À son grand regret, Philippe1 n’a pas pu assister à la conférence Travailler autrement ? donnée par Alexis Cukier le 1er octobre invité par l’Institut d’études populaires de Poitiers (l’enregistrement audio est disponible sur le site de l’IEPOP). Cependant, il nous livre ici une lecture de l’ouvrage Le travail démocratique (Collection Actuel Marx confrontation, PUF 2018, 24 €) qui était au cœur de l’exposé d’Alexis.
1) Dans cet ouvrage, l’auteur se livre à un travail de réflexion dans un domaine déjà largement labouré, mais qui méritait effectivement d’être revisité de par son importance pour une émancipation qui reste le but même du militantisme à gauche, mais aussi de par les échecs manifestes qui font qu’on en est là aujourd’hui. Or, cette investigation me semble souffrir d’un non questionnement sur un présupposé assez traditionnel, le travail comme catégorie anthropologique, qui emporte avec lui l’a historicité de sa centralité. Bâti sur le couple contenu / forme, ce contenu prend des formes qui renvoient à des institutions extérieures qui l’organisent. C’est ainsi que les institutions du capitalisme en fait un travail salarié, et, nous dit étrangement l’auteur, organisent sa non centralité.
2) C’est cette catégorie anthropologique qu’Alexis Cukier oppose aux thèses sur la critique du travail, auxquelles il reproche de reproduire l’opposition travail / démocratie. C’est sans doute vrai pour Dominique Meda, qui confond travail et production, et pour le premier Gorz. Celui-ci laisse en effet au capital une rationalité propre au travail, une hétéronomie indépassable dont il s’agissait de limiter la sphère au profit de celle de l’autonomie. Mais il y a probablement un second Gorz, dont je n’ai pas fait le tour, qui, par une sorte d’autocritique, se rapproche des thèses de Krisis et de Moishe Postone.
Pour ceux-ci, le travail est une catégorie du capital, et il faut l’abolir. Alors oui, en tant que tel, il s’oppose à la démocratie, mais son abolition signifie la fin de cette opposition. Le problème de ces auteurs — surtout ceux de Krisis — est tout autre. Ils en restent au travail abstrait comme substance de la valeur, et leur « radicalisme » intellectuel2 laisse peu de place à une abolition comme processus politique, pour la pensée comme auto abolition du capitalisme sous le coup de sa contradiction absolue (limites de la quantité de travail à exploiter).
3) C’est ce travail comme catégorie du capital que l’on a dans la séparation travailleur / citoyen. Mais comme Alexis Cukier y voit un travail anthropologique, séparé par les rapports de production capitaliste, il procède de manière traditionnelle. Il part d’une pensée objective qui constate un fait objectif en le renvoyant un rapport de classes, la dominante imposant ses intérêts dans un rapport de force politique. Mais avant d’étudier un rapport, encore faut-il savoir ce que sont les termes qui entrent en rapport.
4) C’est à cela que répond le statut du chapitre 1 du Capital. L’interprétation traditionnelle y voit la présentation synthétique de ce qui va être développé dans le reste du Capital, au point que pour certains, la valeur ne peut être connue qu’à la fin du livre 3, ce qui est éminemment contestable.
En effet, immédiatement après la section 1, et pour l’essentiel le chapitre 1, vient la section 2 où on voit le capitaliste en herbe venir sur le marché acheter de la force pour le travail, et non pas de la force de travail. Mais cette action n’a rien d’évidente. On voit mal le seigneur ou le bourgeois des villes du Moyen Âge l’entreprendre. Elle demande en effet une définition ontologique de ce capitaliste en herbe, qui le porte à entreprendre cette démarche. Et c’est l’objet du chapitre 1 et plus généralement de la section 1. On y voit en effet que le capitaliste en herbe est un être spécifique (force de travail) dont le sens de la vie est le travail, un fou du travail comme on a des fous de Dieu. Dieu n’est pas mort, mais est descendu sur terre comme travail qui opère comme une religion laïcisée. La force de travail n’intervient qu’en la sous-section §1 et se déploie dans son travail constitué en identité vitale. Elle vient se déterminer en sous-section §2, par un refoulement qui extériorise le travail comme réalité transcendantale, et donc anthropologique, effectué par une force physiologique pour le travail, et donc anthropologique elle-même. On le voit, la force de travail n’est pas une objectivité qui se donne à une pensée objective.
5) Le problème est que cette déification d’une rationalité propre du travail, si elle est portée par le capitaliste, s’étend de plus en plus aux travailleurs. Marx aborde ce fait dans ses analyses de la soumission formelle et de la soumission réelle, qui doivent être retravaillées et prolongées. Il suffit de constater ce que sont devenus les coopératives, où les actionnaires salariés ont remis tous les pouvoirs aux managers, et fonctionnent comme de pures entreprises capitalistes.
Comme l’écrit Alexis Cukier, « ce qui compte, c’est d’abord de se réapproprier les outils de production et les savoir-faire, de faire « tourner la boutique », alors que les patrons ne sont plus là » (page 193). On les remplace donc en reconduisant leur déification du travail. Il ne s’agit donc pas seulement d’organiser le travail différemment, comme si on organisait de l’extérieur un objet extérieur, car le travail reconnu dans sa rationalité propre exige lui-même sa propre organisation
6) Contre cela, il faut que le travail cesse d’être cette transcendance pour devenir un simple moment de la vie, dans lequel l’individu intervient avec tous ses affects vitaux, bien loin de les laisser à la porte du travail, comme lui demande le management, cette « idéologie » réduisant la vie aux impératifs du travail. D’une certaine manière, en demandant la politisation du travail, c’est ce que veut Alexis Cukier. Mais en ne voyant pas le problème de la déification du travail, il simplifie et ne voit pas la complexité de la chose. Le risque est en effet de ne pas pouvoir s’en sortir. Car si le politique intervient pour organiser un objet transcendant, il le fera en respectant ses règles. (Cf. Lénine et le taylorisme).
7) C’est pourquoi la question du marché est importante. Car le marché n’est pas seulement la concurrence, qui présuppose l’homogénéité de ses participants. Il est, au niveau individuel, ce qui pose le rapport de base du producteur à son produit pour d’autres absolues. Ce qui l’oblige à se redéfinir comme force de travail pour être en condition. Il faut mettre l’individu en condition de se définir lui-même comme être de ces conditions.
C’est ce qu’a compris le néolibéralisme, pour être le fond de sa genèse propre, comme « stade ultime » du capitalisme (et non pas une pure idéologie) : que la domination de son Dieu travail passe par l’implication de l’individu comme être de ses conditions. Cela a commencé avec l’extension du crédit, la consommation de masse, etc. et l’État start-up vient finir le travail. De ce point de vue, j’ai toujours connu Toni Négri, depuis Marx au-delà de Marx, à la recherche du sujet révolutionnaire. Et le voilà maintenant, avec Michael Hardt, à l’avoir trouvé dans les prototypes du sujet capitaliste.
Voilà ce qui explique nos difficultés face à ce néolibéralisme, au-delà de la trop immédiate explication par le rapport de force. Contre la bioéconomie du néolibéralisme, il nous faut un contre-projet « biopolitique »… et ce n’est pas simple à construire (notamment dans ses transitions), quand on n’a pas le pouvoir, et qu’on est en train d’en perdre les prémices, comme le service public, indispensables pour que le producteur ne soit pas en rapport à son produit comme étant pour d’autres absolues, mais pour d’autres soi.
Ph. Bayer
- Philippe Bayer est l’auteur de deux ouvrages : Le Dernier-Marx : critique radicale de la valeur travail et La critique radicale de l’argent et du capital chez le Dernier-Marx à L’Harmattan ↩
- L’actualité et de nombreux textes de ce courant sont accessibles en français sur le site http://palim-psao.fr/ ↩