Un article de Gazette debout (Paris) daté du 24 juin. Extraits.
TÉMOIGNAGE MANIF 14 JUIN – Non, nous n’étions pas 75 000 mais bien des centaines de milliers à respirer les relents du mépris de la dictature du fric.
(…)
Paris, 14 juin 2016
Une date qui restera à jamais gravée dans ma mémoire. Résistant à l’envie de tatouer cette date à l’encre indélébile au-dessus d’un des stigmates de cette journée, pour ne pas oublier, pour entretenir le refus de la résignation, je décide de me faire confiance et me promets de ne pas oublier pourquoi ce jour-là, j’étais là.
13h00
Sitôt arrivé sur la place, notre quatuor de Hauts-Marnais décide de suivre le cortège qui a déjà démarré. Il paraît que le défilé a commencé en avance tellement nous sommes nombreux. Nous avons dans l’idée de marcher un peu puis de nous arrêter sur le côté pour regarder la marée humaine, dont on ignore encore l’intensité, progresser vers le but fixé : l’esplanade des Invalides. Le son des sonos des véhicules syndicaux toujours immobiles sur la place s’estompe rapidement au rythme de nos pas décidés, pour laisser éclater les slogans des manifestants déjà en route.
« C’est qui les casseurs ? C’est eux les casseurs ! C’est qui la racaille ? C’est eux la racaille ! Alors dehors ! Dehors ce gouvernement qui casse les grèves et le Code du travail, qui nous matraque et qui nous gaze ! »
Au départ, nous évoluons sur le trottoir, ravis de constater que la rue est occupée par les manifestants sur ses quelque 50 mètres de largeur. Enthousiastes, on se dit qu’on va battre le record du nombre de participants aux manifs auxquelles on a déjà participé à Paris. On trouve des tas de points de comparaison pour s’en assurer, on plaisante, on rit, on s’émerveille et on avance, encouragés par l’explicite détermination de tous ces humains multicolores. Ambiance de manif habituelle, en somme…
Sauf que…
Sauf que c’est bien la première fois que je vois des CRS bloquer toutes les rues perpendiculaires, rendant ainsi l’accès ou la sortie du parcours impossibles.
Sauf que c’est bien la première fois que je vois un mur anti-émeute tous les 50 mètres.
Sauf qu’un sentiment de colère m’envahit subrepticement. Pourquoi ? Pourquoi tout ça, qu’est-ce qu’on fait de dangereux, de répréhensible ? N’est-il pas légitime d’exprimer notre mécontentement face à la volonté de malades du profit qui n’ont jamais ne serait-ce que fait semblant de travailler, ou de faire trimer des millions de gens jusqu’à l’épuisement ou pire ? Et puis les pompiers, par où vont-ils passer s’il y a un incident ?
Nous continuons de progresser parmi le cortège. Même si la présence de ces exécutants sans éthique du gouvernement me dérange et me révolte davantage à chaque pas, ils ne m’impressionnent pas. Et pourtant, je n’en croise pas tous les jours dans ma campagne ! D’ailleurs, leur allure de robocops me fait bouillir le sang. Même si je sais qu’ils ne sont pas là pour moi en tant qu’individu au milieu d’une foule de menaces mortelles, j’ai l’impression que leur présence est une attaque personnelle.
14h30
Métro Port-Royal, boulevard Montparnasse. Nous rejoignons le stand d’Ensemble, où B. pense pouvoir retrouver quelques copains militants du mouvement. Mais nous n’y restons que quelques minutes. On commence à entendre les premiers échos d’échauffourées à l’avant du cortège. Nous poursuivons notre route et intégrons finalement le cortège derrière la banderole d’Ensemble Jeunes, où motivation et puissance vocale sont de mise.
« Paris, debout, soulève-toi ! »
« Si t’es fier d’être CRS tape ton collègue, si t’es fier d’être CRS tape ton collègue ! »
« A Anti-anticapitalista ! »
Les slogans scandés, bien loin de concerner la seule Loi travail, le sont de toutes les forces des manifestants.
Après une heure et demie de marche, nous commençons à être arrêtés très fréquemment. On avance cinq minutes puis on s’arrête cinq autres. On entend des détonations que je prends naïvement pour des pétards de manifestants, c’est dire si je ne suis pas habituée aux affrontements lors de manifestations. Je me rendrai compte plus tard, à mes dépens, que chacune de ces détonations correspond à un lancer de grenade de désencerclement de la part des CRS. Des relents d’odeurs jusque-là inconnues viennent chatouiller mes narines, et plus on avance, plus il y a de gens qui remontent le cortège en pleurs. Je marche sur des pipettes de sérum physiologique vides. Autour de nous, les abris-bus et les panneaux publicitaires sont brisés, des slogans revendicatifs et criants de vérité sont tagués tout le long des murs. Les slogans s’essoufflent pour laisser place aux échos lointains d’affrontements. Avec J., nous avons du mal à supporter ces détonations qui, déchirant le silence entre deux slogans, nous rappellent une guerre qu’on n’a pourtant pas connue. Mais cette angoisse éphémère se laisse dévorer par la résistance des manifestants qui relancent les slogans et entretiennent la détermination. À un moment, nous nous écartons tous pour laisser passer une ambulance… qui revient quelques secondes plus tard en sens inverse car elle ne trouve pas d’issue pour quitter le boulevard.
Nous continuons cette marche régulièrement entrecoupée, avertis que si nous avançons en dehors du cortège, c’est à nos risques et périls. Jusque-là, je me disais encore que même si ça chauffait en tête de cortège, la manif allait reprendre son cours normal et se terminer dans une ambiance festive comme d’habitude.
Et puis de plus en plus de gens ont commencé à remonter le cortège, les yeux rougis par les gaz lacrymogènes.
Et puis j’ai dû couvrir mon visage à l’aide de mon foulard que j’avais emporté au cas où.
Et puis c’est là que tout est allé très vite et que je me suis retrouvée propulsée dans un autre monde.
Le nez et la bouche dissimulés derrière nos foulards, écharpes et masques, nous continuons d’avancer. On se retrouve dispersés d’un seul coup, au milieu de ce qui semble être un carrefour. Je ne connais pas Paris et je ne remarque même pas ce grand bâtiment vitré sur ma gauche (hôpital Necker). Ce que je vois, ce sont des débris partout et, du peu que je peux apercevoir à cause de la fumée, des gens dispersés qui courent dans toutes les directions. Mais aucun cri de panique. Sur ma droite surgit un énorme camion blindé blanc de CRS qui tente de sortir d’une rue perpendiculaire. Aussitôt, une poignée de personnes se plantent devant lui les bras en l’air. Je me joins à elles. Un homme fait signe à d’autres de nous rejoindre.
Puis une détonation, et une douleur inattendue dans mon poignet gauche, levé en l’air. Je m’en fous, je reste ! Alors que le camion actionne son canon à eau pour viser un homme de dos, une deuxième douleur, plus violente, au-dessus de la cheville gauche, me fait oublier le projectile qui vient de m’effleurer le coude droit. À ce moment-là, je suis révoltée et je sais que je ne fais pas le poids. Céder me rend furieuse mais je n’ai pas le choix. Si nous avions été plus nombreux devant ce camion, ça l’auraitpeut-être arrêté. Et encore ! Je file dans la direction que le cortège aurait dû suivre. Tout le monde est dispersé et ça me fout en rogne qu’ils aient visé une petite nana (d’ordinaire, j’ai horreur de ces qualificatifs) les bras en l’air. C’est seulement maintenant, d’ailleurs, que je me dis que les blessures auraient pu être bien plus graves. Si je n’avais pas eu le poignet en l’air, le projectile aurait-il atteint ma tête ?
Certains qualifieront mon comportement d’irresponsable, naïf, dangereux (pour moi !). Mais je ne regrette rien. Je me disais que les bras levés, avec mon apparence loin d’être menaçante et parmi d’autres gens comme moi, ils n’attaqueraient pas. Maintenant au moins, je sais à quoi m’attendre. Ils ne font aucune différence.
Je me rends compte que j’ai perdu les copains. J’apprendrai plus tard que J. s’était plantée devant le camion derrière moi. J’avance et repère le (grand !) drapeau de B. Quel signe de ralliement efficace ! Je le rejoins; nous sommes pris dans un mouvement de foule qui nous entraîne dans une impasse. Sans les gaz lacrymo, on se rend compte qu’on se trouve au milieu d’une cinquantaine de personnes vêtues de noir et cagoulées. Pas très rassurant, dans une impasse avec les CRS derrière. Seule une poignée de personnes avec des drapeaux syndicaux nous accompagne. Il faut réfléchir en quelques secondes parce que les CRS sont susceptibles de nous enfermer dans l’impasse à tout moment. Certains parviennent à se faufiler dans une entrée d’immeuble. On ne sait plus trop où aller : on ne sait pas ce qui se passe sur le boulevard. Mais on sait qu’il ne faut pas rester dans cette impasse. Pas question de retourner en arrière, le fameux camion nous pousse vers l’avant à l’aide de son canon à eau.
On reprend donc le boulevard des Invalides en direction de l’esplanade; entre-temps j’ai réussi à contacter J. par téléphone afin de la retrouver. Après avoir reçu un projectile au talon (elle remercie sa chaussure), elle portait secours avec d’autres à un blessé qui ne pouvait plus se relever, et avait fait l’expérience d’une charge de CRS, matraque à la main, à deux mètres d’elle. (…)
15h30
Nous constatons que l’objectif des CRS était de couper le cortège en deux. Le camion nous suit et nous ne voyons personne derrière. J’appelle les Haut-Marnais qui ont co-voituré avec nous; ils nous annoncent que tout va bien, que c’est très festif et qu’ils n’ont pas encore quitté la place d’Italie ! Quand je leur raconte ce qui vient de nous arriver, ils n’y croient pas tellement c’est à l’opposé de ce qu’ils vivent.
Sur le boulevard, des street -medics m’offrent des soins et leur dernier pansement pour mon mollet. L’une d’entre eux constate qu’il s’agit de l’impact d’une rondelle en caoutchouc provenant d’une grenade de désencerclement et m’indique que ma chaussette a limité les dégâts.
Le cortège s’est reformé et évolue vers l’esplanade des Invalides. Lorsque nous pénétrons dans cet immense espace, des milliers de gens s’y trouvent déjà et on se dit que tout est revenu à la normale, que la place va se remplir petit à petit. À l’entrée, un groupe de personnes brisent les vitres d’une banque. Devant le bâtiment des Invalides, un chariot de supermarché brûle. Nous avançons vers un carré d’herbe pour nous asseoir et nous remettre de nos émotions.
17h00
Nous nous installons tous les quatre et regardons le camion de CRS arriver sur l’esplanade. On se demande alors s’ils vont laisser entrer le reste de la manifestation sur la place, sachant qu’à vue de nez, seul un quart des manifestants est arrivé. Mais on comprend vite qu’on n’est pas au bout de nos peines. Le canon à eau se met en marche et les lacrymo s’élèvent à nouveau du sol. Toutes les issues sont bloquées par les CRS, les métros sont fermés, et on subit pendant deux heures les jets d’eau, les gaz lacrymo et les charges de CRS malgré notre pacifisme affiché. Ils nous font courir à droite et à gauche sans ouvrir d’issues, laissant seulement filer quelques manifestants au compte-goutte, quand ça leur chante. Mais les gens ne veulent pas s’en aller, ils ne se montrent pas impressionnés par les affrontements. Les CRS chargent à plusieurs reprises des gens qui ne font preuve d’aucune provocation.
« La police déteste tout le monde et tout le monde déteste la police ! »
« Pétain, reviens, t’as oublié tes chiens ! »
À un certain moment, alors que nous attendons, assis sur un mur, que les CRS aient fini de s’amuser, quatre jeunes vêtus de noir viennent retirer leurs (sur)vêtements pour les dissimuler dans leur sac à dos avant de s’en aller. Sur leur visage démasqué, pas de traces de haine ou d’agressivité; j’ai envie de dire qu’ils arboraient des visages « d’anges », souriants.
18h30
Lassés d’attendre que les CRS se fatiguent, nous prenons des nouvelles de nos collègues dans de l’autre partie du cortège (qui n’atteindra jamais l’esplanade). Certains sont déjà dans le métro en direction de la voiture, les autres atteignent seulement les Invalides. Nous décidons d’aller à leur rencontre puisque l’entrée par laquelle nous sommes arrivés est débloquée. Nous remontons la rue pour nous apercevoir assez vite que le cortège a été dévié, que nos copains sont de l’autre côté et que les « affrontements » (ou plutôt les charges injustifiées) se pousuivent sur le boulevard des Invalides comme sur l’esplanade. Puisque on ne pourra pas rejoindre nos amis, on décide de prendre chacun le métro comme on peut et de nous retrouver au parking.
Avant de rejoindre l’esplanade, nous parlons à des CRS pour savoir à quoi ils jouent et quand ils nous laisseront passer, parce qu’on commence à en avoir marre. L’un d’entre eux nous répond que lui aussi il « en a marre de ces ordres à la con ». Je demande à un autre si ça ne heurte pas son sens moral que de blesser des gens qui manifestent pacifiquement. Après avoir essayé de se défendre et s’être retranché derrière le respect des ordres, il me répond : « Ben si, ça m’énerve ». Enfin, ils nous disent que le métro Invalides vient de rouvrir. Nous retraversons donc l’esplanade pour rejoindre la bouche de métro. Des « affrontements » ont toujours lieu, une seule issue est dégagée mais bien surveillée. Nous rejoignons le RER puis la voiture sans encombres, surpris de revenir en France en apercevant des touristes asiatiques sortir du métro, souriants et enthousiastes à l’idée de visiter la plus belle ville du monde, au pays des droits de l’Homme…
Cinq jours plus tard
À l’heure où j’écris ces mots, j’ai mal à la jambe mais j’ai encore plus mal à l’humanité. J’ai pu prendre du recul et j’en ressors avec une envie féroce d’y retourner. Les tentatives d’humiliation et d’intimidation du gouvernement, exécutées par les milices du capitalisme qui ne réfléchissent guère (et j’aimerais qu’on me prouve le contraire), ne font qu’amplifier la révolte et la détermination de citoyens qui rejettent en bloc un projet de loi rétrograde, imposé à coups de matraque, qui menace le peu de plaisir qu’il reste dans la vie de la plupart des Français.
Sans parler des horreurs mensongères vomies par le gouverneMENT et aussitôt relayées et amplifiées par ses marionnettes écervelées et opportunistes, qui lui lèchent les bottes et salissent les écrans et les torchons (sacrée association de malfaiteurs que nous avons là !). J’ai besoin de revenir sur ces histoires de violences utilisées à toutes les sauces et contre tout le monde. Je ne partage pas cette propension à se dédouaner des faits de « violences » sur de prétendus « casseurs ».
Bien que leurs actes représentent une perche tendue au gouvernement et à ses chiens baveux pour casser le mouvement social, ils sont le reflet d’une répression constante de la parole humaine au profit de la parole financière. Se soucie-t-on de leurs revendications, se penche-t-on ne serait-ce qu’une seconde sur leur façon d’opérer ? Parle-t-on de ces policiers infiltrés parmi eux qui provoquent leurs collègues CRS ? Casser des vitres d’abribus (supports de publicités), des panneaux publicitaires, des vitrines de banque et autres symboles du capitalisme, ce n’est pas de la violence. De quel autre moyen dispose-t-on lorsqu’un système nous prive de la parole et restreint notre existence ? Ces groupes ne pénètrent pas par effraction dans les bâtiments, ne blessent personne. Au contraire, au sein du cortège de tête, il règne une solidarité insoupçonnée. Mais comment ne pas devenir agressif quand on est privé de toute issue, qu’on nous refuse de changer de rue, qu’on est obligé d’aller là où quelqu’un d’autre a décidé qu’on devait aller ? La libre circulation dans l’espace Schengen ne s’applique-t-elle donc pas dans les rues de Paris ? La violence existe en chacun de nous, et le gouvernement sait très bien orchestrer la provocation pour l’attiser, la retourner à son avantage.
La violence, c’est le gouvernement.
La violence, c’est le 49.3.
La violence, c’est la répression des manifestants qui ne font que défendre leurs droits.
La violence, c’est voir ses copains pleurer à cause des gaz lacrymo, prêts à vomir de les avoir respirés.
La violence, c’est quand on enferme des milliers de gens sur une place et qu’on les regarde comme des rats de laboratoire pour voir comment ils réagissent aux gaz, aux canons à eau et aux matraques.
La violence, c’est ce dont font preuve ceux qui affirment que trois vitres brisées, c’est plus important, plus intolérable qu’un manifestant grièvement blessé par une bombe lacrymogène lancée par un policier.
La violence, c’est le système capitaliste qui permet à 62 individus dans le monde de vivre avec autant de richesses que 3,5 milliards de personnes.
La seule façon de mettre fin à cette situation de violence, qui n’est que gouvernementale, c’est le retrait de la Loi travail. Et encore, j’espère que ce formidable élan de soulèvement citoyen ne s’arrêtera pas là. La violence a toujours existé dans les mouvements sociaux; nos droits actuels, déjà rognés, n’ont pas été acquis mais bien conquis. La différence est qu’aujourd’hui, les policiers ne sont plus là pour disperser mais pour blesser. Quand on déchire la chair d’un manifestant, ce sont cent autres qui sont terrorisés.
Alors oui, si j’avais fait le choix de livrer des enfants dans la gueule de ce monde, j’aurais pu raconter tout ça à mes petits-enfants lors de mes vieux jours…
Fanette H., 27 ans, Chaumont