Extraits
A Gaza, la mort silencieuse des hommes, femmes et enfants malades et mutilés
« Nous avons tellement souffert pendant la guerre. Les deux devaient régulièrement recevoir des transfusions sanguines, nous devions nous-mêmes trouver des donneurs, car les hôpitaux n’avaient aucune réserve », témoigne Arafat Barbakh, leur père, au téléphone, Israël interdisant toujours l’accès à la bande de Gaza à la presse internationale. Originaire de Rafah, il vit actuellement à Al-Mawassi, sur la côte sud, où s’étendent des centaines de milliers de tentes de déplacés.
L’homme de 43 ans, la voix éteinte, prend de grandes inspirations pour parvenir à raconter son histoire. Les jumelles avaient été inscrites sur la liste d’évacuation pour un traitement urgent à l’étranger. Mais, entre-temps, la maison des Barbakh a été bombardée et Razan grièvement blessée. Privés de matériel médical pour opérer, les médecins n’ont eu d’autre choix que de l’amputer des deux jambes.
En soins intensifs, la jeune fille a vécu son dernier mois dans l’agonie. « Ils lui coupaient tous les jours un peu plus de ses jambes, bien au-dessus du genou, pour éviter les infections, et elle devait sans cesse être transfusée, explique son père. Il n’y avait aucun traitement pour éliminer l’excès de fer dans son sang, qui a aggravé son état. Elle aurait pu être sauvée si elle avait pu quitter Gaza à temps. Sa sœur jumelle est traumatisée et a sombré dans le mutisme. »
Cinq mois après la mort de sa sœur, Rawan a eu la chance d’être évacuée aux Emirats arabes unis avec sa mère pour subir une greffe de moelle osseuse. Mais son opération est suspendue, faute de donneur compatible : son père, interdit de voyager, n’est pas considéré comme un patient médical. Avant la guerre, 90 % des leucémies étaient curables dans la bande de Gaza, selon les hôpitaux de l’enclave.
Comme Razan Barbakh, près de 1 000 personnes sont mortes dans l’attente d’une évacuation à l’étranger pour se faire soigner, dont 154 enfants. « Il n’y a aucun traitement biologique ni radiothérapeutique pour les cancéreux. Pendant un an, nous n’avons pratiqué aucune chimiothérapie », explique, au Monde, Mohammed Abou Nada, directeur médical du centre de cancérologie de l’hôpital Nasser, qui accueille actuellement le plus grand nombre de patients.
(…)« Aujourd’hui, plus de 50 % des 12 500 patients cancéreux ne reçoivent aucun traitement, ce qui les expose à un risque de mort imminente », précise M. Abou Nada.
Si le fragile cessez-le-feu entré en vigueur le 10 octobre a ralenti le nombre de nouvelles victimes, une partie de la population continue de mourir en silence, faute de soins. Selon les autorités sanitaires locales, plus de 69 000 personnes ont été tuées depuis le 7 octobre 2023 – un bilan qui ne recense que les morts directes dues aux opérations israéliennes. Une lettre signée de trois chercheurs et publiée en juillet 2024 par la revue médicale britannique The Lancet, expliquait que, dans les conflits récents, le nombre de morts indirectes – liées à l’effondrement du système de santé, aux pénuries de nourriture et d’eau, et aux déplacements forcés – est trois à quinze fois plus élevé que le nombre de morts directes. En usant d’un ratio conservateur de quatre pour un, la revue avait estimé que le véritable coût humain de l’offensive israélienne pourrait s’élever à 186 000 morts. En appliquant cette méthodologie au bilan actuel, on atteint le chiffre de 345 000 morts.
(...) Tous les appareils IRM ont été détruits, tout comme la quasi-totalité des scanners et autres outils de diagnostic, ainsi que la plupart des laboratoires.
Parmi les patients les plus fragilisés figurent ceux souffrant d’insuffisance rénale, favorisée par la malnutrition et les conditions sanitaires déplorables dans les camps de déplacés. (…)
Alors que l’accord de paix élaboré par le président américain prévoyait la réouverture, au sud, du point de passage de Rafah et la sortie quotidienne des patients sans entrave, le poste-frontière reste fermé par Israël. Début novembre, quelque 18 500 personnes – atteintes de cancer, d’insuffisance rénale, de malformations congénitales ou de blessures de guerre – figuraient sur la liste d’évacuation pilotée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans le cadre du programme Medevac selon les autorités sanitaires à Gaza. Seules 146 ont été évacuées depuis la proclamation du cessez-le-feu, soit moins de cinq patients par jour. Depuis le 7 octobre 2023, 8 000 patients ont été transférés vers d’autres pays, dont les deux tiers (5 000) avant la fermeture du terminal de Rafah, le 6 mai 2024.
Depuis, les évacuations ne se font plus qu’au compte-gouttes, principalement vers l’Egypte, les Emirats arabes unis et le Qatar. « A présent, le blocage vient surtout des pays occidentaux, qui ne participent pas assez à l’effort d’accueil », pointe Rosalia Bollen, porte-parole de l’Unicef Palestine. (…)
« Israël, en tant que force d’occupation, a l’obligation de garantir la libre circulation des patients au sein des territoires palestiniens. Les pays tiers n’accepteront jamais d’accueillir autant de malades, c’est du jamais-vu dans l’histoire », dénonce un responsable humanitaire sous le couvert de l’anonymat. Le Centre palestinien pour les droits de l’homme accuse Israël de mener une « politique de punition collective » en violation du droit international.
En attendant, chaque diagnostic supplémentaire à Gaza résonne comme une condamnation à mort. (…)
