5 décembre 2025

Lire. Combattre le fascisme

Note de lecture sur Combattre le fascisme d’An­to­nio Gram­sci

« Regar­der bien en face le présent – c’est cela qui compte pour Gram­sci (…) l’ana­ly­ser inlas­sa­ble­ment, avec comme seul instru­ment la raison ».

Manuel Espo­sito. Post­face à Combattre le fascisme

Les leçons de Gram­sci/ Les traits de Gram­sci/Les gentils et les méchants

Arf, le fascisme est revenu. Que faire ? Pour sûr : lire. Quoi ? Gram­sci, tiens pourquoi pas ?

Il y a des phrases, même d’En­gels qui traînent partout. L’État défini comme « une bande d’hommes armés » semble en faire partie. Cette phrase a bien-sûr tort. L’État ce sont des bandes armées. Au pluriel. En lutte entre elles. Qui mieux que l’ex­trême-droite a compris cette phrase ? Prions pour qu’elle ne tombe pas sur celle de Marx en son Capi­tal, « entre deux droits égaux, la violence tranche », nous serions alors foutus.

Figures de Gram­sci – Esquisses

La préface élégante et concise menée par Massimo Palma nous fait décou­vrir un Gram­sci lecteur du philo­sophe alle­mand anti­fas­ciste Walter Benja­min. Gram­sci sera atten­tif dès les huit courts articles recueillis ici aux formes artis­tiques popu­laires. En quoi parlent-elles d’une conscience de classe ? Que disent-elles de nos repré­sen­ta­tions du monde et de nous ? On lira ainsi l’ar­ticle qui clôt l’ou­vrage consa­cré à « L’ori­gine popu­laire du surhomme » où Gram­sci retrace une courte généa­lo­gie des lectures triviales, courantes de Nietzsche en poin­tant des avatars du « surhomme » dans la litté­ra­ture de feuille­ton de Dumas. Le compte de Monte-Cristo en sa volonté de vengeance permettent à la « petite bour­geoi­sie » de trou­ver un opium exal­tant. On note le sens de la formule de Gram­sci. Elle n’est pas que rhéto­rique. A propos du « petit bour­geois » qui dans la nomen­cla­ture marxiste des années 1920 désigne en partie une frac­tion de classe menaçante de par son absence d’al­liance stable et d’in­té­rêts bien compris,

« ‘’Mieux vaut vivre un jour comme un lion, que cent ans comme un mouton’’, succès parti­cu­liè­re­ment grand chez ceux qui sont véri­ta­ble­ment et irré­mé­dia­ble­ment des moutons. »p. 91

Ça sonne lycéen de Termi­nale en sortie de cours de philo mais il est des sarcasmes libé­ra­teurs. De soi d’abord.

Atten­tif aux condi­tions de récep­tion et de diffu­sion des discours en les milieux popu­laires et des classes moyennes, Gram­sci amorce une critique des formes de la diffu­sion moderne des images et des sons.

Pour notre classe qui êtes aux cieux quels martyrs endu­rer ?

Violence, violence. Quelle disci­pline nous faut-il ? La ques­tion se pose via la diffu­sion de masse d’images et de sons. On lira une distinc­tion féconde entre la disci­pline et le confor­misme. Distinc­tion fine. A partir de la figure du singe héri­tée de Rudyard Kipling en son Livre de la jungle et de Walter Benja­min en son L’Œuvre d’art à l’époque de sa repro­duc­ti­bi­lité tech­nique on s’in­ter­roge sur les peuples de singes. Les singes s’imitent entre eux. Les fascistes aussi. Peut-on envi­sa­ger un bon mimé­tisme, une imita­tion créa­trice, féconde, pour lutter contre la violence disci­pli­naire de l’ex­trême-droite ou au contraire devons-nous aban­don­ner toute forme d’imi­ta­tion ? Ne serait-ce pas sous-esti­mer ce méca­nisme social courant ? Au travail, j’imite mon collègue pour apprendre. On peut situer l’imi­ta­tion dans la sphère du travail au moment taylo­riste et le lier à la ratio­na­li­sa­tion qu’il implique. Ne s’agit-il pas d’ac­ter cette tendance ou ce travail imita­tif pour s’en défaire, le réécrire ? Comment ne pas deve­nir des singes mais des Balous qui dansent sans se lais­ser hypno­ti­ser par le serpent fasciste ?

Quelques pistes sont ouvertes. Il s’agi­rait de mettre en œuvre un certain « confor­misme » choisi i.e. une confor­mité accep­tée aux buts et objec­tifs fixés collec­ti­ve­ment par le Parti. Le Parti sera défini en partie et en première lecture dans Les Cahiers de prison comme rele­vant de la forma­tion d’un « intel­lec­tuel collec­tif » au sens où sa démo­cra­tie interne et son souci de forma­tion perma­nent lui permettent d’es­pé­rer que chaque prolé­taire parti­cipe de l’in­tel­li­gence collec­tive. On aurait alors une obli­ga­tion libre­ment choi­sie. Se fixer des buts et cher­cher à les atteindre selon une orga­ni­sa­tion rele­vant du centra­lisme démo­cra­tique. On cher­chera ainsi à rendre les actions de notre classe effi­cace et en nos temps obscurs à ne pas lais­ser le terme « d’ef­fi­ca­cité » à ce gros faf d’Elon Musk. Quels buts se fixer ? D’abord ceux de la critique.

Du refus de ne pas jouer (Des jeux, des jeux, encore des jeux !)

Contre la disci­pline fasciste qui produi­rait une « masse fermée » i.e. close sur elle-même, prise dans de stricts rapports imita­tifs opaques à eux-mêmes la préface esquisse une disci­pline capable de créa­tion, d’in­ven­tion de masses ouvertes i.e. en mesure de se ména­ger des marges de liberté.

« Pour Gram­sci comme pour Benja­min, on peut parler de fascisme dès lors que la marge de liberté, l’es­pace de jeu qui existe entre la masse et la conscience qu’elle possède d’elle-même, est suppri­mée, et que la masse se voit attri­buer un espace à partir duquel il n’est plus ques­tion d’agir, à partir duquel ne s’ouvre plus la chance de possé­der une conscience de soi : la masse se voit attri­buer un espace unique­ment dédié à la réac­tion.  » Préface, p. 19

Certes le terme de « masse » peut nous sembler désuet, au titre des plura­li­sa­tions actuelles des sujets des éman­ci­pa­tions. Toute­fois rete­nons que rien n’em­pêche de penser que des logiques d’as­si­gna­tion des sujets poli­tique visant des éman­ci­pa­tions persistent. A partir de quand sommes-nous contraints à la « réac­tion » i.e. à réagir seule­ment ? Est-ce là une posi­tion impos­sible à renver­ser ? Peut-être si à l’es­pace attri­bué vient se joindre comme l’in­dique Massimo Palma une absence de ques­tion­ne­ment et la suppres­sion de « la chance de possé­der une conscience de soi ». Le degré zéro de soi. Un légume, une masse qui pendouille au bout de sa chaîne rouillée donc. A l’in­verse que serait une « masse ouverte » ? Peut-être un ensemble coagulé en action peut-être, qui assume sa diver­sité et qui ne réagi­rait pas à chaque provo­ca­tion mais agirait selon des orien­ta­tions stra­té­giques selon une tempo­ra­lité qui lui serait en partie en propre.

Troi­sième figure – Critique commu­niste

De même que « sans maîtrise la puis­sance n’est rien » (Pirelli, publi­cité des années 2010), sans struc­ture ni cadre d’ana­lyse un intel­lec­tuel n’est pas grand chose. On lit dans ces articles allant de 1921 à 1924 outre des intui­tions rela­tives à la mise en spec­tacle des crises et soubre­sauts de la société italienne d’après-guerre se vivant comme défaite alors que vainqueur du conflit mondial via la farce tragique de l’aven­ture de Fiume des analyses au jour le jour de la conjonc­ture. Atten­tif au procès de Giacomo Matteoti il scrute ce temps comme réver­sible. A la fois un moment de conscience malheu­reuse d’un honnête homme socia­liste, intègre, faisant trem­bler de par sa droi­ture morale et son sens de la contra­dic­tion le fragile auto­ri­ta­risme fasciste et le temps propice à une grève géné­rale de soutien visant à aller de l’avant.

Au fil de l’as­cen­sion de Musso­lini, Gram­sci décor­tique les aléas de cette prise de pouvoir, y voit une figure du refus de la poli­tique. Gram­sci saura voir en quelques distinc­tions nettes et sur le fil de l’ac­tua­lité au moins deux types de fascisme. L’un agraire et l’autre plus urbain.

Intel­lec­tuel orga­nique il ne cesse de propo­ser des orien­ta­tions stra­té­giques et des coups tactiques visant à mobi­li­ser une classe que la social-démo­cra­tie, enfon­cée entre autres dans son « créti­nisme parle­men­taire » i.e. dans une stra­té­gie de grèves perlées et de seule bataille insti­tu­tion­nelle qu’elle aban­donne lors de revers atten­dus ne parvient pas à entendre. Dès lors à partir de Gram­sci on pourra se deman­der, contre la stra­té­gie d’ac­cu­mu­la­tion progres­sive et paci­fique de forces mise en œuvre par la social-démo­cra­tie « à quoi ça sert d’avoir une classe ouvrière si c’est pour rien faire dedans ? ». Quelles arti­cu­la­tions penser entre la sphère légale rongée, encer­clée, prise de l’in­té­rieur par les fascistes et les actions syndi­cales ? On reprend ainsi le débat sur la violence comme moyen accep­table ou non en vue d’une fin esti­mée juste.

En un plan géné­ral on note la luci­dité de Gram­sci. Ainsi dans la conscience qu’il a de l’im­pos­si­bi­lité de rester isolé en avant-garde et des limites que comporte l’at­ti­tude qu’il quali­fie de « pion­nier ». Une conquête sera jugée vaine si elle reste sans défense.

On lit dans ces quelques articles un premier portrait impres­sion­niste, des traits esquis­sés d’un intel­lec­tuel radi­cal, intran­si­geant, drôle, au sens de l’art de la formule. Gram­sci avait des lunettes mais il a su ne jamais deve­nir le schtroumpf à binocles d’au­cun Grand Schtroumpf si ce n’est de son camp social d’élec­tion, choix qui se dessine à travers ses pages. Musso­lini l’a compris. Consé­quent il l’a fait enfer­mer à triple tour. Benito Musso­lini, un exalté consé­quent donc redou­table. N’ou­blions pas avec Gram­sci que tenir la ligne c’est d’abord la tenir contre les méchants et que comme dirait ma nièce, « Il faut être gentil avec les gentils et méchants avec les méchants. » A (re)lire donc, pour prendre les loups d’aujourd’­hui au sérieux.

Pierre Jean

Combattre le fascisme, Anto­nio Gram­sci, La varia­tion, Paris, 2025, préfacé par Massimo Palma, textes choi­sis, traduits de l’ita­lien, anno­tés et post­fa­cés par Manuel Espo­sito.

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