5 décembre 2025

« Alter­na­tives écono­miques ». Shlomo Sand et l’État bina­tio­nal en Pales­tine

Shlomo Sand : « La meilleure solu­tion pour satis­faire les Pales­ti­niens et les Israé­liens est un Etat bina­tio­nal »

Le 04 Août 2025 11 min
Shlomo Sand Histo­rien, profes­seur émérite à l’uni­ver­sité de Tel-Aviv

L’his­to­rien israé­lien Shlomo Sand, né en 1946, est profes­seur émérite à l’uni­ver­sité de Tel-Aviv. Dans son livre Deux peuples pour un Etat ?, Relire l’his­toire du sionisme (Seuil), paru en France en 2024, mais écrit avant le 7 octobre 2023, il défend la créa­tion d’un Etat bina­tio­nal démo­cra­tique où les Israé­liens et les Pales­ti­niens auraient les mêmes droits.

Il appuie sa propo­si­tion d’une plon­gée dans l’his­toire du sionisme et de ses penseurs modé­rés du siècle précé­dent.

Dans l’en­tre­tien qu’il nous a accordé, l’his­to­rien réagit aux décla­ra­tions de plusieurs Etats occi­den­taux, dont la France, qui préco­nisent de recon­naître l’Etat de Pales­tine et de pous­ser pour une solu­tion diplo­ma­tique à deux Etats.

La France, par la voix d’Em­ma­nuel Macron, a annoncé qu’elle allait recon­naître l’Etat de Pales­tine en septembre, tout comme le Royaume-Uni (sous condi­tions) ou encore le Canada. Comment avez-vous réagi ?

Shlomo Sand : J’étais très content. Je ne crois pas que la recon­nais­sance de cet Etat pales­ti­nien, qui n’existe pas, a une grande valeur poli­tique, mais je pense que c’est très impor­tant pour recon­naître au niveau mondial l’iden­tité pales­ti­nienne. La déci­sion de la France ne va pas entraî­ner une recon­nais­sance mutuelle entre Israël et l’Etat pales­ti­nien. Mais la décla­ra­tion d’Em­ma­nuel Macron va tout de même dans le bon sens. J’ai défendu la solu­tion à deux Etats presque toute ma vie, mais aujourd’­hui, je ne pense plus que l’on puisse établir un Etat pales­ti­nien viable.

Pourquoi ?

Sh. S. : J’ai changé d’avis il y a trois ans, en obser­vant la pour­suite massive de la colo­ni­sa­tion israé­lienne en Cisjor­da­nie et l’élar­gis­se­ment de la prise de contrôle par Israël de l’est de Jéru­sa­lem. Selon l’Or­ga­ni­sa­tion des nations unies (ONU), il y a plus de 700 000 colons israé­liens en Cisjor­da­nie. En Israël, on compte plus de deux millions de Pales­ti­niens citoyens israé­liens. En Gali­lée, dans le nord du pays, la langue la plus parlée est l’arabe. Les données démo­gra­phiques montrent bien l’im­bri­ca­tion des popu­la­tions. Leur sépa­ra­tion en deux Etats devient de plus en plus impos­sible.

Un Etat pales­ti­nien qui serait créé aujourd’­hui serait une sorte de « bantous­tan » sous contrôle israé­lien, un Etat fantoche qui ressem­ble­rait aux régions créées sous le régime d’apar­theid en Afrique du sud. En effet, je ne crois pas qu’Is­raël accep­te­rait un vrai Etat pales­ti­nien, avec Jéru­sa­lem pour capi­tale.

Quelle serait, alors, la meilleure solu­tion selon vous ?

Sh. S. : Je me suis plongé dans l’his­toire pour trou­ver une alter­na­tive. J’en suis arrivé à penser que la meilleure solu­tion qui puisse satis­faire les Pales­ti­niens et les Israé­liens ne peut être qu’un Etat bina­tio­nal. Dans l’his­toire du sionisme, un grand nombre de penseurs ont défendu cette idée. Cela nous permet­trait de vivre ensemble, Israé­liens et Pales­ti­niens, et paral­lè­le­ment donner une expres­sion natio­nale à ces iden­ti­tés. Nous pouvons prendre exemple sur la Belgique, sur la Suisse, qui sont aussi des Etats pluri­na­tio­naux.

Je suis venu à défendre cette idée en réali­sant l’at­ta­che­ment des Pales­ti­niens à Jaffa ou Haïfa [deux villes où les Arabes ont été expul­sés par les forces armées israé­liennes en 1948, NDRL.]. Tous les leaders du Hamas, à Gaza, sont des enfants de réfu­giés de 1948. Cet atta­che­ment ne dispa­raî­tra pas et deux Etats sépa­rés ne leur donne­ront pas l’ac­cès à ces villes [qui font partie de l’Etat israé­lien selon le plan de partage de l’ONU de 1947, NDLR.]. Donc une solu­tion bina­tio­nale serait plus juste.

Mais ça, c’était jusqu’au 7-Octobre. Depuis, je suis déses­péré. Donc quand Emma­nuel Macron annonce recon­naître la Pales­tine, je le soutiens. Sans illu­sion.

Vous disiez qu’au cours de l’his­toire, un certain nombre de penseurs du sionisme ont défendu un Etat bina­tio­nal. Lesquels et pourquoi ?

(…)

En 1925, un groupe d’in­tel­lec­tuels juifs fonde Brit Shalom, l’« Asso­cia­tion pour la paix », qui prône le rappro­che­ment entre les Juifs et les « Indi­gènes ». Parmi les membres de ce groupe, le philo­sophe juif Martin Buber (1878–1965), a défendu toute sa vie un Etat bina­tio­nal. Il faut aussi citer Judah Magnes (1877–1948), le fonda­teur de l’uni­ver­sité hébraïque de Jéru­sa­lem, qui était sioniste mais qui s’op­po­sait à la créa­tion d’un Etat juif séparé.

Enfin, il ne faut pas oublier Hannah Arendt (1906–1975). Elle a soutenu le sionisme, mais a toujours insisté sur l’im­por­tance de la coexis­tence avec les « Indi­gènes ». Dès 1948, elle insiste sur le fait qu’un Etat exclu­si­ve­ment juif ne pourra pas vivre en paix au Proche-Orient et qu’il sera condamné à traver­ser une guerre tous les dix ans.

La solu­tion bina­tio­nale était une idée à la fois morale et prag­ma­tique : pour vivre en paix dans le monde arabe, il fallait construire un Etat incluant les gens qui habi­taient déjà là.

(…) Le plus impor­tant est que les Pales­ti­niens des terri­toires occu­pés obtiennent des droits, humains et civiques.

Même si Israël est aujourd’­hui un Etat bina­tio­nal de fait, mais un Etat d’apar­theid, n’est-ce pas une totale utopie de défendre une solu­tion à un Etat, quand on voit le niveau de violence et de haine de part et d’autre ?

Sh. S. : (…)

Nous sommes aujourd’­hui face à deux élites poli­tiques qui ne se recon­naissent pas l’une l’autre. Le gouver­ne­ment de Neta­nya­hou ne recon­naît pas le peuple ou l’iden­tité pales­ti­nienne. Paral­lè­le­ment, le Hamas ne recon­naît pas une iden­tité et un peuple israé­lien. (…)

Juste­ment, est-ce que vous voyez du soutien, côté pales­ti­nien, pour un Etat bina­tio­nal ?

Sh. S. : Beau­coup de réfu­giés pales­ti­niens aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, défendent un seul Etat démo­cra­tique, mais ceux qui soutiennent un Etat bina­tio­nal sont plus rares, parce qu’une grande partie d’entre eux ne recon­naissent pas l’iden­tité israé­lienne. Je comprends, ce n’est pas simple. Mais c’est l’une des faiblesses des Pales­ti­niens de ne pas recon­naître que le sionisme a créé deux peuples en Pales­tine : un peuple pales­ti­nien et un peuple israé­lien.

Histo­rique­ment, des intel­lec­tuels pales­ti­niens ont égale­ment défendu la créa­tion d’un Etat bina­tio­nal. Edward Saïd (1935–2003), par exemple, a d’abord pris posi­tion en faveur de deux Etats mais il a ensuite changé d’avis, esti­mant qu’un Etat pales­ti­nien ne pouvait pas être créé au vu de l’in­tri­ca­tion des popu­la­tions. Beau­coup d’autres Pales­ti­niens sont pour un Etat bina­tio­nal.

Y compris aujourd’­hui, au sein de la popu­la­tion pales­ti­nienne en Cisjor­da­nie ?

Sh. S. : C’est très diffi­cile de savoir ce que les gens pensent en Cisjor­da­nie. Le fait que l’Au­to­rité pales­ti­nienne, contrô­lée par le Fatah de Mahmoud Abbas, refuse d’or­ga­ni­ser des élec­tions depuis 2006 montre qu’il n’a pas de majo­rité dans la popu­la­tion.

Je crains qu’ac­tuel­le­ment une grande majo­rité de Pales­ti­niens soutienne le Hamas. Dans l’his­toire, l’ex­pres­sion de la force a toujours attiré les masses. Le Hamas a commis des atro­ci­tés le 7-Octobre et le fait qu’Is­raël ait ensuite multi­plié ces atro­ci­tés dans la bande de Gaza ne change rien au fait que les actes du Hamas doivent être quali­fiés d’atro­ci­tés. Malheu­reu­se­ment, je n’en­tends pas assez de critiques des Pales­ti­niens à l’égard du Hamas.

(…)

Dans votre livre, écrit avant le 7 octobre 2023, vous écri­vez que la région semblait condam­née à traver­ser des catas­trophes avant que l’éga­lité et la justice trouvent le moyen de s’im­po­ser. Après les massacres du Hamas et après plus d’un an de guerre géno­ci­daire à Gaza, avez-vous encore de l’es­poir ?

Sh. S. : J’y crois moins et je suis déses­péré. Par la cruauté du Hamas et par la cruauté du gouver­ne­ment israé­lien qui pour­suit le massacre à Gaza.(…)

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