Exterminer, expulser, réinstaller :
La finalité d’Israël dans le nord de la bande de Gaza
Idan Landau est professeur de linguistique à l’université de Tel-Aviv et rédige le blog politique « Don’t Die Stupid ».
https://www.972mag.com/exterminate-expel-resettle-israel-northern-gaza/
(…) Le plan
Le « plan des généraux », publié début septembre, a un objectif très simple : vider le nord de la bande de Gaza de sa population palestinienne. Le plan lui-même estimait qu’environ 300 000 personnes vivaient encore au nord du corridor de Netzarim – la zone occupée par Israël qui coupe la bande de Gaza en deux – bien que les Nations unies aient avancé un chiffre plus proche de 400 000.
Au cours de la première phase du plan, l’armée israélienne informerait toutes ces personnes qu’elles ont une semaine pour évacuer vers le sud en empruntant deux « corridors humanitaires ». Au cours de la deuxième phase, à la fin de cette semaine, l’armée déclarera l’ensemble de la région zone militaire fermée. Toute personne restant sur place serait considérée comme un combattant ennemi et serait tuée si elle ne se rendait pas. Un siège complet serait imposé au territoire, intensifiant la faim et la crise sanitaire – créant, comme l’a dit le professeur Uzi Rabi, chercheur principal à l’université de Tel Aviv, « un processus de famine ou d’extermination ». (…)
Les médias et les politiciens ont fait ce qu’ils font toujours : ils ont fait diversion. Alors que le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le ministre de la défense Yoav Gallant se sont empressés de démentir, des fonctionnaires anonymes et des soldats sur le terrain informaient déjà les médias que le plan commençait à être mis en œuvre.
La réalité est cependant encore plus effroyable. Ce que l’armée met en œuvre dans le nord de Gaza depuis le début du mois d’octobre n’est pas tout à fait le « plan des généraux », mais une version encore plus sinistre et brutale de celui-ci dans une zone plus concentrée. On pourrait même dire que le plan lui-même et l’intense tempête médiatique et diplomatique internationale qu’il a suscitée ont contribué à maintenir tout le monde dans l’ignorance de ce qui se passe réellement et à occulter les deux façons dont le plan a déjà été redéfini.
La première distinction, la plus immédiate, est l’abandon des dispositions visant à réduire les dommages causés aux civil·es, c’est-à-dire à donner aux habitant·es du nord de Gaza une semaine pour évacuer vers le sud. Le second changement concerne l’objectif réel de l’évacuation de la zone : tout en présentant l’opération militaire comme une nécessité sécuritaire, elle incarnait en fait l’esprit de nettoyage ethnique et de réinstallation depuis le premier jour.
Une attention détournée
La catastrophe dans le nord de Gaza s’aggrave de minute en minute, et le concours de circonstances fait que l’inimaginable – l’extermination de milliers de personnes à l’intérieur de la zone assiégée – n’est plus hors de portée. L’opération militaire actuelle a commencé aux premières heures du 6 octobre. Les habitants de Beit Hanoun, Beit Lahiya et Jabalia – les trois localités situées au nord de la ville de Gaza – ont reçu l’ordre de fuir vers la zone d’Al-Mawasi, au sud de la bande de Gaza, en empruntant deux « couloirs humanitaires ». (…)
Pour les Palestiniens·ne de ces régions, les choses se présentent différemment. L’armée a attaqué les habitant·es dans leurs maisons et leurs abris par des frappes aériennes, des tirs d’artillerie et des drones, tandis que les soldats se déplaçaient de rue en rue, démolissant et incendiant des bâtiments entiers pour empêcher les habitant·es de rentrer chez elles et chez eux. En l’espace de quelques jours, Jabalia s’est transformée en une vision d’apocalypse.
Contrairement à l’image dépeinte par l’armée, qui laissait entendre que les habitant·es des zones septentrionales étaient libres de se déplacer vers le sud et de sortir de la zone dangereuse, les témoignages locaux présentaient une réalité effrayante : quiconque sortait de chez elle ou de chez lui risquait d’être abattu·e par des tireurs d’élite ou des drones israéliens, y compris les jeunes enfants et celles et ceux qui brandissaient des drapeaux blancs. Les équipes de secours qui tentaient d’aider les blessé·es ont également été attaquées, de même que les journalistes qui tentaient de documenter les événements.
(…) Mais en écoutant les habitant·es eux-mêmes, on a pu entendre à plusieurs reprises le même cri de désespoir : « Nous ne pouvons pas évacuer parce que l’armée israélienne nous tire dessus ».(…)
Une politique d’extermination
(…)L’opération d’extermination actuellement en cours dans le nord de Gaza ne devrait pas surprendre quiconque a prêté attention aux crimes de guerre commis par Israël au cours de l’année écoulée et aux innombrables rapports d’enquête que les médias les plus respectés du monde ont rédigés à leur sujet. Qu’il s’agisse du largage de bombes de 2 000 livres là où il n’y a pas de cibles militaires à proximité ou de l’assassinat régulier d’enfants par des tirs de sniper dans la tête, ces atrocités passées nous montrent ce que l’armée israélienne continuera à faire si on ne l’arrête pas.
Il n’y a que trois grands établissements médicaux dans la zone encerclée du nord de Gaza, vers lesquels les centaines de blessés de ces dernières semaines ont été dirigés : l’hôpital indonésien et l’hôpital Kamal Adwan à Beit Lahiya, et l’hôpital Al-Awda à Jabalia. Pourtant, l’armée israélienne a également soumis ces hôpitaux à des attaques, les rendant incapables de soigner les blessé·es. Les rapports de Médecins sans frontières et de l’ONU ont qualifié la situation de « menace vitale immédiate ».
Au début de l’opération, l’armée israélienne a ordonné aux trois hôpitaux d’être évacués dans les 24 heures, menaçant de capturer ou de tuer toute personne trouvée à l’intérieur – ce qui n’est pas tout à fait la « semaine de grâce » prévue dans le « Plan des généraux ». L’armée a bombardé Kamal Adwan et ses environs au début de l’opération, avant de le soumettre à un raid de trois jours qui l’a entièrement mis hors service et a vu la plupart des médecins détenu·es.
L’armée a également bombardé à plusieurs reprises l’hôpital indonésien et Al-Awda. Deux patient·es de l’hôpital indonésien sont décédé·es à la suite de la panne d’électricité qui en a résulté, avant que l’hôpital ne cesse complètement de fonctionner. C’est la raison pour laquelle les blessures, même légères, se terminent souvent par la mort, parce que les équipes médicales n’ont tout simplement pas les ressources nécessaires pour les traiter.
Israël, bien sûr, considère chaque maison et chaque ruelle de Gaza comme une menace potentielle et une cible légitime. Et quelle sera l’excuse pour refuser l’accès à Gaza à six groupes d’aide médicale qui travaillent avec l’Organisation mondiale de la santé ? Il s’agit très probablement d’une punition pour avoir envoyé dans la bande de Gaza des médecin·es occidentaux qui ont ensuite publié des témoignages sur les tireurs d’élite israéliens ciblant les enfants. Un rapport de l’ONU publié peu avant a conclu qu’Israël menait « une politique concertée pour détruire le système de santé de Gaza » dans le cadre du « crime contre l’humanité d’extermination ».
Une politique de famine
Ces attaques ont été accompagnées d’un siège complet qui a empêché toute nourriture et tout matériel médical d’entrer dans le nord de la bande de Gaza, ce qui semble être une politique intentionnelle de famine. Selon le Programme alimentaire mondial des Nations unies, Israël a commencé à couper les vivres le 1er octobre, soit cinq jours avant l’opération militaire. (…)
La politique de famine d’Israël dans le nord de Gaza ne s’est pas limitée à empêcher l’entrée de nourriture. Le 10 octobre, l’armée a bombardé le seul magasin de farine de la région. Il s’agit là d’un crime de guerre on ne peut plus clair, qui constitue un élément important du dossier de génocide déposé contre Israël devant la Cour internationale de justice. Quatre jours plus tard, l’armée a bombardé un centre de distribution alimentaire de l’ONU à Jabalia, tuant 10 personnes.
Les organisations humanitaires ont lancé des avertissements urgents concernant cette catastrophe qui s’aggrave, signalant leur incapacité à remplir leurs fonctions de base dans les conditions impossibles qu’Israël a créées dans le nord de la bande de Gaza. Un nouveau rapport du CIP sur la faim à Gaza prédit des « résultats catastrophiques » en cas de malnutrition sévère, en particulier dans le nord.
(…) Le 20 octobre, Israël a rejeté une nouvelle demande des agences de l’ONU visant à acheminer de la nourriture, du carburant, du sang et des médicaments. Trois jours plus tard, en réponse à une demande d’ordonnance provisoire du groupe israélien de défense des droits des êtres humains Gisha, l’État a admis devant la Haute Cour qu’aucune aide humanitaire n’avait été autorisée à pénétrer dans le nord de Gaza jusqu’à ce jour. À ce moment-là, nous parlons déjà d’un siège alimentaire de trois semaines.
Faire un clin d’œil à la droite, feindre des justifications de sécurité à la gauche
Dès le départ, la justification militaire d’une opération aussi radicale était douteuse. (…)
Quelle était donc la véritable motivation de l’opération ? Pour répondre à cette question, il suffit de regarder l’événement de Sukkot organisé par les colons et leurs partisan·nes le 21 octobre, intitulé « Préparer la colonisation de Gaza ». Elles et ils y ont exposé leur vision de la construction de colonies juives dans toute la bande de Gaza après avoir nettoyé l’enclave des Palestiniens. La ville de Gaza, par exemple, deviendrait « une ville hébraïque, technologique et verte qui réunirait toutes les composantes de la société israélienne ». Et en cela, au moins, elles et ils disent la vérité : les Israéliens·ne se sont toujours unis autour du déplacement et de la dépossession des Palestinien·nes. (…)
Les cerveaux du « plan des généraux »
Les plus observateurs et observatrices d’entre nous ont pu voir comment le vent soufflait dès la première semaine de la guerre. Alors que la plupart des Israélien·es étaient encore en train de se faire une idée de l’ampleur du désastre du 7 octobre, les colons dessinaient déjà des cartes et y collaient des épingles de colonisation. (…)
Et bien sûr, le ministre d’extrême droite Orit Strook l’a su avant tout le monde, prédisant en mai 2023 : « Au sujet de [la réinstallation] de Gaza, je ne pense pas que les Israélien·nes soient mentalement là maintenant : « À propos de [la réinstallation] de Gaza, je ne pense pas que les Israélien·nes y soient mentalement en ce moment, donc cela n’arrivera pas aujourd’hui ou demain matin. À long terme, je suppose qu’il n’y aura pas d’autre choix que de le faire. Cela se produira lorsque le peuple d’Israël sera prêt à le faire et, malheureusement, nous le paierons dans le sang ». Il est difficile de savoir à quel point elle était triste, puisque cette même Orit Strook, en pleine guerre, se réjouissait de la multiplication des nouvelles colonies et des avant-postes en Cisjordanie, qu’elle qualifiait de « période de miracles ». (…)
La fenêtre d’opportunité d’Israël
À l’heure actuelle, environ 100 000 habitants·e restent assiégé·es à Beit Lahiya, Beit Hanoun et Jabalia, affamé·es et assoiffé·es. Des familles entières sont massacrées et des quartiers entiers sont rasés chaque jour. La destruction par Israël des infrastructures de santé et le blocage de l’aide médicale ont rendu les hôpitaux inopérants, incapables de soigner les blessé·es. Pendant ce temps, un black-out partiel des communications et l’absence quasi-totale de journalistes dans les zones assiégées nous maintiennent dans l’ignorance.(…)
L’Europe n’a pas de leviers d’influence sur Israël dans l’immédiat, et de toute façon les divergences internes à l’UE – et en premier lieu le soutien résolu de l’Allemagne à Israël – empêchent tout changement radical de politique. À La Haye, les moulins de la justice tournent lentement.(…)
Tout cela offre à Israël une fenêtre d’opportunité d’un mois ou deux, au cours de laquelle il peut même intensifier l’opération d’extermination dans le nord de Gaza. D’après ce que je vois, rien ne l’arrêtera pendant cette période, et probablement même après. L’intensification de la guerre au Liban et dans le nord d’Israël sert également d’écran de fumée.(…)
Partir de force, ne jamais revenir ?
À l’exception de la possibilité d’une annihilation massive par des moyens encore inconnus, Israël semble choisir une solution intermédiaire entre l’extermination et le transfert. L’extermination était conçue comme une forme de terreur et d’intimidation, le moyen pour l’armée de persuader les habitant·es du nord de Gaza d’évacuer « volontairement ». Mais cela n’a pas suffi. Des soldats ont donc été envoyés dans les abris pour rassembler les réfugié·es sous la menace d’une arme et les envoyer au sud, après que les hommes aient été séparés et emmenés pour être interrogés ou arrêtés.(…)
Et c’est ainsi : les femmes et les enfants dans une file, séparés des hommes de plus de 16 ans brandissant leur carte d’identité dans une autre – un déplacement forcé filmé par les caméras de la force de déplacement. Dans les années à venir, Israël écrira dans les livres d’histoire : elles et ils sont partis de leur plein gré.
Et alors que la télévision israélienne diffusait des images de ce « départ calme », des journalistes de Gaza rapportaient un autre bombardement d’un abri dans le même camp de réfugié·es, dans lequel 10 personnes ont été tuées et 30 blessées. Le témoignage d’un secouriste présent sur place révèle l’horreur : un drone a annoncé depuis les airs que les résident·es de l’enceinte devaient évacuer, et pas plus de dix minutes plus tard, avant que la plupart des gens n’aient réussi à partir, le site a explosé.
(…) Des forces d’infanterie ont donc été envoyées dans les abris pour forcer les personnes déplacées, sous la menace d’une arme, à sortir et à commencer à marcher vers le sud (après que les hommes aient été séparés et emmenés pour être interrogés ou arrêtés).
Tout indique qu’Israël n’a pas l’intention de laisser revenir les personnes déplacées. En ce sens, les destructions dans le nord de Gaza ne ressemblent à rien de ce que nous avons vu auparavant. L’armée s’assure vraiment de brûler, de détruire et de raser chaque bâtiment après le départ des Palestinien·nes – et parfois même pendant qu’elles et ils sont encore à l’intérieur. (…)
Un combat pour la vie
Que nous reste-t-il à faire ? À l’intérieur d’Israël, nous sommes peu nombreuses et nombreux à voir la réalité en face avec des yeux clairs. Mais le peu que nous pouvons faire, nous devons le faire.
Tout d’abord, nous devons faire taire les chahuts pour la galerie : « Mais qu’en est-il de la charte du Hamas ? », « Mais, l’Iran ! » et « Mais ce sont des barbares ! ». Rien de tout cela n’est pertinent face au génocide que notre armée est en train de perpétrer au moment où vous lisez ces mots (et je ne choisis pas ce terme à la hâte ; voici quatre historiens israéliens qui sont parvenus à cette conclusion, et qui sont de plus grands experts que moi). En quoi le massacre du 7 octobre justifie-t-il l’incendie d’écoles et de boulangeries ? Qu’est-ce que la charte du Hamas a à voir avec le fait d’interdire l’accès du matériel médical à Gaza, ce qui entraîne la mort massive de blessé·es ?(…)
J’ai passé d’innombrables heures à lire des témoignages provenant de Gaza au cours de l’année écoulée, et un phénomène qui m’a semblé particulièrement horrible, même s’il ne donne pas lieu aux crimes les plus horribles, est la façon dont les soldats israéliens traitent les Palestinien·nes comme s’i elles et ls étaient des moutons ou des chèvres, les rassemblant d’un endroit à l’autre. Comme un troupeau d’animaux, les tireurs d’élite et les drones les encerclent, tirant à balles réelles sur tous ceux qui refusent de bouger ou qui prennent trop de temps. Les avions et les drones délivrent des avis d’évacuation et bombardent presque immédiatement ceux qui n’ont pas encore réussi à s’échapper. Une telle déshumanisation ne peut que nous faire penser aux scènes montrant les nazis en train de charger les Juifs et les Juives dans des wagons à bestiaux.
Le réseau de crimes décrit ici n’est pas si abstrait : une grande partie de la population israélienne y participe. Des centaines, voire des milliers de personnes se sont filmées en train d’agir, tandis que beaucoup d’autres ont carrément appelé à l’extermination. La majorité, cependant, n’est pas aussi explicite ou suffisante. (…)
Elles et ils peuvent trouver une myriade d’excuses, mais chacune d’entre elles s’effondre face à plus de 16 000 enfants morts – dont plus de 3 000 âgés de moins de 5 ans – qui ont tous été identifiés par leur nom et leur numéro d’identification. Et ils s’effondrent face à la destruction de toutes les infrastructures civiles, qui n’ont pas et ne peuvent pas avoir un but purement militaire.
Nous portons donc tous le poids de la responsabilité, certain·es plus que d’autres. Le mouvement de refus de l’armée est apparu trop tard et trop lentement, mais il a besoin de tous les encouragements, de tous les soutiens et de toutes les voix qu’on peut lui prêter. Le consensus sur la guerre d’extermination empoisonne la société israélienne et noircit son avenir si profondément que même de petites poches de résistance peuvent insuffler de l’énergie et de l’espoir à ceux qui n’ont pas encore été emportés par les courants de la folie.(…)
Ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais cela montre ce qu’il faut faire. Et cela n’aurait pas été possible sans la pression continue exercée par les militant·es sur leurs représentant·es au sein de l’establishment démocrate, pression qui s’est finalement répercutée jusqu’à la Maison Blanche. Les pétitions, les lettres aux membres du Congrès, la publication de témoignages – tous les outils utilisés pour influencer l’opinion publique contre le soutien automatique à Israël peuvent être utiles.
La lutte pour mettre fin à cette guerre d’extermination et de transfert qui s’intensifie à Gaza, en particulier dans le nord, est avant tout un combat humain. C’est un combat pour la vie, tant à Gaza qu’en Israël : pour la chance même que la vie puisse continuer à exister sur cette terre ensanglantée. Il n’y a rien de plus patriotique.
Une version de cet article a d’abord été publiée en hébreu sur le blog de l’auteur. Il a été traduit en anglais pour +972 par Gali Avatichi et Keren Hering.
Idan Landau, 1er novembre 2024
Idan Landau est professeur de linguistique à l’université de Tel-Aviv et rédige le blog politique « Don’t Die Stupid ».
https://www.972mag.com/exterminate-expel-resettle-israel-northern-gaza/
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)