Clémen­tine Autain : « Rendre au fémi­nisme son tran­chant »

Dans votre dernier livre, vous reve­nez sur une idée qu’on a déjà croi­sée dans vos écrits, celle de l’ar­ti­cu­la­tion, du ET. Comment la conce­vez-vous, entre vos enga­ge­ments à la gauche radi­cale et dans le fémi­nisme ?

Effec­ti­ve­ment, ça fait partie de mes obses­sions : on est dans un moment où se cherche l’ar­ti­cu­la­tion entre la tradi­tion du mouve­ment ouvrier (la lutte des classes, le maté­ria­lisme histo­rique) et les mouve­ments qui ont émergé au XXe siècle, et avec force dans les années 1968, tels que le fémi­nisme, l’éco­lo­gie ou l’an­ti­ra­cisme. Ces mouve­ments sont assez récents, même si on peut leur trou­ver des racines plus ou moins anciennes, donc nous avons du mal à sortir de la juxta­po­si­tion : dans les programmes et les discours, on parle du cœur, du centre  et de ce qui est à la péri­phé­rie. Le centre serait la ques­tion sociale et le reste tien­drait du « socié­tal ». Je me bats contre cette dicho­to­mie : le socié­tal est social et le social est socié­tal. On les hiérar­chise, on ne les arti­cule pas. D’où le parti pris de ce livre : nous ne parve­nons pas à mêler les combats éman­ci­pa­teurs entre eux, à les entre­mê­ler, alors qu’ils le sont de fait – il n’y a pas d’éco­lo­gie consé­quente sans lutte contre le pouvoir de capi­tal, pas de fémi­nisme sans remise en cause de l’éco­no­mie libé­rale, pas d’an­ti­ra­cisme sans lutte contre les inéga­li­tés terri­to­ria­les… Le progrès humain doit concer­ner tous les enjeux de la vie et donc le livre est à cette image : en passant de l’un à l’autre, je donne à voir une cohé­rence. Il ne s’agit pas de les sépa­rer en diffé­rentes parties (grand 1, le capi­ta­lisme ; grand 2, le fémi­nisme ; grand 3, l’éco­lo­gie) mais de saisir leur unité profonde : la lutte pour la libé­ra­tion, l’éman­ci­pa­tion humaine.

C’est proche de la posi­tion de Nancy Fraser, lorsqu’elle veut mener plusieurs fronts à la fois, non ?

Oui ! Je suis vrai­ment sur cette ligne. C’est la fémi­niste dont je me sens aujourd’­hui la plus proche.

Vous avez fait savoir dans Ne me libé­rez pas, je m’en charge que vous êtes « abreu­vée de marxisme ». De quelle façon cette tradi­tion a-t-elle nourri votre fémi­nisme ?

J’ap­par­tiens à la famille du fémi­nisme maté­ria­liste. Mon héri­tage, c’est plutôt Chris­tine Delphy qu’Antoi­nette Fouque ouLuce Iriga­ray. Je suis du côté de Colette Guillau­min ou deNicole-Claude Mathieu [à qui l’on doit le concept de vitriar­cat]. Lorsque je lis Judith Butler, dont j’ap­pré­cie l’ap­port, j’ai toujours un bémol : je trouve son analyse perfor­ma­tive très inté­res­sante mais elle fait tota­le­ment l’im­passe sur la dimen­sion maté­ria­liste de la domi­na­tion mascu­line, situant sa réflexion un peu hors-sol. Mais je ne pense pas non plus que tout soit soluble dans un marxisme primaire. Delphy a relié lutte des classes et fémi­nisme, en mettant notam­ment en évidence le mode de produc­tion domes­tique : j’ap­prouve cette démarche mais, dans le même temps, il nous faut prendre en consi­dé­ra­tion sérieu­se­ment la ques­tion des repré­sen­ta­tions et du symbo­lique. Le langage, le corps, le carac­tère perfor­ma­tif de l’ap­par­te­nance de genre m’in­té­ressent, à condi­tion de ne pas margi­na­li­ser le pan écono­mico-social. Il faut tenir les deux bouts : dire que le quoti­dien sexiste de la cais­sière de super­mar­ché ne relève que de ses condi­tions propre­ment maté­rielles est une erreur ; dire que son quoti­dien n’est qu’af­faire de décons­truc­tion iden­ti­taire, sans parler de préca­rité ni de flexi­bi­lité, est tota­le­ment abscons. D’où le ET qui doit débou­cher sur une inter­con­nexion profonde entre les deux dimen­sions qui, en réalité, s’en­tre­mêlent et se nour­rissent.

C’est aussi ce que Slavoj Žižek reproche à Butler.

Oui. Mais moi je reproche à Žižek de réduire le fémi­nisme à Butler et, surtout, de se moquer éper­du­ment de l’éga­lité hommes/femmes, comme de l’an­ti­ra­cisme, des mouve­ments LGBT ou encore de l’éco­lo­gie… Pour lui, vive la lutte anti­ca­pi­ta­liste, et le reste après ! Les autres combats lui paraissent secon­daires, et même dange­reux car pouvant détour­ner du « combat prin­ci­pal ». On connaît la chan­son, elle est vieille comme le marxis­me…. Et on sait très bien où elle nous mène : à l’im­passe. Certaines de ses analyses anti­ca­pi­ta­listes sont abso­lu­ment brillan­tis­simes mais Žižek passe à côté d’élé­ments fonda­men­taux de notre époque, en margi­na­li­sant tota­le­ment la domi­na­tion hétéro-sexiste, les dangers envi­ron­ne­men­taux ou la xéno­pho­bie.

Et l’idée qu’on trouve, dans l’œuvre de Marx et d’En­gels¹, des traces de fémi­nisme, ça vous évoque quoi ?

Défi­ni­ti­ve­ment, je ne crois pas en Dieu. Marx et Engels sont des humains, de leur temps. On peut retrou­ver ici ou là une cita­tion ou un propos qui tend vers l’éga­lité hommes/femmes mais ce n’est pas le cœur de leur œuvre. L’es­pèce d’exé­gèse où chacun va aller lire « son » Marx pour expliquer ensuite qu’il avait raison avant tout le monde, sur tout, ça ne m’in­té­resse que dans une certaine limite. Je crois qu’il faut aussi aller regar­der les impen­sés et les limites de la pensée de Marx – ce n’est en rien lui faire injure, c’est simple­ment avan­cer, progres­ser.

Vous parliez tout à l’heure du tandem social/socié­tal. Que vous inspirent les propos d’un Laurent Bouvet, dans Le Sens du peuple, lorsqu’il explique au contraire que la gauche a perdu son ancrage popu­laire en se foca­li­sant sur le socié­tal, au détri­ment du social ?

Roger Martelli a travaillé cette ques­tion, notam­ment dans Regards. Je partage tota­le­ment son analyse. Ça fait plusieurs années qu’on est en alerte sur ce sujet. Terra Nova a dit, pour faire court, que le cœur de l’élec­to­rat de gauche, ce ne sont plus les ouvriers (qui votent ailleurs) et qu’il faut donc viser les femmes et les immi­grés. La Gauche popu­laire – Bouvet en tête – a répondu à Terra Nova qu’il fallait, au contraire, reve­nir à l’ou­vrier blanc de la péri­phé­rie urbaine comme cœur de la gauche. Nous, nous refu­sons ces deux propo­si­tions. Il y a un piège à déjouer : celui de la concur­rence victi­maire et de l’en­fer­me­ment iden­ti­taire. Nous ne sommes plus à l’époque où le prolé­ta­riat était repré­senté dans l’ima­gi­naire par l’ou­vrier blanc de la grande indus­trie de proche banlieue. Le prolé­ta­riat contem­po­rain, ce sont aussi des ouvriers immi­grés dans le bâti­ment, des femmes employées dans la grande distri­bu­tion, des jeunes intel­los précai­res… L’enjeu n’est pas d’op­po­ser les immi­grés des quar­tiers les plus misé­reux de telle péri­phé­rie urbaine aux caté­go­ries blanches ouvrières ou « petite classe moyenne » des quar­tiers pavillon­naires. La ques­tion, c’est de les relier par un enjeu : l’éga­lité. Et cette égalité touche au partage des richesses et au recul des discri­mi­na­tions. Soit à l’ar­ti­cu­la­tion, une fois de plus, des combats. Je n’en­tends pas choi­sir entre fémi­nisme/anti­ra­cisme et luttes socio-écono­miques, au sens clas­sique du terme, car les femmes et les immi­grés sont en première ligne ! L’iden­tité est un piège car elle enferme les caté­go­ries de popu­la­tion, les oppose alors qu’il faut relier pour éveiller la conscience popu­laire. Et nous disons : « L’en­nemi, ce n’est pas l’im­mi­gré, c’est le banquier ».

Que pensez-vous des analyses de Chris­tophe Guilluy, expliquant que l’on a relé­gué les milieux popu­laires de la France « péri­phé­rique » ?

Je suis élue à Sevran, dans l’op­po­si­tion au conseil muni­ci­pal. Son discours accroît les frac­tures au lieu de les réduire. Je suis en perma­nence en contact avec des ouvriers blancs, ceux dont parle Guilluy, qui ont du mal à finir les fins de mois, aussi bien qu’a­vec des immi­grés au chômage ou des femmes plus que précaires, en familles mono­pa­ren­tales. On devrait les divi­ser ? Choi­sir qui, parmi eux, doit être le cœur de l’ac­tion de gauche ? Non. Dans des villes comme Sevran, au contraire, c’est la capa­cité à fédé­rer ces popu­la­tions qui peut créer une véri­table dyna­mique. Une fois de plus, il faut se tenir entre deux impasses : le Front Natio­nal, qui se pose en défen­seur de la France éter­nelle et de la fierté ouvrière blanche, et ceux qui estiment qu’il ne faut s’oc­cu­per que d’an­ti­ra­cisme et des luttes LGBT, sans se soucier des super­struc­tures néoli­bé­rales. Mettre en avant l’iden­tité, c’est tomber dans ce piège ; promou­voir l’éga­lité, c’est créer des liens entre des popu­la­tions qui, en effet, sont aujourd’­hui frac­tu­rées.

Vous déplo­rez le fait que le fémi­nisme soit récu­péré par le « poli­tique­ment correct ». Comment lui redon­ner sa force subver­sive ?

C’est juste­ment l’un des enjeux du fémi­nisme contem­po­rain. L’une des solu­tions, c’est de l’ar­ti­cu­ler avec la critique de la logique libé­rale. Ça le rend ainsi plus tran­chant : il ne serait plus qu’une simple ques­tion de repré­sen­ta­tions, qui tendent à éluder les enjeux de classes. Un fémi­nisme consé­quent doit s’at­taquer de front au libé­ra­lisme écono­mique : les femmes, redi­sons-le, sont les premières victimes de la flexi­bi­lité et de la préca­rité et les mesures d’aus­té­ri­tés touchent, entre autres choses, les centres IVG ou la possi­bi­lité de créer des crèches. Tout en n’igno­rant pas, d’un même élan, la ques­tion de la repré­sen­ta­tion. Dire qu’on est pour l’éga­lité entre hommes et femmes, comme on l’en­tend partout désor­mais, ça ne suffit pas, si on ne voit aucun problème avec les poupées Barbie ou le concours des Miss ou que l’on ne saisit pas la remise en cause de l’in­dé­pen­dance écono­mique des femmes avec la logique néoli­bé­rale.

L’es­sai Les fémi­nistes blanches et l’em­pire, paru aux éditions La Fabrique, a dénoncé le « fémi­nisme hégé­mo­nique » : c’est-à-dire, aux yeux de ses auteurs, blanc, bour­geois, isla­mo­phobe, euro­péo­cen­tré. Comment vous placez-vous dans ce débat ?

Il y aurait déjà à redire sur le livre en soi ! Je pense notam­ment à sa thèse problé­ma­tique à propos des pratiques homo-érotiques qui exis­te­raient dans le monde arabe alors que l’ho­mo­sexua­lité n’y exis­te­rait pas… Les auteurs margi­na­lisent le combat fémi­niste et ne prennent pas en compte l’hé­téro-sexisme. Ceci posé, je me suis battu contre la loi inter­di­sant le foulard à l’école. On revient au ET. La façon dont les femmes voilées ont été stig­ma­ti­sées en France relève de cette forme contem­po­raine du racisme qu’est le rejet des musul­mans. Le voile est extrê­me­ment visible quand on ne voit rien de ce qui façonne la domi­na­tion mascu­line ailleurs. Prenez mes talons hauts et mon rimmel : ils ne sont pas du tout asso­ciés à des choses sexistes, alors qu’ils pour­raient, et on se foca­lise de façon obses­sion­nelle sur le foulard. Comme si le sexisme n’était, dès lors, plus qu’un problème lié aux banlieues et à l’Is­lam ! Cette posi­tion ne me convient pas du tout. Et cela se retourne contre les femmes voilées qui, du coup, se sentent exclues : en tant que fémi­niste, je ne peux accep­ter qu’elles soient mises à distance de nos combats. Je suis pour l’auto-éman­ci­pa­tion, profon­dé­ment (on revient à ma culture marxiste). Ce n’est donc pas : « Tu retires ton foulard et tu fermes ta gueule. » Ma ques­tion est : « Comment faire pour que celle qui le porte n’ait plus le désir de le porter ? » Par ailleurs, le degré de domi­na­tion et d’alié­na­tion d’une femme ne se mesure pas au simple port d’un foulard, qui peut, du reste, avoir des signi­fi­ca­tions multiples !

Vous sentez-vous en mino­rité, parmi les fémi­nistes, avec cette posi­tion « de crête » ?

Ce n’est pas sûr… Pendant long­temps, on a pensé qu’il y avait une fron­tière étanche entre deux camps : ceux qui défen­daient les femmes voilées et ceux qui étaient à tout prix pour la loi et l’in­ter­dic­tion. En réalité, c’est plus compliqué : il y a un conti­nuum. Je m’ex­plique : quand il a fallu se battre contre la loi d’in­ter­dic­tion du voile à l’école, j’étais dans le camp des premiers – je suis de cette famille. Mais au nom de cette famille, je refuse le rela­ti­visme cultu­rel et le mépris pour les ques­tions fémi­nistes qui peut y exis­ter. Certains, en dehors du voile, ne voient plus rien – je pense par exemple aux enjeux liés à la laïcité. Et d’autres ne voient que lui… Je consi­dère que le foulard, comme le rouge à lèvres que je porte (et que les hommes ne portent pas), est un signe histo­rique de l’op­pres­sion des femmes, c’est-à-dire des normes sociales sur les corps. Lorsque je suis à côté d’une femme voilée, je ne peux pas dire que je ne porte aucun signe d’op­pres­sion et qu’elle est le symbole absolu de la soumis­sion. On peut toujours faire un débat hiérar­chique sur la gravité de tel ou tel signe exté­rieur, mais pas établir de fron­tières aussi nettes entre eux. J’ai parti­cu­liè­re­ment aimé le livre Islam pride d’Hélé Béji. Elle explique que plus on a pointé du doigt les femmes voilées, plus elles ont affirmé ce vête­ment comme un signe de résis­tance. Ça a créé du repli. C’était une erreur de cris­per sur cette ques­tion, quand il aurait fallu de la poro­sité, de la compré­hen­sion. On est en France, le foulard n’est donc pas la norme : comment a-t-on pu avoir aussi peu confiance en nos valeurs pour s’ef­frayer, à ce point, de ce maudit foulard ?

« Nos » valeurs ?

Celles de la Répu­blique. Au sens de notre espace commun français. Comment a-t-on pu avoir si peur ? C’est incroyable, un signe de faiblesse de notre part, parce que nos valeurs sont en panne dans l’en­semble de la société — liberté, égalité, frater­nité sont des mots qui sonnent creux, dans le vide. Comme si ces foulards allaient ébran­ler la Répu­blique ! Et l’on n’im­pose pas des valeurs par l’au­to­ri­ta­risme mais par la convic­tion. Il faut des lois mais il faut aussi faire atten­tion à ces outils coer­ci­tifs qui se déve­loppent par les temps qui courent : le contrôle social n’est pas la bonne méthode pour l’éman­ci­pa­tion.

Lorsque Chris­tine Delphy explique, dans Clas­ser, domi­ner, qu’on pour­rait imagi­ner un fémi­nisme avec l’Is­lam plutôt que contre lui, qu’en pensez-vous ?

Les reli­gions, et surtout les Églises, n’ont jamais été des points d’ap­pui progres­sistes. En France, nous avons en effet besoin de voir s’af­fir­mer un Islam modéré et entendre dire haut et fort que l’on peut être musul­man sans consti­tuer une menace pour le vivre ensemble. Toutes ces Unes de jour­naux sur « l’Is­lam, cette menace » ont alimenté un climat raciste. Quant au fémi­nisme avec ou contre l’Is­lam, ce n’est pas vrai­ment la ques­tion que je me pose… Je ne situe pas mon combat fémi­niste par rapport à l’Is­lam. Je combats le racisme qui prend la forme du rejet des musul­mans et je m’ef­force d’énon­cer un fémi­nisme qui puisse être audible et appro­priable par toutes, sans rien – ou presque ! – concé­der sur le fond. Ce n’est pas toujours simple car l’écart entre l’uto­pie fémi­niste et ce que nous pouvons arra­cher ici et main­te­nant reste grand.

Dans le livre que vous avez écrit avec votre frère, paru en 2008, vous expliquiez que les hommes gagne­raient à s’in­ves­tir dans le combat fémi­niste et qu’ils y trou­ve­raient même de l’in­té­rêt, pour leur propre épanouis­se­ment. À quoi pensiez-vous ?

Les hommes sont eux aussi enfer­més dans des stéréo­types, même si ça évolue peu à peu. En cari­ca­tu­rant : aimer les sciences et la tech­nique, savoir brico­ler, ne pas pleu­rer, adorer le foot, etc. Eux aussi ont des destins préfa­briqués. Ne pas s’oc­cu­per de leurs enfants, ne pas prendre leurs mercre­dis après-midi en RTT, etc. Il y a aussi des plai­sirs dans ce qui a struc­tu­rel­le­ment façonné la fémi­nité. L’éman­ci­pa­tion, ce n’est pas mettre la tota­lité de la fémi­nité histo­rique, comme construit social et iden­ti­taire, à la poubelle ; ce n’est pas dire, comme on a pu le croire à un moment, que les femmes doivent deve­nir des hommes. C’est avant tout la liberté de pouvoir évoluer hors de ces carcans impo­sés. Et les hommes sont égale­ment pris dans ces stéréo­types. Eux aussi ont besoin de s’éman­ci­per de ces modèles enfer­mant.

Vous avez été l’une des premières à faire entendre votre effroi lors de l’af­faire DSK-Diallo et vous avez tenu à donner plus de visi­bi­lité au viol. Il est sans doute trop tôt pour le consta­ter mais, malgré tout, avez-vous pu noter des évolu­tions ?

Je crois, oui, même si je n’ai rien pour le quan­ti­fier… On a ouvert une brèche, dans la foulée de cette affaire. L’His­toire le dira mais on a fait un pas, je pense. De même qu’il restera des traces de l’af­faire du Carl­ton, en ce moment. C’est inouï cette affaire, d’ailleurs : le corps des femmes marchan­disé, le désir des femmes nié, l’al­liance entre le pouvoir poli­tique, la puis­sance finan­cière et la posses­sion du corps des femmes… C’est litté­ra­le­ment écœu­rant et révol­tant, mais j’es­père que ça permet­tra, au moins, de faire avan­cer les consciences et les choses… Mais c’est loin, vrai­ment loin, d’être gagné. On avance par touches, par ruptures et prises de consciences succes­sives.

Dans un de vos livres, vous écri­vez qu’il vous a fallu du temps pour vous dire aboli­tion­niste, en matière de pros­ti­tu­tion. C’est-à-dire ?

J’ai toujours été aboli­tion­niste mais j’avais des amies, à Regard­sou chez les Verts, qui étaient règle­men­ta­ristes : elles m’ont fait me ques­tion­ner, hési­ter, réflé­chir. Mais je suis restée à ma posi­tion initiale, qui est celle de l’abo­li­tion. Le point de vue règle­men­ta­riste a ses argu­ments de nature progres­siste, que j’en­tends, même s’il ne me convainc pas. Lutter contre les stéréo­types contre les pros­ti­tuées ? Je suis d’ac­cord. Lutter pour des condi­tions de vie décentes et contre les violences qui leur sont faites ? Je suis d’ac­cord aussi. Mais je n’ou­blie pas cette phrase du fonda­teur du NID, que je trouve très juste : « Si la pros­ti­tu­tion n’est pas faite pour ceux que l’on aime, alors, elle n’est faite pour personne. » Les expé­ri­men­ta­tions régle­men­ta­ristes dans d’autres pays montrent que la pros­ti­tu­tion s’en trouve accrue. Je ne vois pas le progrès. Mais je vise l’éman­ci­pa­tion avant la coer­ci­tion. C’est une des raisons pour laquelle je suis aboli­tion­niste et non pas prohi­bi­tion­niste. C’est une grosse diffé­rence.

Votre aboli­tion­nisme est donc motivé par un posi­tion­ne­ment philo­so­phique et moral ?

C’est un choix de société. Je suis, de manière géné­rale, pour sortir les rapports sociaux de la marchan­di­sa­tion. La pros­ti­tu­tion touche égale­ment à la liberté de toutes les femmes. C’est l’idée que nos corps peuvent être vendus, notre libido ache­tée. Dans des socié­tés asymé­triques du point de vue hommes/femmes, la pros­ti­tu­tion est un vecteur de sexisme pour toutes et de violences pour les femmes pros­ti­tuées. Il est impor­tant de rappe­ler qu’une grande majo­rité de femmes qui se pros­ti­tuent ont été violées aupa­ra­vant. Ce n’est pas un hasard. Tout comme la détresse sociale peut pous­ser des femmes à faire ce « choix ». Je ne vois pas là le geste de liberté.

Une polé­mique a fait rage : celle du « genre » et de sa suppo­sée « théo­rie ». Gene­viève Fraisse, que vous citez parfois, a écrit dans son dernier livre, Les excès du genre, que ce terme est « une aven­ture risquée » et une notion ambi­guë. Comment l’abor­dez-vous ?

Je ne suis pas une cher­cheuse sur ces ques­tions et j’ap­pré­cie beau­coup les travaux de Gene­viève Fraisse. J’uti­lise de façon prag­ma­tique le terme de genre pour mettre l’ac­cent sur la dimen­sion de construc­tion sociale. Donc la poli­tique. S’il y a construit, on peut donc le décons­truire. Je vous le dis fran­che­ment : je suis inca­pable de faire la part entre l’inné et l’ac­quis – à vrai dire, elle m’in­té­resse assez peu. Il faudra des siècles pour déli­mi­ter tout ceci préci­sé­ment, si on y arrive un jour. Mais, au fond, qu’est-ce qu’on en a à faire ? La Nature n’est pas ma réfé­rence – autre­ment, par exemple, je ne serais pas favo­rable à la pilule et à l’avor­te­ment. Le « genre », tel que je l’uti­lise, est simple­ment ce qui permet de dési­gner la part établie socia­le­ment des iden­ti­tés des hommes et des femmes. Celle que l’on peut donc combattre.

Vous mettez souvent l’ac­cent sur l’or­di­naire, la vie quoti­dienne, les détails de tous les jours, pour asseoir vos propos poli­tiques. Le diable, rappe­lez-vous, s’y niche…

Oui. La poli­tique paraît hors-sol car elle est perçue comme trop tech­no­cra­tique ou idéo­lo­gique. Elle semble décon­nec­tée de la vie quoti­dienne alors que la poli­tique, au sens fort et posi­tif du terme, n’est que ça : la poli­tique est la vie quoti­dienne. Partir de l’or­di­naire pour se diri­ger vers la théo­rie me semble plus convain­cant – d’au­tant que cela inverse ce qu’on a l’ha­bi­tude de lire. La macro-écono­mie, la théo­rie fémi­niste, l’ave­nir de la planète sont des enjeux idéo­lo­giques passion­nants mais il faut voir de quelle façon tout cela se décline dans nos vies. C’est le pari que j’ai fait dans mon dernier livre. Il faut cher­cher les voies d’une parole poli­tique plus concrète, sensible, percu­tante. La parole poli­tique est aussi, sans doute, trop désin­car­née. Le moment de défiance à l’égard de la poli­tique que nous traver­sons appelle la sincé­rité.

Concluons, juste­ment, sur cette vie de tous les jours. Loin des cercles mili­tants, on constate à quel point le terme « fémi­nisme » braque immé­dia­te­ment. Au cours d’une soirée, d’un repas… Se reven­diquer du fémi­nisme, contrai­re­ment à d’autres courants, implique presque aussi­tôt un débat, des rires, du sarcasme. Comment l’ex­pliquez-vous ?

L’an­ti­fé­mi­nisme est encore très fort dans la société. Même à gauche. Les figures du fémi­nisme conti­nuent d’être des hysté­riques mal baisées. C’est une hypo­thèse que j’avance là : le fémi­nisme touche à l’in­time bien plus direc­te­ment que n’im­porte quel posi­tion­ne­ment poli­tique (commu­niste, anar­chiste, etc.). Ça concerne l’iden­tité de façon immé­dia­te­ment très intime. Les gens se sentent sanc­tion­nés, jugés par le propos fémi­niste. On voit le fémi­nisme comme un autre ordre moral, comme une police qui voudrait régen­ter. Alors que nous défen­dons la liberté, l’éman­ci­pa­tion ! C’est stupé­fiant ce non sens, cette cari­ca­ture. Mais, oui, il y a quelque chose d’épi­der­mique dès qu’on aborde le fémi­nisme.

Entre­tien publié sur le site de Ballast.

NOTES

1. Marx et Engels dési­gnèrent ainsi le lien qui existe entre le combat d’éman­ci­pa­tion et la lutte pour l’éga­lité des femmes : on juge une société au sort qu’elle réserve aux êtres les plus dému­nis. Le second déclara dans l’Anti-Dühring (1878), en para­phra­sant Fourier, que le « degré d’éman­ci­pa­tion des femmes est la mesure natu­relle de l’éman­ci­pa­tion géné­rale » (à quoi il ajouta quelques années plus tard, dans L’ori­gine de la famille, de la propriété privée et de l’État, que l’homme endosse, au sein de la cellule fami­liale, le rôle de la bour­geoi­sie et la femme celui du prolé­ta­riat). Marx, celui des Manus­crits de 1844, parla de la femme comme d’une « proie et servante de la volupté collec­tive » et du symbole de « l’in­fi­nie dégra­da­tion dans laquelle l’homme existe pour soi-même ». Et Lénine, plus tard, de connec­ter la condi­tion de la femme (« l’es­clave domes­tique » atta­chée à sa cuisine comme à ses enfants) à la trans­for­ma­tion écono­mique de la société tout entière. D’où l’énoncé du philo­sophe marxiste Henri Pena-Ruiz dans un ouvrage qu’il consa­cra à Karl Marx, en 2012 : « La femme du prolé­taire lui étant soumise en raison du machisme tradi­tion­nel, c’est fina­le­ment en elle que se condensent les effets les plus pronon­cés de l’ex­ploi­ta­tion. Deux formes de domi­na­tion se conjuguent alors, qui requièrent une atten­tion spéci­fique : la domi­na­tion de classe et la domi­na­tion sexiste. Le schéma expli­ca­tif de la lutte des classes ne perd pas pour autant de sa perti­nence, car l’iné­ga­lité des sexes pèse plus lourd dans le contexte des milieux les plus défa­vo­ri­sés. »

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