Dans votre dernier livre, vous revenez sur une idée qu’on a déjà croisée dans vos écrits, celle de l’articulation, du ET. Comment la concevez-vous, entre vos engagements à la gauche radicale et dans le féminisme ?
Effectivement, ça fait partie de mes obsessions : on est dans un moment où se cherche l’articulation entre la tradition du mouvement ouvrier (la lutte des classes, le matérialisme historique) et les mouvements qui ont émergé au XXe siècle, et avec force dans les années 1968, tels que le féminisme, l’écologie ou l’antiracisme. Ces mouvements sont assez récents, même si on peut leur trouver des racines plus ou moins anciennes, donc nous avons du mal à sortir de la juxtaposition : dans les programmes et les discours, on parle du cœur, du centre et de ce qui est à la périphérie. Le centre serait la question sociale et le reste tiendrait du « sociétal ». Je me bats contre cette dichotomie : le sociétal est social et le social est sociétal. On les hiérarchise, on ne les articule pas. D’où le parti pris de ce livre : nous ne parvenons pas à mêler les combats émancipateurs entre eux, à les entremêler, alors qu’ils le sont de fait – il n’y a pas d’écologie conséquente sans lutte contre le pouvoir de capital, pas de féminisme sans remise en cause de l’économie libérale, pas d’antiracisme sans lutte contre les inégalités territoriales… Le progrès humain doit concerner tous les enjeux de la vie et donc le livre est à cette image : en passant de l’un à l’autre, je donne à voir une cohérence. Il ne s’agit pas de les séparer en différentes parties (grand 1, le capitalisme ; grand 2, le féminisme ; grand 3, l’écologie) mais de saisir leur unité profonde : la lutte pour la libération, l’émancipation humaine.
C’est proche de la position de Nancy Fraser, lorsqu’elle veut mener plusieurs fronts à la fois, non ?
Oui ! Je suis vraiment sur cette ligne. C’est la féministe dont je me sens aujourd’hui la plus proche.
Vous avez fait savoir dans Ne me libérez pas, je m’en charge que vous êtes « abreuvée de marxisme ». De quelle façon cette tradition a-t-elle nourri votre féminisme ?
J’appartiens à la famille du féminisme matérialiste. Mon héritage, c’est plutôt Christine Delphy qu’Antoinette Fouque ouLuce Irigaray. Je suis du côté de Colette Guillaumin ou deNicole-Claude Mathieu [à qui l’on doit le concept de vitriarcat]. Lorsque je lis Judith Butler, dont j’apprécie l’apport, j’ai toujours un bémol : je trouve son analyse performative très intéressante mais elle fait totalement l’impasse sur la dimension matérialiste de la domination masculine, situant sa réflexion un peu hors-sol. Mais je ne pense pas non plus que tout soit soluble dans un marxisme primaire. Delphy a relié lutte des classes et féminisme, en mettant notamment en évidence le mode de production domestique : j’approuve cette démarche mais, dans le même temps, il nous faut prendre en considération sérieusement la question des représentations et du symbolique. Le langage, le corps, le caractère performatif de l’appartenance de genre m’intéressent, à condition de ne pas marginaliser le pan économico-social. Il faut tenir les deux bouts : dire que le quotidien sexiste de la caissière de supermarché ne relève que de ses conditions proprement matérielles est une erreur ; dire que son quotidien n’est qu’affaire de déconstruction identitaire, sans parler de précarité ni de flexibilité, est totalement abscons. D’où le ET qui doit déboucher sur une interconnexion profonde entre les deux dimensions qui, en réalité, s’entremêlent et se nourrissent.
C’est aussi ce que Slavoj Žižek reproche à Butler.
Oui. Mais moi je reproche à Žižek de réduire le féminisme à Butler et, surtout, de se moquer éperdument de l’égalité hommes/femmes, comme de l’antiracisme, des mouvements LGBT ou encore de l’écologie… Pour lui, vive la lutte anticapitaliste, et le reste après ! Les autres combats lui paraissent secondaires, et même dangereux car pouvant détourner du « combat principal ». On connaît la chanson, elle est vieille comme le marxisme…. Et on sait très bien où elle nous mène : à l’impasse. Certaines de ses analyses anticapitalistes sont absolument brillantissimes mais Žižek passe à côté d’éléments fondamentaux de notre époque, en marginalisant totalement la domination hétéro-sexiste, les dangers environnementaux ou la xénophobie.
Et l’idée qu’on trouve, dans l’œuvre de Marx et d’Engels¹, des traces de féminisme, ça vous évoque quoi ?
Définitivement, je ne crois pas en Dieu. Marx et Engels sont des humains, de leur temps. On peut retrouver ici ou là une citation ou un propos qui tend vers l’égalité hommes/femmes mais ce n’est pas le cœur de leur œuvre. L’espèce d’exégèse où chacun va aller lire « son » Marx pour expliquer ensuite qu’il avait raison avant tout le monde, sur tout, ça ne m’intéresse que dans une certaine limite. Je crois qu’il faut aussi aller regarder les impensés et les limites de la pensée de Marx – ce n’est en rien lui faire injure, c’est simplement avancer, progresser.
Vous parliez tout à l’heure du tandem social/sociétal. Que vous inspirent les propos d’un Laurent Bouvet, dans Le Sens du peuple, lorsqu’il explique au contraire que la gauche a perdu son ancrage populaire en se focalisant sur le sociétal, au détriment du social ?
Roger Martelli a travaillé cette question, notamment dans Regards. Je partage totalement son analyse. Ça fait plusieurs années qu’on est en alerte sur ce sujet. Terra Nova a dit, pour faire court, que le cœur de l’électorat de gauche, ce ne sont plus les ouvriers (qui votent ailleurs) et qu’il faut donc viser les femmes et les immigrés. La Gauche populaire – Bouvet en tête – a répondu à Terra Nova qu’il fallait, au contraire, revenir à l’ouvrier blanc de la périphérie urbaine comme cœur de la gauche. Nous, nous refusons ces deux propositions. Il y a un piège à déjouer : celui de la concurrence victimaire et de l’enfermement identitaire. Nous ne sommes plus à l’époque où le prolétariat était représenté dans l’imaginaire par l’ouvrier blanc de la grande industrie de proche banlieue. Le prolétariat contemporain, ce sont aussi des ouvriers immigrés dans le bâtiment, des femmes employées dans la grande distribution, des jeunes intellos précaires… L’enjeu n’est pas d’opposer les immigrés des quartiers les plus miséreux de telle périphérie urbaine aux catégories blanches ouvrières ou « petite classe moyenne » des quartiers pavillonnaires. La question, c’est de les relier par un enjeu : l’égalité. Et cette égalité touche au partage des richesses et au recul des discriminations. Soit à l’articulation, une fois de plus, des combats. Je n’entends pas choisir entre féminisme/antiracisme et luttes socio-économiques, au sens classique du terme, car les femmes et les immigrés sont en première ligne ! L’identité est un piège car elle enferme les catégories de population, les oppose alors qu’il faut relier pour éveiller la conscience populaire. Et nous disons : « L’ennemi, ce n’est pas l’immigré, c’est le banquier ».
Que pensez-vous des analyses de Christophe Guilluy, expliquant que l’on a relégué les milieux populaires de la France « périphérique » ?
Je suis élue à Sevran, dans l’opposition au conseil municipal. Son discours accroît les fractures au lieu de les réduire. Je suis en permanence en contact avec des ouvriers blancs, ceux dont parle Guilluy, qui ont du mal à finir les fins de mois, aussi bien qu’avec des immigrés au chômage ou des femmes plus que précaires, en familles monoparentales. On devrait les diviser ? Choisir qui, parmi eux, doit être le cœur de l’action de gauche ? Non. Dans des villes comme Sevran, au contraire, c’est la capacité à fédérer ces populations qui peut créer une véritable dynamique. Une fois de plus, il faut se tenir entre deux impasses : le Front National, qui se pose en défenseur de la France éternelle et de la fierté ouvrière blanche, et ceux qui estiment qu’il ne faut s’occuper que d’antiracisme et des luttes LGBT, sans se soucier des superstructures néolibérales. Mettre en avant l’identité, c’est tomber dans ce piège ; promouvoir l’égalité, c’est créer des liens entre des populations qui, en effet, sont aujourd’hui fracturées.
Vous déplorez le fait que le féminisme soit récupéré par le « politiquement correct ». Comment lui redonner sa force subversive ?
C’est justement l’un des enjeux du féminisme contemporain. L’une des solutions, c’est de l’articuler avec la critique de la logique libérale. Ça le rend ainsi plus tranchant : il ne serait plus qu’une simple question de représentations, qui tendent à éluder les enjeux de classes. Un féminisme conséquent doit s’attaquer de front au libéralisme économique : les femmes, redisons-le, sont les premières victimes de la flexibilité et de la précarité et les mesures d’austérités touchent, entre autres choses, les centres IVG ou la possibilité de créer des crèches. Tout en n’ignorant pas, d’un même élan, la question de la représentation. Dire qu’on est pour l’égalité entre hommes et femmes, comme on l’entend partout désormais, ça ne suffit pas, si on ne voit aucun problème avec les poupées Barbie ou le concours des Miss ou que l’on ne saisit pas la remise en cause de l’indépendance économique des femmes avec la logique néolibérale.
L’essai Les féministes blanches et l’empire, paru aux éditions La Fabrique, a dénoncé le « féminisme hégémonique » : c’est-à-dire, aux yeux de ses auteurs, blanc, bourgeois, islamophobe, européocentré. Comment vous placez-vous dans ce débat ?
Il y aurait déjà à redire sur le livre en soi ! Je pense notamment à sa thèse problématique à propos des pratiques homo-érotiques qui existeraient dans le monde arabe alors que l’homosexualité n’y existerait pas… Les auteurs marginalisent le combat féministe et ne prennent pas en compte l’hétéro-sexisme. Ceci posé, je me suis battu contre la loi interdisant le foulard à l’école. On revient au ET. La façon dont les femmes voilées ont été stigmatisées en France relève de cette forme contemporaine du racisme qu’est le rejet des musulmans. Le voile est extrêmement visible quand on ne voit rien de ce qui façonne la domination masculine ailleurs. Prenez mes talons hauts et mon rimmel : ils ne sont pas du tout associés à des choses sexistes, alors qu’ils pourraient, et on se focalise de façon obsessionnelle sur le foulard. Comme si le sexisme n’était, dès lors, plus qu’un problème lié aux banlieues et à l’Islam ! Cette position ne me convient pas du tout. Et cela se retourne contre les femmes voilées qui, du coup, se sentent exclues : en tant que féministe, je ne peux accepter qu’elles soient mises à distance de nos combats. Je suis pour l’auto-émancipation, profondément (on revient à ma culture marxiste). Ce n’est donc pas : « Tu retires ton foulard et tu fermes ta gueule. » Ma question est : « Comment faire pour que celle qui le porte n’ait plus le désir de le porter ? » Par ailleurs, le degré de domination et d’aliénation d’une femme ne se mesure pas au simple port d’un foulard, qui peut, du reste, avoir des significations multiples !
Vous sentez-vous en minorité, parmi les féministes, avec cette position « de crête » ?
Ce n’est pas sûr… Pendant longtemps, on a pensé qu’il y avait une frontière étanche entre deux camps : ceux qui défendaient les femmes voilées et ceux qui étaient à tout prix pour la loi et l’interdiction. En réalité, c’est plus compliqué : il y a un continuum. Je m’explique : quand il a fallu se battre contre la loi d’interdiction du voile à l’école, j’étais dans le camp des premiers – je suis de cette famille. Mais au nom de cette famille, je refuse le relativisme culturel et le mépris pour les questions féministes qui peut y exister. Certains, en dehors du voile, ne voient plus rien – je pense par exemple aux enjeux liés à la laïcité. Et d’autres ne voient que lui… Je considère que le foulard, comme le rouge à lèvres que je porte (et que les hommes ne portent pas), est un signe historique de l’oppression des femmes, c’est-à-dire des normes sociales sur les corps. Lorsque je suis à côté d’une femme voilée, je ne peux pas dire que je ne porte aucun signe d’oppression et qu’elle est le symbole absolu de la soumission. On peut toujours faire un débat hiérarchique sur la gravité de tel ou tel signe extérieur, mais pas établir de frontières aussi nettes entre eux. J’ai particulièrement aimé le livre Islam pride d’Hélé Béji. Elle explique que plus on a pointé du doigt les femmes voilées, plus elles ont affirmé ce vêtement comme un signe de résistance. Ça a créé du repli. C’était une erreur de crisper sur cette question, quand il aurait fallu de la porosité, de la compréhension. On est en France, le foulard n’est donc pas la norme : comment a-t-on pu avoir aussi peu confiance en nos valeurs pour s’effrayer, à ce point, de ce maudit foulard ?
« Nos » valeurs ?
Celles de la République. Au sens de notre espace commun français. Comment a-t-on pu avoir si peur ? C’est incroyable, un signe de faiblesse de notre part, parce que nos valeurs sont en panne dans l’ensemble de la société — liberté, égalité, fraternité sont des mots qui sonnent creux, dans le vide. Comme si ces foulards allaient ébranler la République ! Et l’on n’impose pas des valeurs par l’autoritarisme mais par la conviction. Il faut des lois mais il faut aussi faire attention à ces outils coercitifs qui se développent par les temps qui courent : le contrôle social n’est pas la bonne méthode pour l’émancipation.
Lorsque Christine Delphy explique, dans Classer, dominer, qu’on pourrait imaginer un féminisme avec l’Islam plutôt que contre lui, qu’en pensez-vous ?
Les religions, et surtout les Églises, n’ont jamais été des points d’appui progressistes. En France, nous avons en effet besoin de voir s’affirmer un Islam modéré et entendre dire haut et fort que l’on peut être musulman sans constituer une menace pour le vivre ensemble. Toutes ces Unes de journaux sur « l’Islam, cette menace » ont alimenté un climat raciste. Quant au féminisme avec ou contre l’Islam, ce n’est pas vraiment la question que je me pose… Je ne situe pas mon combat féministe par rapport à l’Islam. Je combats le racisme qui prend la forme du rejet des musulmans et je m’efforce d’énoncer un féminisme qui puisse être audible et appropriable par toutes, sans rien – ou presque ! – concéder sur le fond. Ce n’est pas toujours simple car l’écart entre l’utopie féministe et ce que nous pouvons arracher ici et maintenant reste grand.
Dans le livre que vous avez écrit avec votre frère, paru en 2008, vous expliquiez que les hommes gagneraient à s’investir dans le combat féministe et qu’ils y trouveraient même de l’intérêt, pour leur propre épanouissement. À quoi pensiez-vous ?
Les hommes sont eux aussi enfermés dans des stéréotypes, même si ça évolue peu à peu. En caricaturant : aimer les sciences et la technique, savoir bricoler, ne pas pleurer, adorer le foot, etc. Eux aussi ont des destins préfabriqués. Ne pas s’occuper de leurs enfants, ne pas prendre leurs mercredis après-midi en RTT, etc. Il y a aussi des plaisirs dans ce qui a structurellement façonné la féminité. L’émancipation, ce n’est pas mettre la totalité de la féminité historique, comme construit social et identitaire, à la poubelle ; ce n’est pas dire, comme on a pu le croire à un moment, que les femmes doivent devenir des hommes. C’est avant tout la liberté de pouvoir évoluer hors de ces carcans imposés. Et les hommes sont également pris dans ces stéréotypes. Eux aussi ont besoin de s’émanciper de ces modèles enfermant.
Vous avez été l’une des premières à faire entendre votre effroi lors de l’affaire DSK-Diallo et vous avez tenu à donner plus de visibilité au viol. Il est sans doute trop tôt pour le constater mais, malgré tout, avez-vous pu noter des évolutions ?
Je crois, oui, même si je n’ai rien pour le quantifier… On a ouvert une brèche, dans la foulée de cette affaire. L’Histoire le dira mais on a fait un pas, je pense. De même qu’il restera des traces de l’affaire du Carlton, en ce moment. C’est inouï cette affaire, d’ailleurs : le corps des femmes marchandisé, le désir des femmes nié, l’alliance entre le pouvoir politique, la puissance financière et la possession du corps des femmes… C’est littéralement écœurant et révoltant, mais j’espère que ça permettra, au moins, de faire avancer les consciences et les choses… Mais c’est loin, vraiment loin, d’être gagné. On avance par touches, par ruptures et prises de consciences successives.
Dans un de vos livres, vous écrivez qu’il vous a fallu du temps pour vous dire abolitionniste, en matière de prostitution. C’est-à-dire ?
J’ai toujours été abolitionniste mais j’avais des amies, à Regardsou chez les Verts, qui étaient règlementaristes : elles m’ont fait me questionner, hésiter, réfléchir. Mais je suis restée à ma position initiale, qui est celle de l’abolition. Le point de vue règlementariste a ses arguments de nature progressiste, que j’entends, même s’il ne me convainc pas. Lutter contre les stéréotypes contre les prostituées ? Je suis d’accord. Lutter pour des conditions de vie décentes et contre les violences qui leur sont faites ? Je suis d’accord aussi. Mais je n’oublie pas cette phrase du fondateur du NID, que je trouve très juste : « Si la prostitution n’est pas faite pour ceux que l’on aime, alors, elle n’est faite pour personne. » Les expérimentations réglementaristes dans d’autres pays montrent que la prostitution s’en trouve accrue. Je ne vois pas le progrès. Mais je vise l’émancipation avant la coercition. C’est une des raisons pour laquelle je suis abolitionniste et non pas prohibitionniste. C’est une grosse différence.
Votre abolitionnisme est donc motivé par un positionnement philosophique et moral ?
C’est un choix de société. Je suis, de manière générale, pour sortir les rapports sociaux de la marchandisation. La prostitution touche également à la liberté de toutes les femmes. C’est l’idée que nos corps peuvent être vendus, notre libido achetée. Dans des sociétés asymétriques du point de vue hommes/femmes, la prostitution est un vecteur de sexisme pour toutes et de violences pour les femmes prostituées. Il est important de rappeler qu’une grande majorité de femmes qui se prostituent ont été violées auparavant. Ce n’est pas un hasard. Tout comme la détresse sociale peut pousser des femmes à faire ce « choix ». Je ne vois pas là le geste de liberté.
Une polémique a fait rage : celle du « genre » et de sa supposée « théorie ». Geneviève Fraisse, que vous citez parfois, a écrit dans son dernier livre, Les excès du genre, que ce terme est « une aventure risquée » et une notion ambiguë. Comment l’abordez-vous ?
Je ne suis pas une chercheuse sur ces questions et j’apprécie beaucoup les travaux de Geneviève Fraisse. J’utilise de façon pragmatique le terme de genre pour mettre l’accent sur la dimension de construction sociale. Donc la politique. S’il y a construit, on peut donc le déconstruire. Je vous le dis franchement : je suis incapable de faire la part entre l’inné et l’acquis – à vrai dire, elle m’intéresse assez peu. Il faudra des siècles pour délimiter tout ceci précisément, si on y arrive un jour. Mais, au fond, qu’est-ce qu’on en a à faire ? La Nature n’est pas ma référence – autrement, par exemple, je ne serais pas favorable à la pilule et à l’avortement. Le « genre », tel que je l’utilise, est simplement ce qui permet de désigner la part établie socialement des identités des hommes et des femmes. Celle que l’on peut donc combattre.
Vous mettez souvent l’accent sur l’ordinaire, la vie quotidienne, les détails de tous les jours, pour asseoir vos propos politiques. Le diable, rappelez-vous, s’y niche…
Oui. La politique paraît hors-sol car elle est perçue comme trop technocratique ou idéologique. Elle semble déconnectée de la vie quotidienne alors que la politique, au sens fort et positif du terme, n’est que ça : la politique est la vie quotidienne. Partir de l’ordinaire pour se diriger vers la théorie me semble plus convaincant – d’autant que cela inverse ce qu’on a l’habitude de lire. La macro-économie, la théorie féministe, l’avenir de la planète sont des enjeux idéologiques passionnants mais il faut voir de quelle façon tout cela se décline dans nos vies. C’est le pari que j’ai fait dans mon dernier livre. Il faut chercher les voies d’une parole politique plus concrète, sensible, percutante. La parole politique est aussi, sans doute, trop désincarnée. Le moment de défiance à l’égard de la politique que nous traversons appelle la sincérité.
Concluons, justement, sur cette vie de tous les jours. Loin des cercles militants, on constate à quel point le terme « féminisme » braque immédiatement. Au cours d’une soirée, d’un repas… Se revendiquer du féminisme, contrairement à d’autres courants, implique presque aussitôt un débat, des rires, du sarcasme. Comment l’expliquez-vous ?
L’antiféminisme est encore très fort dans la société. Même à gauche. Les figures du féminisme continuent d’être des hystériques mal baisées. C’est une hypothèse que j’avance là : le féminisme touche à l’intime bien plus directement que n’importe quel positionnement politique (communiste, anarchiste, etc.). Ça concerne l’identité de façon immédiatement très intime. Les gens se sentent sanctionnés, jugés par le propos féministe. On voit le féminisme comme un autre ordre moral, comme une police qui voudrait régenter. Alors que nous défendons la liberté, l’émancipation ! C’est stupéfiant ce non sens, cette caricature. Mais, oui, il y a quelque chose d’épidermique dès qu’on aborde le féminisme.
Entretien publié sur le site de Ballast.
NOTES
1. Marx et Engels désignèrent ainsi le lien qui existe entre le combat d’émancipation et la lutte pour l’égalité des femmes : on juge une société au sort qu’elle réserve aux êtres les plus démunis. Le second déclara dans l’Anti-Dühring (1878), en paraphrasant Fourier, que le « degré d’émancipation des femmes est la mesure naturelle de l’émancipation générale » (à quoi il ajouta quelques années plus tard, dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, que l’homme endosse, au sein de la cellule familiale, le rôle de la bourgeoisie et la femme celui du prolétariat). Marx, celui des Manuscrits de 1844, parla de la femme comme d’une « proie et servante de la volupté collective » et du symbole de « l’infinie dégradation dans laquelle l’homme existe pour soi-même ». Et Lénine, plus tard, de connecter la condition de la femme (« l’esclave domestique » attachée à sa cuisine comme à ses enfants) à la transformation économique de la société tout entière. D’où l’énoncé du philosophe marxiste Henri Pena-Ruiz dans un ouvrage qu’il consacra à Karl Marx, en 2012 : « La femme du prolétaire lui étant soumise en raison du machisme traditionnel, c’est finalement en elle que se condensent les effets les plus prononcés de l’exploitation. Deux formes de domination se conjuguent alors, qui requièrent une attention spécifique : la domination de classe et la domination sexiste. Le schéma explicatif de la lutte des classes ne perd pas pour autant de sa pertinence, car l’inégalité des sexes pèse plus lourd dans le contexte des milieux les plus défavorisés. »