5 décembre 2025

Le Monde, 10 octobre. Sylvie Laurent, histo­rienne : « Le maccar­thysme était une version mineure de ce qui se joue aujourd’­hui aux Etats-Unis »

Sylvie Laurent, histo­rienne : « Le maccar­thysme était une version mineure de ce qui se joue aujourd’­hui aux Etats-Unis »

(…)En cette fin d’an­née 1954, le président Dwight D. Eisen­ho­wer et le Congrès désa­vouent alors la croi­sade d’un homme qui, à la faveur d’un anti­com­mu­nisme viru­lent dans l’Amé­rique des années 1950, présida une commis­sion séna­to­riale char­gée de traquer, inter­ro­ger et condam­ner quiconque est soupçonné de sympa­thies de gauche. (…)

En réalité, McCar­thy est loin d’être héré­tique. La « chasse aux sorcières » menée par l’Etat améri­cain, faite de fabri­ca­tion de preuves, d’aveux arra­chés, de procé­dures expé­di­tives et d’in­ti­mi­da­tions poli­cières, avait débuté dès 1919. Après que des anar­chistes italiens avaient menacé des élus, le FBI de J. Edgar Hoover et un procu­reur avaient en effet orches­tré une série de raids puni­tifs dans 11 villes améri­caines, ciblant les immi­grants italiens et juifs d’Eu­rope de l’Est. Cette opéra­tion se solda par plus de 6 000 arres­ta­tions.(…)

McCar­thy, s’il n’est pas l’ins­ti­ga­teur de cette para­noïa poli­tique, fran­chit pour­tant un cran. Il est l’Etat contre lui-même. Sa cible privi­lé­giée, ce sont les fonc­tion­naires de tout rang : plus de 1 500 d’entre eux sont révoqués, des centaines démis­sionnent, et McCar­thy s’acharne à accu­ser les dépar­te­ments d’Etat et de la défense d’abri­ter sciem­ment de dange­reux conspi­ra­teurs à la solde de Moscou.

Le mélange de déma­go­gie, de violence poli­tique, de haine de la gauche et de conspi­ra­tion­nisme d’ex­trême droite qui présida à ce que l’on a rapi­de­ment nommé le « maccar­thysme » est certai­ne­ment un épisode fonda­teur de l’his­toire contem­po­raine des Etats-Unis. (…)

Pour­tant, on se trompe en quali­fiant de « nouveau maccar­thysme » l’en­tre­prise actuelle de dénon­cia­tion, de répres­sion et de puni­tion qui s’étend aux Etats-Unis. Certes, il est tentant de rappe­ler que le mentor du jeune Donald Trump, le juriste Roy Cohn, fut un très proche de McCar­thy et qu’en tant que procu­reur, c’est lui qui obtint qu’E­thel Rosen­berg fut envoyée à la chaise élec­trique. La filia­tion est établie.

Mais en réalité, le maccar­thysme fut une version mineure de ce qui se joue aujourd’­hui aux Etats-Unis. En pleine guerre froide et alors qu’il y avait bel et bien des sympa­thi­sants commu­nistes dans le pays, il n’était pas complè­te­ment insensé de relier leur mili­tan­tisme à la situa­tion inter­na­tio­nale. Aujourd’­hui, « enne­mis de l’in­té­rieur » désigne une vaste nébu­leuse fantas­ma­tique : groupes anti­fas qu’au­cune agence de rensei­gne­ment n’a jamais iden­ti­fiés, « ultra­gauche » subver­sive regrou­pant mili­tants envi­ron­ne­men­taux, fémi­nistes ou LGBT+, non violents et proté­gés par le premier amen­de­ment, univer­si­tés et asso­cia­tions libé­rales cari­ca­tu­rées en lieux de perdi­tion morale, villes « en proie à la sédi­tion », unique­ment car elles sont diri­gées par un ou une démo­crate.

Si l’ad­mi­nis­tra­tion Trump convoquait une commis­sion parle­men­taire pour prou­ver le bien-fondé de telles accu­sa­tions, celles-ci s’ef­fon­dre­raient d’elles-mêmes. (…)

Aujourd’­hui, l’en­semble des pouvoirs exécu­tif et légis­la­tif, ainsi que l’éche­lon suprême du judi­ciaire, les repré­sen­tants les plus impor­tants du capi­ta­lisme améri­cain et les grands groupes média­tiques parti­cipent à une purge du corps social. Des listes de profes­seurs et d’étu­diants sont remises au gouver­ne­ment, des visas sont révoqués, des jour­na­listes [notam­ment lors des mani­fes­ta­tions à Los Angeles, en juin] et des élus violen­tés.

La raison d’Etat invoquée par Donald Trump pour justi­fier cette répres­sion évoque, davan­tage que le maccar­thysme, la poli­tique répres­sive du début des années 2000 lorsque le Patriot Act, voté par le Congrès, léga­lisa la chasse aux « terro­ristes » et légi­tima la rétrac­tion des liber­tés et des protec­tions civiles. (…)

Pour­tant, même face à de telles compa­rai­sons, la poli­tique actuelle est inédite. Loin du léga­lisme de George W. Bush, Trump disci­pline la société civile en bran­dis­sant l’acte d’in­sur­rec­tion de 1807, insti­tuant l’état d’ur­gence perma­nent. Au nom d’un risque immi­nent à la sécu­rité natio­nale, il peut punir, licen­cier, dépor­ter, embas­tiller. Surtout, il applique la stra­té­gie contre-insur­rec­tion­nelle à sa propre nation.

Ce n’est pas une idéo­lo­gie étran­gère qu’il prétend extir­per mais la vieille tradi­tion libé­rale améri­caine.(…)Nous sommes aujourd’­hui témoins d’un « régime » poli­cier. (…)

Sylvie Laurent est histo­rienne et améri­ca­niste, maîtresse de confé­rences à Sciences Po. Elle est l’au­trice de « La Contre-révo­lu­tion cali­for­nienne », Seuil, 72 p., 5,50 €.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.