Le Monde. 1–09. Jean-Pierre Filliu. « Les trois guerres de Benya­min Néta­nya­hou à Gaza »

extraits

« Jour après jour, l’ef­froyable bilan de la guerre de Gaza ne cesse de s’ag­gra­ver, dépas­sant désor­mais les quarante mille morts pour quelque cent mille bles­sés, ce qui, à l’échelle de la France, repré­sen­te­rait envi­ron 1,3 million de tués, dont un tiers d’en­fants, et trois millions de bles­sés. Alors même que ces chiffres donnent le vertige, l’opi­nion inter­na­tio­nale semble s’être accou­tu­mée à une telle routine de l’hor­reur.

Une passi­vité aussi géné­ra­li­sée peut s’ex­pliquer par diffé­rents facteurs, à commen­cer par l’in­ter­dic­tion à la presse occi­den­tale d’ac­cé­der à Gaza, ce qui amor­tit le choc de la tragé­die en cours, voire favo­rise les campagnes de déni. Mais l’am­pleur de cette sidé­ra­tion collec­tive découle égale­ment d’une trou­blante perte de sens, comme si un aussi épou­van­table carnage en était venu à défier l’en­ten­de­ment.

C’est pourquoi il est essen­tiel de rappe­ler que l’of­fen­sive israé­lienne contre Gaza, déclen­chée en repré­sailles au bain de sang terro­riste du 7 octobre 2023, a déjà changé deux fois de nature, d’abord avec la réoc­cu­pa­tion terrestre du 27 octobre, puis avec l’at­taque contre Rafah, le 6 mai.

  • Une première guerre de repré­sailles

En riposte au massacre perpé­tré, le 7 octobre, par le Hamas et ses alliés en terri­toire israé­lien (1 200 morts, dont deux tiers de civils), le premier ministre israé­lien, Benya­min Néta­nya­hou, et son gouver­ne­ment lancent une vague de bombar­de­ments sans précé­dent contre la bande de Gaza. L’in­tense pilon­nage de l’en­clave pales­ti­nienne, coupée du reste du monde, fait près de huit mille morts en trois semaines, alors même que les deux tiers de la popu­la­tion doivent fuir leurs foyers pour gagner des zones dites « sûres » par l’ar­mée israé­lienne. La grande majo­rité des victimes ont beau être recen­sées dans le centre et le nord du terri­toire, aucun secteur de la bande de Gaza n’est véri­ta­ble­ment épar­gné. Les alliés d’Is­raël le mettent solen­nel­le­ment en garde contre les dangers d’une offen­sive terrestre. Mais Benya­min Néta­nya­hou passe outre, quitte à tomber dans le piège que lui tend ainsi le Hamas à Gaza.

  • La deuxième guerre de réoc­cu­pa­tion

La campagne terrestre que déclenche Israël dans la bande de Gaza, le 27 octobre, est fonda­men­ta­le­ment diffé­rente des précé­dentes inter­ven­tions au sol qui avaient marqué les guerres de 2009 et de 2014 à Gaza. Il s’agit en effet d’une réoc­cu­pa­tion métho­dique et dévas­ta­trice, repo­sant sur le contrôle total par Israël d’un axe central, courant sur sept kilo­mètres jusqu’à la Médi­ter­ra­née, (…)

Plus de six mois de bombar­de­ments destruc­teurs et de combats achar­nés font monter le bilan humain de l’of­fen­sive israé­lienne à près de 35 000 morts, soit 27 000 supplé­men­taires durant cette phase de réoc­cu­pa­tion terrestre.

La majo­rité de la popu­la­tion de Gaza est désor­mais massée dans le sud de l’en­clave, dans la zone de Rafah, à la fron­tière égyp­tienne. (…)

  • La troi­sième guerre de Rafah

Le conflit en cours a de nouveau changé de nature avec l’of­fen­sive de Rafah. Omer Bartov, histo­rien israé­lien de la Shoah, consi­dère même qu’il est « désor­mais impos­sible de nier qu’Is­raël est engagé de manière systé­ma­tique dans des crimes de guerre, des crimes contre l’hu­ma­nité et des actes géno­ci­daires ».

La cadence infer­nale du nombre de tués, de l’ordre d’un millier par semaine durant la phase précé­dente, a pour­tant été réduite de moitié. Mais c’est l’ex­trême diffi­culté d’ache­mi­ner l’aide huma­ni­taire, du fait de la ferme­ture du poste-fron­tière de Rafah, qui fait craindre le pire pour une popu­la­tion épui­sée par la faim, les priva­tions, l’ab­sence de toute hygiène et la proli­fé­ra­tion des mala­dies.

La réap­pa­ri­tion de la polio­myé­lite, qui avait été éradiquée à la fin du XXe siècle dans l’en­clave pales­ti­nienne, est l’in­di­ca­teur le plus drama­tique d’un tel effon­dre­ment. L’Or­ga­ni­sa­tion des Nations unies consi­dère que les souf­frances des civils de Gaza dépassent d’ores et déjà « ce que tout être humain devrait endu­rer ». (…)

(…) En déclen­chant, en mai, sa troi­sième guerre de Gaza, Benya­min Néta­nya­hou a bel et bien préci­pité dans l’in­connu, non seule­ment les peuples d’Is­raël et de Pales­tine, mais aussi l’en­semble du Moyen-Orient. »

Jean-Pierre Filiu (Profes­seur des univer­si­tés à Sciences Po)

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