Le danger d’un gouvernement d’extrême droite en France est éloigné, mais n’a pas disparu. Des militant·es, journalistes et chercheurs qui y sont confrontés dans leur pays, l’ont été ou le redoutent, livrent leurs conseils. Avec Barbara Nowacka, ministre polonaise ; Roberto Saviano, écrivain et journaliste italien ; Adam Shatz, journaliste américain ; Lisa Fithian, activiste américaine ; et Wojciech Cieśla, journaliste polonais.
Barbara Nowacka, aujourd’hui ministre de l’éducation à Varsovie, raconte à Mediapart combien les années PiS (Droit et justice, ultraconservateur) ont abîmé son pays. Droits des femmes, lutte contre le changement climatique, place sur la scène internationale… Si, depuis les élections d’octobre 2023 et la formation d’un gouvernement en décembre, une large coalition allant de la gauche à la droite libérale est revenue aux manettes du cinquième pays européen, rétablir une politique sociale et écologique n’a rien d’évident. L’extrême droite au pouvoir agit vite, et laisse des dégâts durables après son passage. Entretien.
Mediapart : Vous êtes entrée en décembre 2023 dans un gouvernement qui a tourné la page à huit ans d’extrême droite. Quelles sont les conséquences des politiques menées par le PiS en Pologne entre 2015 et 2023 ?
Barbara Nowacka : Elles concernent principalement les femmes : ce sont leurs droits qui ont fait les frais des attaques les plus graves, à commencer par l’interdiction de l’avortement. A aussi été décidé, dès le début du mandat, l’arrêt du remboursement par l’État de la PMA [procréation médicalement assistée – ndlr]. Les droits des femmes ont été constamment violés, et certaines en ont perdu la vie. Au moins trois femmes qui s’étaient rendues à l’hôpital avec des complications de grossesse sont tout simplement mortes faute de soins : les médecins avaient peur d’intervenir à cause de la loi du PiS sur l’avortement. Voilà des conséquences bien réelles…
Au-delà de ça, c’est l’ensemble des droits humains qui ont été détériorés. Le PiS a attaqué la communauté LGBT – il n’existe toujours pas de pacte d’union civile en Pologne –, à travers les médias, à partir du moment où il a transformé l’audiovisuel public en organe de propagande.
Ses attaques se sont également tournées vers le corps enseignant quand celui-ci s’est mis en grève, en 2019, pour réclamer des augmentations de salaire. Le gouvernement PiS a alors organisé une campagne de haine dans les médias publics contre les profs, puis contre toutes celles et ceux qui manifestaient. Peu importe qui vous étiez : si vous étiez contre le gouvernement, il luttait contre vous avec tous ses moyens, forces de police, propagande…
Cela a eu des effets très concrets : il y a eu une vague de démissions dans l’Éducation nationale. (…)
Autre dérive du PiS au pouvoir : il a financé ses campagnes politiques avec de l’argent de l’État, ce qui est totalement illégal.(….) Il a également financé des organisations d’extrême droite, et même des organisations fascistes. (…)
Sur le plan environnemental, cette extrême droite au pouvoir a aussi fait beaucoup de dégâts… C’est un sujet majeur en Pologne, plus gros producteur de charbon de l’Union européenne.
La mobilisation des jeunes pour le climat a été constamment dénigrée, moquée publiquement. (…) le PiS croit qu’il n’y a aucun danger dans les bouleversements que nous traversons. Il ne croit pas, en fait, dans le changement climatique.(…)
Il y avait en fait quelque chose de ridicule dans le positionnement du PiS, qui votait le Pacte vert au niveau européen, puis qui essayait de le bloquer ou tenait des positions contraires à Varsovie. (….)
(…)
Autre conséquence désastreuse de ces huit années d’extrême droite : l’état de la justice polonaise…
(…)
Huit mois après votre victoire aux élections législatives et la formation de votre gouvernement de coalition, vous ne parvenez pas, cependant, à revenir à une situation normale. Vous vous trouvez dans une situation de cohabitation avec un président PiS, Andrzej Duda, qui a, selon la Constitution polonaise, un droit de veto sur les lois votées par le Parlement. Comment vous débrouillez-vous ?
(…)Les démarches PMA sont à nouveau prises en charge par l’État depuis le 1er juin, et nous avons pu mettre la pilule du lendemain sur la liste des médicaments accessibles en pharmacie, sans qu’il soit nécessaire d’avoir une ordonnance.
(…) En attendant, ma collègue ministre de la santé a trouvé le moyen de punir financièrement les hôpitaux qui refusent les IVG quand la santé de la femme est menacée.(…)
Le pouvoir n’agit plus contre les femmes. Celles-ci se sentent un peu plus en sécurité aujourd’hui en Pologne.
(…)
Avez-vous réussi à refaire de TVP, la télévision publique polonaise, un organe d’information indépendant ?
Nous avons tout changé afin qu’elle redevienne un média de journalistes, qu’elle soit rendue aux citoyennes et citoyens, et qu’elle se tienne loin des politiciens.
Pendant des années, l’opposition n’était plus du tout visible dans les médias publics. Et quand nous apparaissions, nous étions présentés comme des gens stupides, des traîtres. On a maintenant retrouvé des médias normaux, qui critiquent le gouvernement, qui donnent la voix à l’opposition, et qui ne vont pas porter atteinte aux minorités.
(…)
Comment êtes-vous parvenu·es, en octobre 2023, à faire tomber ce gouvernement d’extrême droite ? Quand nous vous avions rencontrée la première fois, en 2017, vous étiez une figure d’opposition qui n’avait même pas sa place au Parlement… Comment avez-vous construit cette large coalition, qui va de la droite libérale à la gauche, en passant par un parti agrarien ?
Nous nous sommes présentés aux élections chacun de notre côté, sans jamais mener campagne l’un contre l’autre. Il y avait entre nous comme un arrangement à l’amiable : nous n’allions pas nous attaquer l’un l’autre. Et nous avons fait cette promesse à nos électeurs : certes, nous sommes différents, nos politiques ne sont parfois pas les mêmes, mais nous avons les mêmes valeurs. Ce sont la démocratie, une Pologne forte dans l’Union européenne, les droits humains, l’État de droit et la liberté des médias.
Ensuite, je crois que nous avons gagné grâce aux femmes et aux jeunes. Nous avons mené une énorme campagne, en particulier dirigée vers celles et ceux qui ne votent jamais . C’est le problème des démocraties modernes : beaucoup de gens ne votent pas parce qu’ils croient que ça ne change rien. Cette fois, ils sont allés voter car ils ont vu ce que c’était qu’un gouvernement populiste.
Bien sûr, nous avons dû faire campagne, mais la population a elle-même souffert de ce pouvoir qui rejetait la diversité. La jeune génération est diverse, quand elle a vu un gouvernement agir contre toutes ses valeurs, elle est allée voter pour arrêter les populistes.(…)
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Episode 2
(…)C’est ce qui s’est aussi produit en Italie. La progression du parti d’extrême droite dirigé par l’actuelle première ministre Giorgia Meloni s’explique principalement ainsi : Fratelli d’Italia a été seul dans l’opposition au dernier gouvernement technique, le gouvernement Draghi, se montrant ainsi « différent » de l’ensemble des autres forces politiques qui, à en croire les partisans de Meloni, étaient prêtes à mettre de côté la volonté populaire afin de s’assurer des postes gouvernementaux.
En Italie, nous savons désormais, grâce notamment à une enquête fondamentale de Fanpage.it (en français sur Mediapart), que dans la droite extrême aujourd’hui au pouvoir s’applique un double standard : purs et durs en façade, ils sont affamés de pouvoir et de postes dans les chambres secrètes des bureaux du parti.
(…)En Italie, le dernier gouvernement de centre-gauche a pavé la route et a grand ouvert la porte à l’extrême droite parce qu’il a eu peur de dire qu’il ne fallait pas avoir peur.
Aujourd’hui, il n’est plus possible d’expliquer, parce que personne n’admettra jamais que tant d’atrocités puissent être racontées et même popularisées. Non pas parce que les gens ont oublié, mais parce qu’ils n’ont jamais su ou parce qu’ils ont été trompés, amenés à croire qu’il y a des dangers qui, en réalité, n’existent pas.(…)
En Italie, le dernier gouvernement de centre-gauche (si on peut définir ainsi le gouvernement Gentiloni) a pavé la route et a grand ouvert la porte à l’extrême droite parce qu’il a eu peur de dire qu’il ne fallait pas avoir peur.
Deux erreurs ont ensuite été commises. D’abord celle de n’avoir pas mené à son terme la réforme des prisons, qui, en Italie, sont dans un état de surpopulation tel qu’on enregistre déjà, au début de 2024, 52 suicides. Ensuite et surtout, celle d’avoir contribué à criminaliser l’immigration, alimentant ainsi la peur chez les Italiens.(…)
Permettez-moi de vous donner quelques conseils
À la classe politique d’abord : ne stérilisez pas les pulsions extrémistes de droite et de gauche. Refuser de donner la représentation issue des consultations populaires est toujours un risque énorme, et l’Italie fait école de ce point de vue. Trouvez, au contraire, les anticorps dont dispose la société civile française face au virus antidémocratique présent de part et d’autre.
N’isolez pas les voix critiques, celles qui essaient d’expliquer ce qui se passe : il ne faut pas craindre et faire taire les critiques. On progresse avec la confrontation et, parfois, avec l’affrontement, pas en isolant ou en censurant ceux qui racontent ce qui se passe, comme cela se fait depuis des décennies en Italie.
Avant que Meloni ne me fasse un procès, avant qu’elle ne me dise – comme l’ont fait depuis des décennies les chefs et leurs affidés – que je gagnais de l’argent en parlant de mafia, avant qu’elle me traite d’ours mal léché et d’oiseau de mauvais augure, il y a eu Matteo Renzi. Ceci pour dire que le réflexe de cacher sous le tapis ce qui ne fonctionne pas concerne tous les partis.
Et, pour finir, un conseil aux électeurs : qui vous donne la certitude que cette extrême droite qui vous semble sincère travaillera pour vous ? En Italie, il est arrivé ce que nous avons prévu : le gouvernement d’extrême droite dirigé par Giorgia Meloni est un gouvernement constitué d’amis, de proches et de favoris. Ils ont attendu d’aller au gouvernement pour faire comme ceux qui les ont précédés, mais en pire. C’est un gouvernement qui prend des mesures qui protègent toujours les privilèges et jamais ceux qui ont voté pour lui en espérant un changement de route. Ne vous laissez pas tromper.
Boîte noire
Auteur mondialement connu de Gomorra, menacé par la mafia, l’écrivain Roberto Saviano a récemment écrit sur la tragédie des migrants en Méditerranée. Puis il a été le principal opposant à Matteo Salvini, et ne cesse depuis d’alerter sur les dérives néofascistes du pouvoir italien, désormais incarné par la première ministre Giorgia Meloni.
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Episode 3
Mais il ne faut pas oublier qu’un instant est ce qu’il est. Le Rassemblement national (RN) est découragé pour le moment, s’attendant à une vague triomphale, mais il a gagné 50 sièges et prépare déjà ses prochaines actions. Il pense sur le temps long. Le Nouveau Front populaire a émergé en quelques semaines : bravo !
Mais les architectes de l’extrême droite sont des gramsciens et, de plus, ils font preuve d’une unité et d’une discipline qui manquent particulièrement à la gauche, qui, précisément parce qu’elle est un front et non un parti, est intrinsèquement fragile. Tenir un front antifasciste, en préservant sa fragile unité sur la base de principes partagés, et face à d’intenses querelles internes, ne sera pas facile.
Ce que vous ferez l’année prochaine, ou dans trois ans, est crucial. Et les choses peuvent très mal tourner. Regardez-nous…
Le premier défi est de distinguer vos ennemis et vos adversaires. Votre ennemi actuel est l’extrême droite. Vos adversaires sont les « libéraux » et les « printemps » [membres du Printemps républicain – ndlr] qui ont contribué à ouvrir la voie à l’extrême droite, en adoptant son discours et souvent ses politiques en matière d’immigration, de frontières et d’identité. Vous n’êtes pas obligés d’accepter vos adversaires, ni de leur pardonner leurs divers méfaits (que ce soit à cause de la laïcité ou du massacre à Gaza).
Mais l’heure n’est pas à une attaque frontale. Surtout, évitez les gestes symboliques inutiles ; ceux-ci peuvent être satisfaisants, mais ils ont souvent un coût élevé. Vos énergies doivent être concentrées sur vos ennemis, en l’occurrence, votre ennemi commun : l’extrême droite aux portes du pouvoir. Et oui, je comprends la tentation de focaliser votre colère sur le néolibéralisme et sur ceux qui ont attisé les flammes de l’extrême droite avec de fausses affirmations de symétrie entre le RN et La France insoumise (LFI).(…)
Deuxième défi : évitez les gestes auto-glorifiants. La gauche libérale américaine s’est ridiculisée en se présentant comme « la résistance », tout en affirmant que Trump et ses alliés étaient secrètement alliés à de sinistres forces étrangères, en particulier à la Russie de Poutine : comme si Trump n’était pas un produit parfait de nos pires traditions (racisme, xénophobie, maccarthysme, complotisme, vulgarité, etc.). Heureusement, vous ne savez que trop bien que le Rassemblement national représente la France dans ce qu’elle a de pire : la France de Charles Maurras et de Le Pen, du collaborationnisme et de l’agression coloniale en Algérie.
Procédez donc avec vigilance, détermination et une certaine humilité : cette dernière est particulièrement importante, car beaucoup d’électeurs de l’extrême droite sont des électeurs ordinaires qui se rebellent contre ce qu’ils vivent comme une désertion des « élites » de la capitale, contre des libéraux cosmopolites qui sont plus susceptibles de voyager à l’étranger que dans la France profonde.
Étudiez l’attrait de l’extrême droite, ne supposez pas que vous savez ce que c’est
Troisième défi : veillez à ne pas supposer que – aussi important que soit l’attrait du sectarisme – le racisme soit une explication universelle de l’attrait pour l’extrême droite. Faire comme si c’était le cas ne ferait que durcir la réaction des électeurs du Rassemblement national. Et cela vous aveuglerait sur la possibilité qu’en raison de leur hostilité envers « le système » et de l’arrogance de Macron et de ses semblables, certains électeurs racisés puissent mettre de côté leurs inquiétudes concernant le racisme et soutenir le Rassemblement national, tout comme de plus en plus d’électeurs noirs et latinos (en particulier les hommes) soutiennent désormais Trump en 2024.Tout cela pour dire – et c’est le quatrième défi : étudiez l’attrait de l’extrême droite, ne supposez pas que vous savez ce que c’est, et surtout n’imaginez pas que cela puisse s’expliquer par une seule théorie.
Cinquième défi : continuez de lutter contre le racisme, l’intolérance, l’homophobie, l’idéologie antitrans, car ce sont des principes fondamentaux d’une gauche humaine, mais évitez de vous laisser entraîner dans des postures identitaires sectaires, car c’est le terrain sur lequel l’extrême droite – un mouvement identitaire se faisant passer pour un mouvement national – est le plus à l’aise pour combattre.
Continuez de dénoncer la guerre meurtrière menée par Israël à Gaza, mais ne tolérez pas ceux parmi vous qui flirtent avec les théories du complot sur les juifs. Même si les allégations d’antisémitisme de gauche sont exagérées et hautement idéologiques, vous ne perdez rien – en fait, vous avez seulement à gagner – en dénonçant l’antisémitisme avec autant de vigueur que vous dénonceriez l’islamophobie ou le racisme anti-Noirs. Comme le disait Susan Sontag à ses amis de la gauche américaine, soyons radicaux, mais ne soyons pas des enfants.
Surtout, rappelez-vous ce que vous avez en commun. Même si Jean-Luc Mélenchon n’a jamais été ma tasse de thé – son bonapartisme et son penchant pour Hugo Chávez m’ont pris à rebrousse-poil –, j’ai été extrêmement ému par son discours du 5 juillet, dans lequel il a déclaré au nom de tous les électeurs français, peu importe leur identité, leur race, leurs origines ethniques : « On est chez nous ! » Comme me l’a rappelé un ami, c’était une brillante appropriation d’un chant systématiquement entonné lors des meetings de Marine Le Pen et d’autres ténors de l’extrême droite, transformant une phrase qui était un appeau pour les racistes en une expression d’affirmation universaliste. Et pour battre vos ennemis, il faut parfois les voler.
Adam Shatz
Boîte noire
Essayiste et journaliste, Adam Shatz est le rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books et collaborateur régulier de la New York Review of Books, du New Yorker et du New York Times. Il est également professeur invité au Bard College et à l’université de New York. Adam Shatz a récemment publié Frantz Fanon. Une vie en révolutions (La Découverte, 2024).
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Episode 4
La seule réponse que j’ai à apporter au triple fléau du fascisme, de l’effondrement du climat et des guerres et génocides à travers le monde est de s’organiser.
La France nous enseigne plusieurs siècles de révolution et de résistance. Vous savez ce qui fonctionne pour vous. Plus récemment, le mouvement des « gilets jaunes » et le mouvement Nuit debout ont forcé le gouvernement à réagir.
Beaucoup d’entre nous sommes confrontés à la peur, au choc, à la démobilisation, à la panique ou à la paralysie. Nous devons nous activer et construire des réseaux, la plupart en surface, mais aussi souterrains.
Il y a eu tellement d’occasions où l’on a appelé à se soulever mais où les gens sont restés cachés et distraits par leurs réseaux sociaux.
Comme dans l’Allemagne nazie, à quel moment est-il trop tard pour partir ? Comment faire sortir les gens [du pays] ? Aurons-nous besoin d’un nouveau chemin de fer clandestin, et où les gens pourraient-ils aller ? Ce sont autant de questions qu’il faut se poser et prendre en compte.
(….)Nous ne pouvons pas rester silencieux car si nous le faisons, nous risquons d’y laisser notre vie.(…)
Lisa Fithian
Boîte noire
Lisa Fithian est militante et formatrice en action directe non violente depuis les années 1970 aux États-Unis. Parmi ses engagements les plus emblématiques : les contre-sommets altermondialistes, les mobilisations contre la guerre des États-Unis en Irak, les mouvements Occupy Wall Street et Extinction Rebellion, ou, plus récemment, le soutien aux étudiant·es américain·es engagé·es contre la guerre d’Israël à Gaza. Elle est l’autrice de Shut It Down. Stories from a Fierce, Loving Resistance, Green Publishing, Vermont, 2019 (non traduit).
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Episode 5
Ils commenceront par réprimer les médias, puis le Conseil constitutionnel, puis les tribunaux et les procureurs. Ils démantèleront les contre-pouvoirs, les fusibles de la démocratie. Ils savent qu’une fois qu’ils les auront « pacifiés », l’Union européenne (UE) ne fera rien. Les droites autoritaires savent aussi que l’État peut être géré par des paniques morales, comme le fait Viktor Orbán [en Hongrie], ou comme l’a fait Jarosław Kaczyński en Pologne.
(…)Pour les gouvernements autoritaires de droite, la propagande est comme une drogue, et les médias sont là pour en fournir en grande quantité.
En Pologne, pendant les huit années de règne du parti au nom trompeur de « Droit et justice » (PiS), la télévision (vingt-deux chaînes) et la radio (vingt-sept chaînes) publiques ont été conçues pour un seul téléspectateur : le chef du parti, Jarosław Kaczyński. (…) L’électorat était rassuré 24 heures sur 24 sur le bien-fondé des politiques du parti.
Lorsque le PiS a remporté la victoire en Pologne en 2015, il a procédé à une purge dans les médias publics en l’espace de trois ou quatre mois. (….) Viktor Orbán et Jarosław Kaczyński considèrent tous deux les journalistes, ou plus largement les médias, comme des ennemis. Ils ont gagné en octobre et en décembre, tout était terminé. Nous n’avons rien pu faire.
(…) Le gouvernement a obtenu le monopole de l’information dans les médias publics. J(…)
Que peut-on faire dans cette situation ? Protester. Descendre dans la rue – plusieurs sites web ont documenté les dizaines de manifestations organisées en Pologne après 2015. Défendre les tribunaux, défendre la démocratie, protester lorsque la loi est violée. Tirer l’alarme, montrer qu’il y a une résistance publique. Soutenir les médias indépendants du gouvernement. Rendre compte des abus de pouvoir.
Nous devons, en tant que journalistes, surveiller de près les autorités et informer les citoyens de leurs abus – même si les politiciens du parti au pouvoir nous noient sous les procédures-bâillons et envoient la police frapper à nos portes, effrayant nos enfants – je l’ai vécu. Sans notre perspicacité, tout serait encore plus facile pour eux.
Les autocrates nationalistes cherchent toujours à exercer un contrôle total et à centraliser.
Soyez aussi préparés à ceci : selon leur théorie de la « coopération nationale » [nom donné par Viktor Orbán au système politique qu’il a mis en place à partir de 2010, et repris en Pologne], quiconque ne soutient pas le gouvernement n’est pas un patriote. (…)Ceux qui ne soutiennent pas le gouvernement ne font pas partie de notre nation, c’est aussi simple que cela.
Ensuite, ils démoliront l’État de droit. (…)
Puis ils s’attaqueront aux organisations non gouvernementales. C’est un secteur qu’ils ne peuvent pas vraiment contrôler, alors ils vont le discréditer. Ils jetteront des torrents de boue sur les militants et n’écouteront pas ces derniers quand ils chercheront à se blanchir. C’est le style russe – ces gens ont beaucoup appris de Poutine. C’est la raison pour laquelle ils s’attaqueront aussi aux droits des personnes LGBTQ, j’en suis presque certain.
Ils trouveront des « dangers » et feront croire qu’ils sont écrasants. Ils attiseront la xénophobie et le racisme. Ils simplifieront, en réduisant toute la complexité du monde à une simple opposition entre « le bien et le mal », « l’ami et l’ennemi ». Ils manipuleront les valeurs partagées par le plus grand nombre pour les utiliser à leurs propres fins. Ils présenteront leur propre point de vue comme s’il s’agissait de la position unanimement acceptée par toutes les personnes saines d’esprit.
(…) Les autocrates nationalistes, pour l’instant, n’ont plus leur mot à dire dans mon pays.
Wojciech Cieśla
Boîte noire
Wojciech Cieśla vit et travaille à Varsovie. Journaliste reconnu en Pologne, il a travaillé pour les quotidiens Gazeta Wyborcza, Rzeczpospolita, au service enquêtes du journal Dziennik et pour la version polonaise du magazine Newsweek. Il fait partie du consortium Investigate Europe, dont plusieurs enquêtes ont été publiées dans Mediapart.
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Episode 6
(….)Et maintenant ? Chacun sent bien que la conclusion plutôt heureuse de ce second tour des élections législatives voulues par Emmanuel Macron n’est qu’un répit. Le Rassemblement national (RN) continue de progresser dans les urnes et les esprits. Comment gripper cette machine infernale ? À quoi pourrait ressembler le futur, et comment s’y préparer ?
Ces dernières années, des gouvernements autoritaires nationalistes, postfascistes ou populistes de droite ont pris le pouvoir à travers le monde. Les États-Unis ont eu à subir quatre années de présidence Trump, entre 2017 et 2021, avant un possible retour fin 2024. Le Brésil a vécu de 2019 à 2022 sous la direction du militaire d’extrême droite Jair Bolsonaro. En Argentine, Javier Milei mène depuis son accession à la présidence en novembre 2023 une contre-révolution libertarienne.
(…)
Face à la menace d’une accession au pouvoir du RN rapide, que faire ? Pour les partis et militants de gauche : ne pas se déchirer, apprendre à distinguer ses ennemis de ses adversaires politiques, afin de concentrer ses forces sur les premiers, énumère Shatz. Pour la société dans son ensemble : ne pas tenter de refermer la cocotte-minute qui fume furieusement, ajoute Saviano, pour lequel il ne faut pas « stériliser les pulsions extrémistes » mais plutôt essayer d’y « trouver les anticorps ».
Ils commenceront par réprimer les médias, puis le Conseil constitutionnel, puis les tribunaux et les procureurs.
(…)Protéger la presse indépendante est une tâche vitale, soulignent celles et ceux qui ont eu affaire au nationalisme autoritaire dans leurs pays. Il a suffi de quelques mois au PiS pour achever sa « purge » des médias publics, rappelle le journaliste Wojciech Cieśla. Sans l’existence d’une presse indépendante financée par ses lecteurs et lectrices, les abus de pouvoir auraient été « encore plus faciles », juge-t-il.
Le reporteur invite à « être conscients du scénario qui se profile si l’extrême droite prend le pouvoir en France » : « Ils commenceront par réprimer les médias, puis le Conseil constitutionnel, puis les tribunaux et les procureurs. Ils démantèleront les contre-pouvoirs, les fusibles de la démocratie. Ils savent qu’une fois qu’ils les auront “pacifiés”, l’Union européenne ne fera rien. »
Des Pays-Bas, où l’extrême droite a remporté les dernières élections législatives, le militant antiraciste Abdou Menebhi approuve. « Allez manifester ou en tout cas cherchez des liens, que ce soit dans des comités de quartier ou dans d’autres actions pacifistes » ; « essayez d’impliquer les gens autour de vous », conseille-t-il, même à celles et ceux qui n’ont pas d’engagement politique ou associatif.
Abdou Menebhi est relativement optimiste sur le futur de son pays. Le gouvernement d’extrême droite « ne va pas durer », espère-t-il. Hélas, plusieurs voix latino-américaines nous rappellent aussi qu’une fois au pouvoir, l’extrême droite diffuse une violence et des idées qui peuvent continuer d’empoisonner la société pendant des années, voire des décennies.
« Des choses perdues à jamais »
« Des choses sont perdues à jamais, poursuit Marcio Abreu. Des vies, par exemple. Ne soyez pas dupes. Un gouvernement fasciste comme celui que nous avons eu récemment au Brésil ne tue pas seulement les rêves – ce qui serait assez grave : il tue aussi les gens. »
Le metteur en scène a vécu cette violence personnellement, en tant qu’homme gay. « J’ai toujours été la cible de préjugés et de violences. Mais dans ce contexte, cette violence était plus forte et plus évidente, pratiquement inévitable. Les traumatismes, les blessures et la ruine provoqués par cette période sombre mettront du temps à passer », poursuit l’artiste, pour lequel il n’y a qu’une seule solution : ne jamais abandonner. « Ce qui nous a fait changer le cours probable de l’histoire et nous débarrasser de ce gouvernement, c’est la conscience que chacun de nos gestes fait la différence. Chaque jour est une journée pour lutter contre la tragédie. »
De Rio de Janeiro, une voix partage cette douleur et cette obstination. Marinete Da Silva est la mère de Marielle Franco, militante des droits humains et conseillère municipale assassinée en 2018. « Nous sommes, durant [l]es années [Bolsonaro], tombés dans les pires errements qu’un pays peut connaître. L’expérience de l’extrême droite est la pire de toutes. Grâce à Dieu, nous avons eu la force de lutter. À tous ceux qui luttent, j’envoie ma solidarité. »
Boîte noire
Tous les propos cités ont été recueillis entre le 2 et le 10 juillet. Zeina Kovacs, journaliste chez Mediapart, a réalisé l’entretien avec Abdou Menebhi. Romaric Godin, journaliste chez Mediapart, a traduit le texte transmis par Roberto Saviano. La rédaction remercie Maud Chirio, qui a facilité les échanges avec Marcio Abreu et Marina Franco.
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