L’état de guerre, l’état d’ur­gence, la respon­sa­bi­lité

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Marie-José Mond­zain,

L’état de guerre, l’état d’ur­gence, la respon­sa­bi­lité

Voilà les mots qui devraient être réser­vés à la parole de ceux qui combattent et de ceux qui soignent.

Mais ces mots ont été immé­dia­te­ment confisqués par le pouvoir face aux agres­sions du terro­risme. Ce furent les mots de Manuel Valls, ce sont les mots de Macron et de son équipe, équipe à laquelle à bon escient Monsieur Valls propose à présent ses services.

La guerre contre un virus ? pourquoi pas à condi­tion de faire appel aux méta­phores pasto­riennes qui consi­dé­raient que les agres­sions micro­biennes et virales devaient mobi­li­ser les ressources immu­ni­taires des malades et que les vaccins devaient provoquer et renfor­cer ces défenses immu­ni­taires. Voca­bu­laire guer­rier qui pour Pasteur faisait appel à toutes les ressources inven­tives de l’or­ga­nisme, à la capa­cité créa­trice des réponses du corps.

La méta­phore guer­rière dans un combat scien­ti­fique pour la santé n’a rien à voir avoir son usage poli­tique aujourd’­hui qui n’est plus du tout méta­pho­rique. Macron et Philippe se dressent en figure héroïque et éclai­rée dans la fabrique d’une épopée dont ils restent les chefs et bien­tôt les vainqueurs. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, je veux dire qu’il s’agit de mettre en place : la péren­nité d’un pouvoir car l’épi­dé­mie aura une fin et il faut qu’ils en sortent en triom­pha­teurs remer­ciés par les survi­vants recon­nais­sants.

Le glis­se­ment séman­tique qui passe du voca­bu­laire médi­cal à la rhéto­rique domi­nante est un piège tendu à toutes celles et à tous ceux qui se battent dans la réalité depuis des années pour que le service public en géné­ral et le service de santé en parti­cu­lier jouissent d’un budget et de condi­tions de travail à la hauteur de l’enjeu vital exigé par toute la société.

Cette confis­ca­tion, cette dérive lexi­cale a un sens poli­tique. Quand la « guerre » sera finie on nous deman­dera d’être en paix, de croire au retour de la « paix ». Or c’est préci­sé­ment ce qu’il ne faut pas lais­ser dire et surtout lais­ser croire et lais­ser faire. La victoire sur le virus n’est que le début des combats que cette épidé­mie entame et nous ne pouvons nous résoudre au retour d’une « paix » qui n’exis­tait pas.

De la loi El Khomri aux retraites en passant par toutes les reven­di­ca­tions expri­mées dans les textes et dans la rue, la formule qui disait « ce n’est qu’un début, conti­nuons le combat » est de retour , plus que jamais vivante. Quand la « guerre » sera finie, il n’y aura pas de paix, les combats devront reprendre de plus belle. Le lexique de la reprise est déjà venu relayer celui de la guerre. Reprise de quoi ? De la vie des banques ? de la Bourse ? des effon­dre­ments écolo­giques ? des naufrages de migrants ? des surdi­tés et des lâche­tés face à Idlib ?  Il ne faudra pas « reprendre » mais conti­nuer à se déprendre de tout ce qui entrave nos résis­tances et nos révoltes.

État d’ur­gence ?  une formule connue elle aussi qui tout comme la guerre a su encore une fois emprun­ter  au monde médi­cal son lexique. Formule qui est reve­nue dans la rhéto­rique gouver­ne­men­tale non pour soigner et venir au secours des malades et des victimes mais pour donner au monde de la police des pouvoirs sans limite. Les urgen­tistes furent et demeurent les poli­ciers eux-mêmes quand les urgen­tistes dans les hôpi­taux ne cessaient de récla­mer une trans­for­ma­tion totale de leur condi­tion profes­sion­nelle aussi bien que maté­rielle.

Urgence pour le pouvoir est un autre mot pour parler d’ accé­lé­ra­tion : urgence pour la loi sur les retraites, urgence pour les élec­tions…ur­gence veut  dire un manque de temps pour toute réflexion, et même plus encore une confis­ca­tion de toute patience  et de toute pensée face à une catas­trophe que l’on prétend aussi inévi­table que le capi­ta­lisme finan­cier lui-même. Urgence retrouve le TINA, there is no alter­na­tive des années That­cher.

En fait la décla­ra­tion urgen­tiste va exac­te­ment en sens contraire de ce qui se passe partout en ce moment : le confi­ne­ment exigé par les mesures sani­taires trans­forme nos tempo­ra­li­tés quoti­diennes. Le temps de la vie publique est devenu insé­pa­rable du temps de la vie privée. Le temps du  travail est devenu insé­pa­rable du temps et de l’es­pace intime partagé ou non partagé. Nous ne regar­dons plus l’heure de la même façon, au même rythme ni avec la même néces­sité. Nous appre­nons à la fois l’iso­le­ment, la soli­tude ou la proxi­mité impo­sée.

Quand la tempo­ra­lité sociale est modi­fiée, c’est l’ex­pé­rience d’une rupture qui s’éprouve et quand la rupture est éprou­vée, c’est l’ima­gi­na­tion qui propose la nouveauté des jeux possibles entre les sujets de la parole, de la pensée… rien ne presse, tout peut attendre. Que devient l’état d’ur­gence décrété par des ministres qui peinent à convaincre leur admi­nis­trés qu’il faut faire vite pour réani­mer la machine écono­mique. Oui nous ferons tout ce qu’il faut pour échap­per au pire et si nous en échap­pons nous ne le devrons qu’à nous et à tous ceux qui nous accueillent et qui nous soignent.

L’ac­cé­lé­ra­tion est du côté du virus et la décé­lé­ra­tion du côté de notre prudence, de notre écoute des méde­cins et de notre respect du voisin. Le temps de réflé­chir patiem­ment est là pour nous prépa­rer à inven­ter un autre monde à la sortie de ce sale  et terrible moment. Le grand ralen­tis­se­ment nous permet de chan­ger notre regard sur le monde et de nous mettre à l’écoute des bruits et des voix que nous n’en­ten­dions pas.

Il ne s’agit pas de respec­ter des ordres donnés par ceux qui sont respon­sables de la situa­tion et qui nous demandent avec une gravité inac­cou­tu­mée d’être « respon­sables ».

Encore un mot confisqué ! La respon­sa­bi­lité, vocable tant aimé aujourd’­hui par les coupables! Nous ne sommes respon­sables d’une catas­trophe que si nous colla­bo­rons avec ceux qui l’or­ga­nisent,  fût-ce passi­ve­ment. Le grand ralen­tis­se­ment est une acti­vité nouvelle qui nous oblige à recon­si­dé­rer les rela­tions de notre corps aux corps des autres, de notre pensée à celle des autres…

Mais dans la rhéto­rique domi­nante la respon­sa­bi­lité est deve­nue le corol­laire de la soli­da­rité. Dernière trou­vaille emprun­tée aux réseaux soli­daires par un gouver­ne­ment qui parlait encore il y a peu du « délit de soli­da­rité » ! N’est-ce pas tris­te­ment comique ?

Les gilets jaunes ont inventé et décou­vert durant des mois de nouvelles proxi­mi­tés, des nouvelles façons de se rencon­trer, de penser et de lutter ensemble, de confron­ter  des expé­riences, y compris dans des débats contra­dic­toires. Le virus ne doit pas davan­tage deve­nir le nouveau fétiche du consen­sus à venir. Oui le virus nous menace tous mais pas égale­ment. L’iné­ga­lité des condi­tions de vie reten­tit sur le degré de viru­lence et sur la vulné­ra­bi­lité des condi­tions de survie. L’épi­dé­mie n’est pas une épreuve démo­cra­tique. Bien au contraire elle rend évidente et insup­por­table la fragi­lité des précaires, des sans domi­cile, des malades, des handi­ca­pés dont une démo­cra­tie aurait dû se soucier avant cette pandé­mie.

Il semble bien compliqué voire impos­sible d’exer­cer notre devoir de soli­da­rité dans un temps de confi­ne­ment or c’est juste­ment le moment d’y réflé­chir pour en inven­ter les figures et les gestes. Déjà certains les trouvent mais il faut faire plus encore afin que cette soli­da­rité ne soit pas un affect circons­tan­ciel mais une nouvelle dispo­si­tion de chacun à l’égard de chacun, une nouvelle dispo­ni­bi­lité.

Quand on ne peut parta­ger l’es­pace il faut plus que jamais donner du temps à la pensée et à l’écoute. Les rues sont désertes, les places et les salles déser­tées, l’es­pace publique se couvre de silence alors les maisons et les immeubles ressemblent à des ruches bruis­santes de présences invi­sibles ou presque. Les corps s’écartent des corps, quand ils se croisent, souvent ils se sourient, ils se parlent de loin, échangent des signes.

Une épidé­mie est à juste titre commen­tée dans le voca­bu­laire de la menace et donc de la peur. Mais il ne faut jamais oublier que la peur est un carbu­rant essen­tiel dans la rhéto­rique domi­nante quand elle consi­dère que la police suffit pour main­te­nir l’ordre. La terreur est un venin sour­nois et riche de contra­dic­tions : les phobo­crates nous demandent de ne pas paniquer devant le virus après avoir répandu la peur et la terreur pour reje­ter l’étran­ger et l’in­dé­si­rable sous le signe de l’in­va­sion et de la conta­mi­na­tion.

Après quoi j’en entends qui s’étonnent de voir ces indé­si­rables consi­dé­rer que le virus est un mal blanc qui ne peut les atteindre ! L’ima­gi­naire n’est pas un privi­lège du pouvoir et nous devons tout faire pour proté­ger les sujets du rejet des dangers que leur font courir leur déni.

Voilà qui est urgent et qui témoi­gnera de notre soli­da­rité au cœur d’une lutte et d’une résis­tance qui n’a rien de guer­rier mais para­doxa­le­ment au cœur du confi­ne­ment nous demande de repen­ser tota­le­ment depuis l’hô­pi­tal, les figures de l’hos­pi­ta­lité.

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