Edwy Plenel: « En Kanaky la terre est le sang des morts »

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L’amné­sie poli­tique et média­tique qui règne sur l’his­toire récente de la Nouvelle-Calé­do­nie m’a incité à écrire ce billet, en accom­pa­gne­ment de la couver­ture par Media­part de l’ac­tua­lité de ce terri­toire. Dans une récente vidéo de Brut, fort perti­nente au demeu­rant, même Pascal Blan­chard, pour­tant spécia­lisé dans l’his­toire critique du colo­nia­lisme français, s’en tient à des géné­ra­li­tés sur l’ori­gine de la crise actuelle, au point de rela­ti­vi­ser l’aveu­gle­ment du pouvoir macro­niste alors qu’il repose sur l’ou­bli, voire la néga­tion, de quelques véri­tés histo­riques (lire cette analyse d’El­len Salvi).

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Tout part de l’an­née 1988 (du moins pour la séquence récente car, sinon, tout commence en 1853 avec la prise de posses­sion par la France). La coha­bi­ta­tion de deux années entre François Mitter­rand, président de la Répu­blique élu à gauche, et Jacques Chirac, premier ministre tenant de la droite, arrive à son terme dont l’élec­tion prési­den­tielle est l’échéance. Or leur duel élec­to­ral franco-français fera aux anti­podes un martyr, le peuple kanak, renvoyé aux pires heures de la violence colo­niale.

Le Chirac de cette époque (…) défend une illu­sion de puis­sance impé­riale et de supé­rio­rité civi­li­sa­tion­nelle. Sans doute par oppor­tu­nisme poli­ti­cien, mais cela ne l’em­pê­chera pas d’épou­ser l’éter­nel refrain des colo­nia­lismes : la déshu­ma­ni­sa­tion du peuple conquis et dominé. « La barba­rie de ces hommes, si l’on peut les appe­ler ainsi », dira-t-il après l’as­saut par des indé­pen­dan­tistes du FLNKS de la gendar­me­rie de Fayaoué, sur l’île d’Ou­véa.

Avec cet événe­ment, le 22 avril 1988, s’ouvre une tragé­die antique dont les plaies ne sont toujours pas refer­mées en Kanaky. Des plaies qu’au choix, l’in­cons­cience, l’igno­rance ou l’aveu­gle­ment d’Em­ma­nuel Macron, doublés de l’in­com­pé­tence de son ministre de l’in­té­rieur et des outre-mer Gérald Darma­nin, ont aggra­vées. Leurs premiers respon­sables sont Jacques Chirac, son gouver­ne­ment et sa majo­rité : contre l’avis des forces rassem­blées au sein du FLNKS, qui porte la voix du peuple kanak colo­nisé, ils imposent que l’élec­tion prési­den­tielle française de 1988 coïn­cide avec des élec­tions régio­nales néo-calé­do­niennes, dans le cadre d’un nouveau statut jugé défa­vo­rable aux indé­pen­dan­tistes. Lesquels appellent, en riposte, à un « boycott actif » des élec­tions.

Dans un ordre inversé, ce sont exac­te­ment les mêmes fautes qui ont été réédi­tées par le pouvoir actuel : d’abord impo­ser un calen­drier élec­to­ral contre la volonté des repré­sen­tants légi­times du peuple kanak (ce fut la tenue avan­cée à fin 2021 du troi­sième réfé­ren­dum d’au­to­dé­ter­mi­na­tion, contre l’avis du FLNKS qui appel­lera à son boycott, traduit par plus de 56 % d’abs­ten­tions) ; puis impo­ser un chan­ge­ment du corps élec­to­ral afin de relan­cer une colo­ni­sa­tion de peuple­ment française qui rende mino­ri­taire les popu­la­tions océa­niennes origi­nelles (c’est ce qui se joue aujourd’­hui avec la ques­tion du « dégel » auquel s’op­posent les indé­pen­dan­tistes). Comme l’ont dit, sans être enten­dus, tous les connais­seurs du dossier – savants, fonc­tion­naires, poli­tiques –, les mêmes causes ne pouvaient que produire les mêmes effets : la violence (lire ces deux articles prophé­tiques d’El­len Salvi en 2021, ici et ).

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Mais reve­nons à 1988, année qui s’ins­crit dans une décen­nie terrible pour la Nouvelle-Calé­do­nie, marquée par une radi­ca­li­sa­tion de la violence étatique et caldoche – la commu­nauté d’ori­gine euro­péenne – contre les aspi­ra­tions indé­pen­dan­tistes kanak, lesquelles se radi­ca­lisent en retour. En témoignent en 1984 la « fusillade » (un massacre) de Hieng­hène (terri­toire de la tribu du prin­ci­pal diri­geant du FLNKS Jean-Marie Tjibaou) et en 1985 la « neutra­li­sa­tion » (une exécu­tion) d’Eloi Machoro (leader extrê­me­ment popu­laire dans la jeunesse kanak). Faisant fi de ce contexte, qui prolon­geait une longue histoire d’injus­tice colo­niale dont s’émut la commu­narde dépor­tée Louise Michel, soli­daire de l’in­sur­rec­tion kanak de 1878, Jacques Chirac fit donc le choix de foncer dans le tas.

Le « boycott actif » des élec­tions, prési­den­tielle et régio­nales, préco­nisé par le FLNKS se traduit alors par des actions mili­tantes sur tout le terri­toire néo-calé­do­nien. Mais l’une, sur Ouvéa, la plus petites des îles Loyauté (si l’on excepte la minus­cule Tiga), tourne très mal. Quatre gendarmes sont tués dans la tenta­tive de prise, aux fins de l’oc­cu­per, de la gendar­me­rie de Fayaoué, au centre de l’île. Une partie des gendarmes est ensuite emme­née de force par les indé­pen­dan­tistes kanak dans une grotte du nord de l’île, sur le terri­toire de la tribu de Gossa­nah. À la manière kanak, dont la culture n’est ni auto­ri­taire ni verti­cale, c’est une action loca­li­sée qui, malgré sa violence, aurait sans doute pu se résoudre par une patiente négo­cia­tion, sans cher­cher à préci­pi­ter son dénoue­ment à tout prix avant le second tour de l’élec­tion prési­den­tielle.

(…)Le drame qui s’en­sui­vit va se jouer sur seule­ment quatorze jour­nées, du 22 avril au 5 mai 1988, mais, pas loin de quatre décen­nies plus tard, il habite encore la mémoire kanak, jusque dans ses déchi­rures. Car c’est une tragé­die fonda­trice, qui porte à la fois le malheur et l’es­poir. L’es­poir, c’est que, de la catas­trophe, va naître un sursaut, grâce à l’in­tel­li­gence poli­tique (et anti­co­lo­nia­liste) du premier ministre Michel Rocard : ce seront les accords de Mati­gnon de la fin de l’an­née 1988 qui vont fonder un proces­sus de déco­lo­ni­sa­tion validé par les deux camps néo-calé­do­niens, repré­sen­tés par Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, dont la poignée de main du 26 juin 1988 pren­dra la dimen­sion d’un geste histo­rique.

Il s’est ensuivi une dyna­mique, aussi bien écono­mique que poli­tique, qui a permis aux élus indé­pen­dan­tistes de prendre des respon­sa­bi­li­tés, de gouver­ner des régions, de diri­ger l’exé­cu­tif. (…)

Quels que soient les progrès (écono­miques, cultu­rels, éduca­tifs, etc.) obte­nus depuis 1988 (qui ont aussi creusé les inéga­li­tés sociales), on ne saurait oublier qu’ils ont été permis par l’af­fir­ma­tion, dans les accords de Mati­gnon puis de Nouméa, de l’injus­tice colo­niale et de la légi­ti­mité d’une déco­lo­ni­sa­tion. Ce qui suppose de mener à son terme ce proces­sus d’au­to­dé­ter­mi­na­tion, sans renier la parole donnée ni tricher sur la règle du jeu. Pour en conve­nir avec honnê­teté, il suffit de se repor­ter aux textes des accords de Mati­gnon en 1988, puis de l’accord de Nouméa de 1998.

(…)

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Car le malheur, cet envers de l’es­poir qui, en même temps, lui servit para­doxa­le­ment de trem­plin, ce fut la violence inima­gi­nable de la riposte de l’État français à la prise d’otages d’Ou­véa : aucu­ne­ment une opéra­tion de police, mais une décla­ra­tion de guerre totale avec des opéra­tions confiées aux unités d’élite de l’ar­mée française sous la direc­tion d’un haut gradé mili­taire, le géné­ral Jacques Vidal, qui avait commencé sa carrière à la fin de la guerre d’Al­gé­rie. Chef des armées, François Mitter­rand aurait pu se mettre en travers. Mais, à quelques jours du second tour de la prési­den­tielle, il ne le fit pas, sans doute par peur de perdre des voix au nom de l’ordre et de la sécu­rité (sans comp­ter que sa biogra­phie poli­tique n’en fait pas un anti­co­lo­nia­liste convaincu).

Dès lors, Jacques Chirac, secondé en Nouvelle-Calé­do­nie par Bernard Pons, ministre des outre-mer qui consi­déra que « l’hon­neur de la France » était en jeu, put impo­ser la solu­tion de force. Il dédai­gna les appels à la tempo­ri­sa­tion que lançaient les diri­geants du FLNKS, eux-mêmes dépas­sés par la radi­ca­lité de l’ac­tion menée à Ouvéa par le mili­tant Alphonse Dianou, non-violent poussé à bout par la domi­na­tion colo­niale ainsi que le campa en 2018 l’écri­vain Joseph Andras (lire le compte rendu d’An­toine Perraud). Comme toujours dès que le poison colo­nial fait son effet funeste, la force employée fut déme­su­rée : sortie de ses gonds, elle se déchaîna à l’écart des règles profes­sion­nelles et des conven­tions huma­ni­taires. Sur place, à Gossa­nah, il y eut ainsi des inter­ro­ga­toires musclés, des tortures physiques, y compris à la matraque élec­trique – gégène moderne portable (ici, mon article d’août 1988 dans Le Monde) –, à l’en­contre des popu­la­tions civiles dans l’es­poir de loca­li­ser la grotte où étaient déte­nus les otages.

Puis, à la fin, ce fut un assaut sans pitié dont le bilan de vingt-et-un morts – dix-neuf mili­tants kanak, deux mili­taires français – cache l’im­pen­sable violence : plus de dix mille muni­tions tirées en un temps record, des assauts menés au lance-flammes, au mini­mum cinq « corvées de bois » (exécu­tions de prison­niers vivants), un déchaî­ne­ment tota­le­ment dispro­por­tionné si l’on met en balance la compé­tence mili­taire des deux camps : d’un côté, des mili­tants kanak, pour la plupart très jeunes, sans aucune expé­rience du combat ; de l’autre, toutes, je dis bien toutes les unités d’élites de l’ar­mée française (GIGN et EPIGN pour la gendar­me­rie, Commando Hubert pour la marine, 11e RPC dit 11e Choc pour l’ar­mée de terre – bras armé de la DGSE, dissous depuis, en 1993), autre­ment profes­sion­nelles, entraî­nées et équi­pées.

Ces faits sont aujourd’­hui large­ment docu­men­tés. (…)

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(…) Ce fut un assaut d’un autre temps, digne de ces terri­fiantes épopées colo­niales du XIXe siècle que les légendes patrio­tiques glori­fiaient sans rete­nue, ainsi que le rappela François Maspero dans L’Hon­neur de Saint-Arnaud. À l’époque, les armées euro­péennes n’hé­si­taient pas à raser des villages, à couper des têtes, à massa­crer des civils – ce dont témoi­gnèrent, en France, quelques rares consciences, dont un méde­cin mili­taire, Paul Vigné d’Oc­ton.

Mais nous étions en 1988… Même si la France restait – et reste toujours – la dernière puis­sance colo­niale directe, la déco­lo­ni­sa­tion faisait désor­mais partie du droit inter­na­tio­nal avec un comité ad hoc aux Nations unies qui, d’ailleurs, inscrit toujours la Nouvelle-Calé­do­nie parmi les terri­toires en attente de leur auto­dé­ter­mi­na­tion. Le massacre d’Ou­véa a donc surgi comme un anachro­nisme, un retour sidé­rant du refoulé colo­nial sous son pire visage. Son souve­nir est une marque indé­lé­bile dans la conscience kanak et au-delà, pour toutes les commu­nau­tés du terri­toire néo-calé­do­nien, voire du monde océa­nien. Mais, s’agis­sant du peuple kanak, c’est un trau­ma­tisme redou­blé car, au crime colo­nial, s’est ajou­tée une incom­men­su­rable déchi­rure fratri­cide. Et je suis stupé­fait de consta­ter que, dans les actuels rappels chro­no­lo­giques des médias, cette dimen­sion est tota­le­ment occul­tée, presque jamais mention­née.

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Car, en 1989, un an après le massacre d’Ou­véa, lors de la céré­mo­nie commé­mo­ra­tive orga­ni­sée dans l’île, les deux prin­ci­paux leaders du FLNKS, Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, furent assas­si­nés par l’un de leurs cama­rades de lutte, Djubelly Wéa, figure indé­pen­dan­tiste de la tribu de Gossa­nah. Ancien pasteur, violenté comme d’autres durant les inter­ro­ga­toires ayant précédé l’as­saut contre la grotte, faisant partie des mili­tants un temps empri­son­nés ensuite en France, il portait le ressen­ti­ment de sa tribu d’avoir été livrée à son triste sort par des diri­geants indé­pen­dan­tistes, ceux de la Grande Terre, impuis­sants ou incon­sé­quents. Une tragé­die antique, en effet, digne des clas­siques grecs.

À l’époque, un livre remarquable, hélas oublié, en témoi­gna : jour­na­liste ayant choisi l’im­mer­sion comme moyen d’in­ves­ti­ga­tion, (…)Anne Tris­tan vécut une année à Gossa­nah, après l’as­saut de 1988 et avant les meurtres de 1989, côtoyant celui qui allait tuer Tjibaou et Yeiwéné. Lire ou relire aujourd’­hui L’Autre Monde, sous-titré Un passage en Kanaky, c’est prendre la mesure d’une bles­sure diffi­ci­le­ment guéris­sable. Il fallut plusieurs décen­nies pour qu’une coutume de récon­ci­lia­tion entre les trois tribus concer­nées réduise le fossé qui s’était creusé entre Kanak luttant pour la même cause (Tjibaou, le pardon, film de Gilles Dagneau et Walles Kotra, en rend compte).

Mais il suffit de vision­ner Les Enfants de la patrie, film docu­men­taire d’Éva Sehet et Maxime Cape­ran tourné à Ouvéa en 2018 lors du tren­tième anni­ver­saire du massacre, pour comprendre que les bles­sures ne sont pas cica­tri­sées. Emma­nuel Macron, qui a été élu président l’an­née précé­dente (après avoir dit, à Alger, que le colo­nia­lisme est «  un crime contre l’hu­ma­nité »), est alors en Nouvelle-Calé­do­nie et veut abso­lu­ment se rendre dans l’île au jour des commé­mo­ra­tions. Les gens de Gossa­nah, que l’on sent à l’écart de ce qui s’est construit depuis trente ans, toujours hantés par le souve­nir de la tragé­die au point de la mettre en scène chaque année, ne veulent pas en entendre parler. Ils sont prêts à rece­voir le président de la Répu­blique mais à une autre date. Par respect pour leurs morts.

Emma­nuel Macron va passer outre. Le film montre les gens de Gossa­nah, emme­nés par Macky Wéa, le frère de Dubelly Wéa, tenus à l’écart par un barrage de gendarmes mobiles. Humi­liés, frus­trés, et néan­moins paci­fiques, déci­dant fina­le­ment de faire demi-tour. Diffusé en 2023 sur la chaîne Cale­do­nia, ce docu­men­taire a eu un fort reten­tis­se­ment sur le terri­toire. Ses réali­sa­teurs disent que la scène du barrage inau­gure la suite des événe­ments, expri­mant la rupture du dialogue, de l’écoute et de la patience, de la palabre et du silence, par le plus haut repré­sen­tant de la France. Et mani­fes­tant le mépris d’un pouvoir qui s’ima­gine supé­rieur, jusqu’à manquer de respect.

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« La terre est le sang des morts » : figure tuté­laire de l’an­thro­po­lo­gie océa­nienne, Jean Guiart (son petit-fils blogue sur Media­part) popu­la­risa cette expres­sion, au point d’en faire le titre d’un de ses livres, paru en 1983. « La terre est faite du sang des morts, écrit-il, et nous voulons cette terre parce que nous devons pouvoir nous retrou­ver face à face avec nos morts, qui consti­tuent, avec le lien qui nous lie à la terre qu’ils composent, le soubas­se­ment de notre société et notre tradi­tion essen­tielle. Telle est la convic­tion profonde, indé­fi­ni­ment répé­tée sous toutes sortes de formes, d’une Nouvelle-Calé­do­nie méla­né­sienne qui se veut aujourd’­hui appe­lée kanak. »

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