L’écrivain Joseph Andras est l’auteur de Kanaky (Actes sud, 2017), une enquête politique et sensible sur le militant indépendantiste Alphonse Dianou, assassiné en 1988 à Ouvéa. Les événements présents doivent se lire, nous dit-il, à la lumière du parti pris colonial de l’État français.
Par Joseph Andras
Une chose est sûre : personne n’est surpris. Les indépendantistes kanak sonnaient l’alarme depuis plusieurs mois. Ils ont marché dans les rues sans un cri ; le pouvoir français a regardé les marcheurs comme autant d’ombres mortes ; les rues sont à présent en feu. C’est que la révision constitutionnelle voulue par Macron et ratifiée, ce 15 mai 2024, par le bloc parlementaire capitaliste français (centre, droit et fascistes), n’est rien de moins qu’un nouvel assaut conduit contre le peuple kanak, déjà rendu minoritaire, au long du temps, par la répression coloniale et l’importation de maladies européennes. Saloper les accords de Matignon, signés au sang, était bien la dernière chose à faire : Macron l’a donc faite.
On compte les premiers cadavres. Des miliciens masqués patrouillent. Les armes crachent. Le sang tache le sol. Des gardiens de prison sont pris en otages. Des barrages sont dressés. Des produits commencent à manquer. Macron, seul, incendie l’archipel puis, décrétant l’état d’urgence réclamé par Marine Le Pen, appelle au calme – on reconnaît bien l’homme. Attal complète : déploiement de militaires et, deux ans après les talibans, interdiction du réseau social TikTok. Darmanin claironne quant à lui : la réforme reste, mille flics arrivent. Et, froidement, le ministre d’assurer qu’il va « pacifier l’archipel ». Ça, l’État français sait comment faire. Reste, par chance, le « nouvel espoir de la social-démocratie » (AFP) pour s’opposer aux pacificateurs : « Il faut rétablir l’ordre républicain », déclare Glucksmann de sa voix vide.
« ©ette “Légalité coloniale”, cet “Ordre républicain”, permet toutes les injustices », écrivit le leader indépendantiste kanak Éloi Machoro dans une lettre en date du 15 janvier 1983. Deux ans plus tard une balle républicaine lui trouait le sternum – « La France entend maintenir son rôle et sa présence stratégiques dans cette partie du monde », précisa Mitterrand sans tarder. Machoro y ajoutait : « (N)ous constatons que les Gouvernements changent mais que les hommes qui nous gouvernent de Métropole sont tous les mêmes. » De fait : tous les libéraux sont gris dans la nuit coloniale.
Car c’est toute la question. Fin 1986, la « Nouvelle-Calédonie » était réinscrite par l’ONU sur la liste des territoires à décoloniser. Mais nos libéraux vont répétant que l’archipel est démocratiquement français. Trois référendums en jurent, le troisième fut-il entièrement boycotté par les indépendantistes : le peuple a tranché. Sauf que le peuple originaire – le « peuple indigène », disait Éloi Machoro –, très massivement favorable à une sortie de la République française, est à coup sûr écrasé par la procédure même : les Kanak ne représentent plus que 40 % de la population totale. Toucher à la question du corps électoral, comme le fait Macron depuis Paris, c’est toucher à l’existence de ce peuple sur sa terre faite française par l’empire et par la mort. Une visioconférence ne suffira pas. « Le problème, c’est que, quand nous étions majoritaires, il n’y avait pas de prise en compte de la majorité démocratique ; à chaque fois, les statuts ont été remis en cause. (…) Aujourd’hui, on invoque la démocratie quand les Kanak sont minoritaires », rappelait déjà Jean-Marie Tjibaou, président du Front de libération nationale kanak et socialiste, au cours d’un entretien donné quelques jours après le massacre chiraco-mitterrandien de la grotte d’Ouvéa, en mai 1988. Démocratie coloniale : un terme tue l’autre.
L’empire tarde à crever ; il faut l’aider. Ce serait là un geste démocratique. Et ça commence par écouter ceux qui en souffrent et mettent en garde contre le feu. Les écouter et les soutenir. « (L)es Kanak sont quantité trop négligeable devant l’opinion pour qu’on se risque à prendre des positions tranchées en leur faveur », notait Éloi Machoro dans cette même lettre. Quarante ans ont passé. L’empire a depuis perdu de sa superbe – les flics seront bientôt les derniers à l’astiquer. Çà et là se lève le drapeau kanak aux côtés du drapeau palestinien. Le vent les fait battre comme une évidence. L’empire toutefois s’entête : il veut que l’ordre règne. Son vieil ordre de mort. Mais les peuples écorchés ont toujours eu le souffle long. Longue vie à Kanaky