Voici un article où JP Dubois est interviewé, suivi d’un communiqué de ce jour de la LDH.
Ce sont des points de repères dans la défense des libertés telle qu’elle se pose aujourd’hui. Avec le peuple solidaire, sans chèque en blanc à l’État.
Le risque d’une « perte des repères démocratiques »
Pour Jean-Pierre Dubois, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, l’état d’urgence devrait être contrôlé par le Parlement
Alors que le conseil des ministres du mercredi 18 novembre devait examiner le projet de loi prolongeant pour trois mois l’état d’urgence décrété après les attentats du 13 novembre, Jean-Pierre Dubois, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, s’étonne d’un tel « chèque en blanc ». Professeur de droit à l’université Paris XI-Sud, il ne conteste pas le recours à ces mesures d’exception, mais plaide pour un contrôle démocratique et s’alarme de la surenchère sécuritaire.
Le recours à l’état d’urgence est-il justifié ?
Sur le principe, la réponse est oui. On aurait du mal à nier le caractère exceptionnel de la situation. La question est comment on utilise cette possibilité et pour combien de temps. Nous comprenons que l’on prenne des mesures exceptionnelles compte tenu de ce qu’il s’est passé le 13 novembre. Mais la tradition républicaine est la proportionnalité et le contrôle. Les mesures doivent être proportionnelles à la situation. Ce qui me dérange est que le président de la République a d’emblée prévenu que le gouvernement demandera une prolongation de trois mois de l’état d’urgence. Je ne comprends pas que la durée soit aussi longue, même au regard de la gravité de la situation. Pourquoi donnerait-on un blanc-seing aussi long ?
Mais la menace ne va pas disparaître en quelques semaines…
Le gouvernement aurait très bien pu demander une prolongation d’un mois et revenir tous les mois solliciter un renouvellement devant le Parlement. Cela aurait permis un contrôle démocratique et citoyen des mesures mises en œuvre. Un tel chèque en blanc est tout à fait symptomatique de notre conception monarchique des institutions. Ce serait totalement impensable dans les autres démocraties européennes. Au nom de quoi se prive-t-on du contrôle parlementaire ? C’est étrange !
Quels sont les risques ?
Le climat politique est inquiétant. J’ai entendu le premier ministre annoncer que par mesure de sécurité il interdirait toute manifestation lors de la réunion de la COP21 à Paris. Interdire une expression citoyenne au nom de la sécurité, c’est grave. Et le justifier en disant que les rassemblements constituent des cibles est aberrant. Tout est une cible : le métro, les musées, les ministères… On ne va pas arrêter la Nation ! Utiliser une situation dramatique pour museler une expression citoyenne est une voie dangereuse. Et on va le faire devant les caméras du monde entier. Quand j’entends Xavier Bertrand demander de faire un Guantanamo français pour 10 000 personnes, on est bien dans un climat de surenchère sécuritaire dangereux. C’est une situation où nous avons tous peur. Mais, le rôle des dirigeants dans une démocratie est de ne pas augmenter la peur. L’opinion est tellement traumatisée qu’elle pourrait accepter beaucoup de choses sans réfléchir. M. Bertrand fait exactement ce que Daech attend de lui. Plus on emprunte cette voie, plus on facilite le recrutement de futurs terroristes.
Que pensez-vous des perquisitions extrajudiciaires que permet l’état d’urgence ?
Si on profite de la situation pour faire croire qu’on peut se passer du contrôle de la justice, cela revient à utiliser la situation pour faire régresser les libertés. Le nombre de fois où on a utilisé un prétexte pour prendre des mesures soi-disant exceptionnelles mais qu’on a généralisées ensuite est important. On a beaucoup régressé au fil des ans. Le fossé censé séparer ce que l’état d’urgence permet de faire de ce que le droit permet en temps normal s’est considérablement resserré. Les gouvernements ne semblent même plus au courant de toutes les mesures qu’ils ont déjà à leur disposition, tellement on les empile. Cela est arrivé à plusieurs reprises d’entendre un ministre annoncer une réforme pour de nouvelles mesures… qui existent déjà.
Que proposez-vous ?
Quelle que soit la menace, on doit rester dans la proportionnalité. Aujourd’hui, la menace est forte, donc on peut aller loin. Mais il s’agit de faire rien que ce qui est nécessaire. La loi renseignement est ainsi probablement inefficace alors qu’elle contient des dispositions dangereuses pour les libertés. Nous sommes dans un état de confusion gravissime, avec une perte des repères démocratiques. Et cela fait quinze ans que cela dure…
Propos recueillis par, Jean-Baptiste Jacquin
Communiqué LDH
Paris, le 19 novembre 2015
On doit lutter contre le terrorisme sans porter atteinte à nos libertés
Comme on pouvait le craindre, le projet du gouvernement de proroger de trois mois l’état d’urgence pose de graves problèmes de libertés publiques et individuelles.
Pendant trois mois, pour les motifs les plus divers et sans contrôle préalable de la justice, soixante-six millions de personnes pourront :
- voir la police entrer chez elles de jour et de nuit afin de perquisitionner leur lieu de travail ou leur domicile et prendre une copie du contenu de leur ordinateur ou de leur téléphone mobile. Pour cela, il suffit qu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue « une menace pour la sécurité et l’ordre public » ;
- être assignées à résidence si leur comportement constitue « une menace pour la sécurité et l’ordre public » et se voir interdire d’être en contact avec d’autres personnes présentant la même menace.
Le vague des motifs qui pourront être invoqués, qui dépassent de beaucoup la prévention et la répression d’actes de terrorisme, permet à tout gouvernement de s’en prendre au mouvement social dans son ensemble.
Les associations seront aussi responsables des actes de leurs membres puisqu’elles pourront être dissoutes en raison de leur comportement.
Ce que le gouvernement veut imposer au Parlement d’adopter à marche forcée illustre bien les craintes déjà exprimées par la LDH : ce qui est ici en cause, ce n’est pas l’indispensable lutte contre le terrorisme, c’est l’extension dangereuse des pouvoirs de l’État sans aucune garantie judiciaire.