIW n’a pas fini de s’étendre.
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