Gilbert Achcar. 11 décembre. »Où va la Syrie? »

https://blogs.media­part.fr/gilbert-achcar/blog/111224/ou-va-la-syrie

Comme le dit un dicton arabe, le temps de la médi­ta­tion est main­te­nant venu après celui de l’exal­ta­tion. Réflé­chis­sons à ce qui s’est passé jusqu’à présent pour essayer d’en­tre­voir ce que l’ave­nir peut réser­ver.

Gilbert Achcar

Profes­seur, SOAS, Univer­sité de Londres

Où va la Syrie ?

Gilbert Achcar

En obser­vant les événe­ments histo­riques surpre­nants qui se sont dérou­lés depuis vendredi dernier, la première chose qui nous est venue à l’es­prit a été le soula­ge­ment et la joie devant les images de déte­nus libé­rés de l’en­fer de la société carcé­rale que la Syrie était deve­nue sous le régime de la famille Assad. Nos senti­ments ont égale­ment été domi­nés par la joie de voir des familles syriennes soudai­ne­ment capables de reve­nir d’un exil voisin, que ce soit d’une autre région de Syrie ou de Jorda­nie, du Liban ou de Turquie, pour visi­ter les villes et les maisons dont elles avaient été forcées de fuir il y a des années. Ajou­tons à cela que le rêve de millions de réfu­giés syriens, dans les pays entou­rant la Syrie et en Europe, de retour­ner dans leur patrie, ne serait-ce que pour une visite, ce rêve qui parais­sait encore impos­sible il y a quelques jours, a commencé à sembler réali­sable.

Main­te­nant, comme le dit un dicton arabe, le temps de la médi­ta­tion est venu après celui de l’exal­ta­tion. Réflé­chis­sons à ce qui s’est passé jusqu’à présent pour essayer d’en­tre­voir ce que l’ave­nir peut réser­ver. Il convient tout d’abord de souli­gner à l’in­ten­tion de ceux qui ont soutenu le régime odieux des Assad, en préten­dant qu’il était repré­sen­ta­tif de la volonté du peuple syrien et que tous ceux qui s’y oppo­saient n’étaient que merce­naires à la solde d’une puis­sance étran­gère, régio­nale ou inter­na­tio­nale, et qui ont égale­ment affirmé que ce régime, qui n’avait pas bougé un petit doigt pendant un demi-siècle contre l’oc­cu­pa­tion sioniste de son propre terri­toire, et qui était inter­venu au Liban en 1976 pour répri­mer les forces de l’al­liance de l’Or­ga­ni­sa­tion de libé­ra­tion de la Pales­tine et du Mouve­ment natio­nal liba­nais et sauver les forces de la droite confes­sion­nelle chré­tienne liba­naise, et avait rejoint le camp de la guerre contre l’Irak mené par les États-Unis et le royaume saou­dien en 1990,  que ce régime-là donc était le cœur battant de « l’Axe de la résis­tance » – à l’in­ten­tion de ceux-ci, il convient de souli­gner que la réalité a prouvé de manière concluante que le régime haineux des Assad n’est resté en place que grâce à deux des cinq occu­pa­tions étran­gères présentes sur le terri­toire syrien. 

La vérité est que, sans l’in­ter­ven­tion iranienne qui a commencé en 2013, en parti­cu­lier par l’in­ter­mé­diaire du Hezbol­lah liba­nais, et l’in­ter­ven­tion russe qui a commencé en 2015, ainsi que le veto améri­cain qui a empê­ché l’op­po­si­tion syrienne de rece­voir un quel­conque type d’arme anti-aérienne de peur qu’elle ne soit utili­sée contre l’ar­mée de l’air israé­lienne – sans ces trois facteurs,  le régime d’As­sad serait tombé il y a plus de dix ans, car il était au bord du gouffre en 2013, et à nouveau en 2015 malgré l’ap­pui iranien. Le fait avéré est qu’une fois que le soutien exté­rieur s’est tari, le régime s’est effon­dré comme tout « régime fantoche » aban­donné par la puis­sance qui maniait ses ficelles. Le dernier exemple frap­pant d’un tel effon­dre­ment est ce qui est arrivé au régime fantoche de Kaboul face à l’avan­cée des tali­bans, après que les forces améri­caines eurent renoncé à le soute­nir en 2021.

Ainsi, après que la Russie eut retiré la plupart de ses forces de Syrie en raison de son enli­se­ment dans le bour­bier de son inva­sion de l’Ukraine (Moscou n’a laissé que 15 avions mili­taires en Syrie, selon des sources israé­liennes), et après que le Hezbol­lah liba­nais eut subi une sévère défaite, que son nouveau secré­taire géné­ral a déses­pé­ré­ment tenté de dépeindre comme « une grande victoi­re… qui dépasse la victoire obte­nue en 2006 » et qui l’a empê­ché de pouvoir secou­rir son allié syrien cette fois-ci, tout cela tandis que l’Iran pour­suit sa démarche prudente, terri­fié à l’idée d’une esca­lade de l’agres­sion d’Is­raël contre lui et de la possi­bi­lité que les États-Unis puissent s’y joindre direc­te­ment, après le retour de Donald Trump à la Maison Blanche – face à ces faits combi­nés,  lorsque Hay’at Tahrir al-Cham (HTC) saisit l’oc­ca­sion ainsi créée pour lancer une offen­sive sur les zones sous le contrôle du régime et de ses alliés, en commençant par la ville d’Alep, le régime fantoche syrien s’est effon­dré comme son homo­logue afghan.

La grande diffé­rence entre les cas afghan et syrien, cepen­dant, est que HTC est beau­coup plus faible que les tali­bans ne l’étaient lorsqu’ils ache­vèrent le contrôle de leur pays. Les forces du régime de la famille Assad se sont effon­drées non par peur d’un puis­sant ennemi, mais parce qu’elles n’étaient plus moti­vées pour défendre le régime. L’ar­mée, construite sur une base confes­sion­nelle grâce à l’ex­ploi­ta­tion par les Assad de la mino­rité alaouite à laquelle ils appar­tiennent, n’avait plus inté­rêt à se battre pour le contrôle de la famille Assad sur l’en­semble du pays, surtout après l’ef­fon­dre­ment des condi­tions de vie qui a conduit à la chute verti­gi­neuse du pouvoir d’achat des soldes des mili­taires. La misé­rable tenta­tive de dernière minute du régime d’aug­men­ter leurs soldes de cinquante pour cent ne pouvait rien chan­ger. En consé­quence, la situa­tion actuelle en Syrie est très diffé­rente de celle de l’Af­gha­nis­tan après la victoire des tali­bans. HTC ne contrôle qu’une partie des terri­toires syriens, et son contrôle est fragile dans une partie d’entre eux, en parti­cu­lier dans la zone entou­rant la capi­tale Damas, où le régime s’est effon­dré avant que HTC ne l’at­teigne, précédé par les forces de la Salle des opéra­tions du Sud.

La Syrie est aujourd’­hui divi­sée en plusieurs zones sous le contrôle de forces hété­ro­gènes, voire hostiles. Il y a d’abord le plateau du Golan occupé par Israël, où l’État sioniste a saisi l’oc­ca­sion pour s’étendre dans la zone tampon qui sépa­rait les terri­toires qu’il occupe et qu’il a offi­ciel­le­ment annexés en 1981 des terri­toires contrô­lés par le régime syrien, tandis que son armée de l’air a commencé à détruire certaines des capa­ci­tés mili­taires clés du régime défunt afin d’em­pê­cher quiconque lui succé­dera de s’en empa­rer. Il y a aussi la vaste zone que HTS contrôle main­te­nant dans le nord et le centre, mais l’éten­due de ce contrôle en géné­ral, et en parti­cu­lier dans la région côtière qui comprend la montagne alaouite, est très discu­table. Il y a ensuite deux zones à la fron­tière nord sous occu­pa­tion turque, accom­pa­gnées du déploie­ment de ladite Armée natio­nale syrienne (qui devrait plutôt s’ap­pe­ler Armée turco-syrienne) ; une zone consi­dé­rable au nord-est, à l’est de l’Eu­phrate, sous le contrôle des Forces démo­cra­tiques syriennes domi­nées par le mouve­ment kurde, allié à certaines tribus arabes (que HTC cher­chera certai­ne­ment à gagner à ses côtés) sous la protec­tion des forces améri­caines ; une vaste zone au sud, à l’ouest de l’Eu­phrate, sous le contrôle de l’Ar­mée syrienne libre, égale­ment liée aux États-Unis et centrée autour de la base améri­caine d’al-Tanf à l’in­té­rieur du terri­toire syrien, près des fron­tières avec la Jorda­nie et l’Irak ; et enfin, la région du sud, où les forces de la région de Deraa rebel­lées contre le régime d’As­sad, dont certaines étaient sous tutelle russe, et les forces issues du mouve­ment popu­laire dans la région de Soueïda, se sont rassem­blées pour former la Salle des opéra­tions du Sud, qui est la frac­tion armée arabe syrienne la plus étroi­te­ment liée au mouve­ment démo­cra­tique popu­laire. 

Où les choses pour­raient-elles aller à partir de là ? Le premier constat est que la possi­bi­lité que toutes ces frac­tions acceptent de se soumettre à une seule auto­rité est quasi nulle, même si l’on met de côté le mouve­ment kurde en se limi­tant aux frac­tions arabes. La Turquie elle-même, qui entre­tient une rela­tion de longue date avec HTC, et sans laquelle cette orga­ni­sa­tion n’au­rait pas été en mesure de se main­te­nir dans la région d’Id­lib, dans le nord-ouest de la Syrie, ne se dépar­tira pas de son occu­pa­tion et de ses supplé­tifs tant qu’elle n’at­tein­dra pas son objec­tif de réduire le mouve­ment kurde. Le deuxième constat est que ceux qui espé­raient ou croyaient en la conver­sion de HTC et d’Ah­med al-Sharaa, alias al-Joulani, du djiha­disme sala­fiste à la démo­cra­tie non confes­sion­nelle ont commencé à se rendre compte qu’ils étaient naïfs. La vérité est que HTC n’au­rait pas été en mesure de se déployer à la place des forces du régime effon­dré s’il n’avait pas fait semblant de chan­ger de peau et de s’ou­vrir à un avenir démo­cra­tique et non confes­sion­nel. Autre­ment, les forces locales de Homs à Damas lui auraient farou­che­ment résisté, que ce soit sous l’égide du régime défunt ou après s’en être éman­ci­pées. Aujourd’­hui, la hâte d’al-Joulani d’af­fir­mer qu’il a trans­formé le « gouver­ne­ment de salut » qui diri­geait la région d’Id­lib en nouveau gouver­ne­ment de la Syrie, frus­trant les espoirs de ceux qui s’at­ten­daient à ce qu’il appelle à un gouver­ne­ment de coali­tion, met en évidence un fait qui aurait dû rester dans l’es­prit de tous : le fait que les habi­tants de la région d’Id­lib eux-mêmes ont mani­festé il y a seule­ment huit mois contre la tyran­nie de HTC,  exigeant le renver­se­ment d’al-Joulani, la disso­lu­tion de ses appa­reils répres­sifs et la libé­ra­tion des déte­nus dans ses prisons.

Enfin et de manière non moins impor­tante, la joie à la chute du tyran ne doit pas nous empê­cher de voir l’em­pres­se­ment de divers gouver­ne­ments euro­péens à cesser d’exa­mi­ner les demandes d’asile syriennes, et le fait que divers pays, en parti­cu­lier le Liban, la Turquie et certains pays euro­péens, ont commencé à envi­sa­ger d’ex­pul­ser les réfu­giés syriens et de les renvoyer de force en Syrie sous prétexte que le régime d’As­sad est terminé. La Syrie n’est pas encore sortie de son long calvaire histo­rique qui a commencé il y a 54 ans (avec le coup d’État de Hafez el-Assad en 1970) et s’est tragique­ment aggravé il y a 13 ans (après le soulè­ve­ment popu­laire de 2011). Tous les pays doivent conti­nuer à respec­ter le droit d’asile accordé aux Syriens et conti­nuer à envi­sa­ger de l’ac­cor­der à celles et ceux qui le demandent.

Traduit de ma tribune hebdo­ma­daire dans le quoti­dien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d’abord paru en ligne le 10 décembre. Vous pouvez libre­ment le repro­duire en indiquant la source avec le lien corres­pon­dant.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.