5 décembre 2025

Gilbert Achcar. La Pales­tine, le Soudan et l’in­dif­fé­rence du Nord mondial

La Pales­tine, le Soudan et l’in­dif­fé­rence du Nord mondial

Le Finan­cial Times a publié lundi dernier un article s’ap­puyant sur les rapports de la Clas­si­fi­ca­tion inté­grée des phases de la sécu­rité alimen­taire (Inte­gra­ted Food Secu­rity Phase Clas­si­fi­ca­tion – IPC) pour mettre en garde contre l’in­ci­dence crois­sante de la famine dans le monde en se concen­trant sur les deux crises actuelles les plus graves : les famines à Gaza et au Soudan. L’IPC a été déve­lop­pée par l’Unité d’ana­lyse de la sécu­rité alimen­taire (FSAU) de l’Or­ga­ni­sa­tion des Nations Unies pour l’ali­men­ta­tion et l’agri­cul­ture (FAO). Elle a été élabo­rée il y a envi­ron 20 ans, en réponse à l’ag­gra­va­tion de la famine en Soma­lie. L’IPC utilise une échelle stan­dar­di­sée qui prend en compte les données de sécu­rité alimen­taire, les scores nutri­tion­nels et les moyens de subsis­tance dispo­nibles dans chaque crise, ce qui permet d’en évaluer la gravité et de compa­rer les crises afin d’iden­ti­fier les plus graves.

Le pire des niveaux de la clas­si­fi­ca­tion de la FSAU est la phase 5 de Catas­trophe/  Famine. Dans cette dernière condi­tion, « au moins un ménage sur cinq (soit 20%) souffre d’un manque extrême de nour­ri­ture et est confronté à la famine, ce qui entraîne la mort, la misère et des niveaux extrê­me­ment critiques de malnu­tri­tion aiguë ». La descrip­tion de la famine se pour­suit ainsi : « Dans cette phase, la préva­lence de la malnu­tri­tion aiguë chez les enfants de moins de cinq ans dépasse 30%, et les ménages ont atteint un point de dénue­ment et de mort ». Avant la phase de catas­trophe / famine, il y a la phase d’ur­gence, au cours de laquelle les familles souffrent de « grands écarts de consom­ma­tion alimen­taire qui se traduisent par une malnu­tri­tion aiguë très élevée et une surmor­ta­lité », ou bien elles sont contraintes de recou­rir à des mesures extrêmes pour éviter la famine, comme la liqui­da­tion de leurs quelques biens restants.

Étant donné que la popu­la­tion du Soudan (envi­ron 50 millions) est vingt-cinq fois supé­rieure à celle de Gaza (envi­ron 2,2 millions), le premier fait qui saute aux yeux dans les données de l’IPC est le nombre de personnes confron­tées à un état de catas­trophe / famine dans chaque cas. Ce nombre dans la bande de Gaza (641 000) est supé­rieur à celui du Soudan (637 000). Quant au nombre de personnes confron­tées à l’état d’ur­gence au Soudan (8 100 000), il n’est qu’un peu plus de sept fois supé­rieur à celui de Gaza (1 140 000). Dans l’en­semble, les données de l’IPC indiquent que l’en­semble de la popu­la­tion de la bande de Gaza et près de la moitié de la popu­la­tion souda­naise souffrent d’in­sé­cu­rité alimen­taire, ce qui néces­site une action urgente pour empê­cher leur état de s’ag­gra­ver.

Étant donné que l’at­ten­tion du monde est braquée sur Gaza bien plus que sur ce qui se passe au Soudan, et vu que tout le monde sait que la famine dans la bande de Gaza n’est pas un phéno­mène natu­rel ni le résul­tat d’un manque d’aide huma­ni­taire, mais que cette aide est dispo­nible aux portes de Gaza en quan­ti­tés suffi­santes pour y empê­cher la propa­ga­tion de la faim si ces portes étaient ouvertes, la première conclu­sion qui découle des chiffres ci-dessus est que la famine à Gaza est le résul­tat d’une tenta­tive déli­bé­rée d’étouf­fer sa popu­la­tion. Cela fait partie de la guerre géno­ci­daire que l’État israé­lien mène contre eux, dans le but d’en tuer un grand nombre et de forcer la plupart des autres à émigrer.

La deuxième leçon des données susmen­tion­nées est que la conscience aiguë qu’a le monde de ce qui se passe dans la bande de Gaza augmente consi­dé­ra­ble­ment la respon­sa­bi­lité des pays qui sont capables d’exer­cer une pres­sion effi­cace sur l’État sioniste. Outre le rôle primor­dial joué par les États-Unis à cet égard, ces pays comprennent l’Union euro­péenne et la plupart des États occi­den­taux, mais aussi la Russie et la Chine. Soit ces États sont complices du géno­cide, soit ils ne sont pas suffi­sam­ment concer­nés pour prendre des mesures effec­tives pour l’ar­rê­ter (ou alors ils sont occu­pés à mener leur propre guerre d’agres­sion, comme la Russie l’est en Ukraine). Le fait est que tous les pays en ques­tion ont des liens écono­miques, mili­taires et poli­tiques multi­formes avec Israël, qui ont jusqu’à présent prévalu sur la néces­sité d’ar­rê­ter le géno­cide.

La troi­sième leçon est l’in­dif­fé­rence répu­gnante du monde à ce qui se passe au Soudan. Il s’agit de la crise huma­ni­taire la plus grave de notre monde contem­po­rain, les chiffres terri­fiants de l’in­sé­cu­rité alimen­taire étant aggra­vés par le dépla­ce­ment d’en­vi­ron quinze millions de personnes à l’in­té­rieur ou à l’ex­té­rieur des fron­tières du pays. Alors que l’hor­reur de la guerre géno­ci­daire menée par Israël à Gaza est visible sur les écrans du monde entier tous les jours, voire toutes les heures, l’hor­reur de ce qui se passe au Soudan – qu’il s’agisse de la guerre crimi­nelle dans laquelle les deux factions mili­taires souda­naises se battent aux dépens de la popu­la­tion, ou du géno­cide que les Forces de soutien rapide ont recom­mencé à perpé­trer au Darfour – est presque complè­te­ment igno­rée par les médias occi­den­taux, hormis des rapport isolés et occa­sion­nels.

Cette dispa­rité d’at­ten­tion nous rappelle, une fois de plus, ce que Mahmoud Darwish avait dit à la poétesse israé­lienne Helit Yeshu­run lors d’un entre­tien qu’elle réalisa avec lui en 1996 : « Savez-vous pourquoi nous sommes célèbres, nous autres Pales­ti­niens ? Parce que vous êtes notre ennemi. L’in­té­rêt pour la ques­tion pales­ti­nienne a découlé de l’in­té­rêt porté à la ques­tion juive. Oui. C’est à vous qu’on s’in­té­resse, pas à moi ! […] L’in­té­rêt inter­na­tio­nal pour la ques­tion pales­ti­nienne n’est qu’un reflet de l’in­té­rêt pour la ques­tion juive » (voir « Rafah et El Fasher : guerre géno­ci­daire et devoir de soli­da­rité », Al-Quds al-Arabi, 14 mai 2024).

La raison de ce dernier inté­rêt se trouve être la même que celle invoquée par les diri­geants occi­den­taux pour justi­fier leur inac­tion face au géno­cide de l’État sioniste à Gaza (il suffit de compa­rer cette inac­tion avec les efforts inten­sifs qu’ils déploient face à la guerre de la Russie contre l’Ukraine). En somme, les peuples des pays pauvres du Sud mondial ne sont rien de plus que des humains de deuxième ou de troi­sième classe dans le système d’apar­theid géné­ra­lisé qui prévaut à l’échelle du monde.

Gilbert Achcar
Traduit de ma chro­nique hebdo­ma­daire dans le quoti­dien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d’abord paru en ligne le 26 août. Vous pouvez libre­ment le repro­duire en indiquant la source avec le lien corres­pon­dant.
https://blogs.media­part.fr/gilbert-achcar/blog/270825/la-pales­tine-le-soudan-et-l-indif­fe­rence-du-nord-mondial

Pales­tina y Sudán – La indi­fe­ren­cia del Norte
https://corres­pon­den­cia­de­prensa.com/?p=49216

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.