Sylvie Laurent, historienne : « Le maccarthysme était une version mineure de ce qui se joue aujourd’hui aux Etats-Unis »
En réalité, McCarthy est loin d’être hérétique. La « chasse aux sorcières » menée par l’Etat américain, faite de fabrication de preuves, d’aveux arrachés, de procédures expéditives et d’intimidations policières, avait débuté dès 1919. Après que des anarchistes italiens avaient menacé des élus, le FBI de J. Edgar Hoover et un procureur avaient en effet orchestré une série de raids punitifs dans 11 villes américaines, ciblant les immigrants italiens et juifs d’Europe de l’Est. Cette opération se solda par plus de 6 000 arrestations.(…)
McCarthy, s’il n’est pas l’instigateur de cette paranoïa politique, franchit pourtant un cran. Il est l’Etat contre lui-même. Sa cible privilégiée, ce sont les fonctionnaires de tout rang : plus de 1 500 d’entre eux sont révoqués, des centaines démissionnent, et McCarthy s’acharne à accuser les départements d’Etat et de la défense d’abriter sciemment de dangereux conspirateurs à la solde de Moscou.
Le mélange de démagogie, de violence politique, de haine de la gauche et de conspirationnisme d’extrême droite qui présida à ce que l’on a rapidement nommé le « maccarthysme » est certainement un épisode fondateur de l’histoire contemporaine des Etats-Unis. (…)
Pourtant, on se trompe en qualifiant de « nouveau maccarthysme » l’entreprise actuelle de dénonciation, de répression et de punition qui s’étend aux Etats-Unis. Certes, il est tentant de rappeler que le mentor du jeune Donald Trump, le juriste Roy Cohn, fut un très proche de McCarthy et qu’en tant que procureur, c’est lui qui obtint qu’Ethel Rosenberg fut envoyée à la chaise électrique. La filiation est établie.
Mais en réalité, le maccarthysme fut une version mineure de ce qui se joue aujourd’hui aux Etats-Unis. En pleine guerre froide et alors qu’il y avait bel et bien des sympathisants communistes dans le pays, il n’était pas complètement insensé de relier leur militantisme à la situation internationale. Aujourd’hui, « ennemis de l’intérieur » désigne une vaste nébuleuse fantasmatique : groupes antifas qu’aucune agence de renseignement n’a jamais identifiés, « ultragauche » subversive regroupant militants environnementaux, féministes ou LGBT+, non violents et protégés par le premier amendement, universités et associations libérales caricaturées en lieux de perdition morale, villes « en proie à la sédition », uniquement car elles sont dirigées par un ou une démocrate.
Aujourd’hui, l’ensemble des pouvoirs exécutif et législatif, ainsi que l’échelon suprême du judiciaire, les représentants les plus importants du capitalisme américain et les grands groupes médiatiques participent à une purge du corps social. Des listes de professeurs et d’étudiants sont remises au gouvernement, des visas sont révoqués, des journalistes [notamment lors des manifestations à Los Angeles, en juin] et des élus violentés.
La raison d’Etat invoquée par Donald Trump pour justifier cette répression évoque, davantage que le maccarthysme, la politique répressive du début des années 2000 lorsque le Patriot Act, voté par le Congrès, légalisa la chasse aux « terroristes » et légitima la rétraction des libertés et des protections civiles. (…)
Pourtant, même face à de telles comparaisons, la politique actuelle est inédite. Loin du légalisme de George W. Bush, Trump discipline la société civile en brandissant l’acte d’insurrection de 1807, instituant l’état d’urgence permanent. Au nom d’un risque imminent à la sécurité nationale, il peut punir, licencier, déporter, embastiller. Surtout, il applique la stratégie contre-insurrectionnelle à sa propre nation.
Ce n’est pas une idéologie étrangère qu’il prétend extirper mais la vieille tradition libérale américaine.(…)Nous sommes aujourd’hui témoins d’un « régime » policier. (…)
Sylvie Laurent est historienne et américaniste, maîtresse de conférences à Sciences Po. Elle est l’autrice de « La Contre-révolution californienne », Seuil, 72 p., 5,50 €.
