Billet de blog 6 avr. 2022
Passer par un trou de souris pour sortir du cauchemar
Mieux vaudrait, cette fois-ci, ne pas jouer avec le feu. Ce serait une manière de faire mentir la règle selon laquelle, en France, les divines surprises ne bénéficient qu’à l’extrême droite. En somme : passer par un trou de souris pour sortir du cauchemar.
Michaël Foessel Philosophe Abonné·e de Mediapart
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Oublier les noms propres ? L’exercice semble inséparable de la démocratie. L’échange des patronymes rend souvent inutile celui des arguments. Il procède par images qui, surtout dans les périodes de tension, visent à disqualifier l’adversaire et nous ôtent la peine de penser. Cette campagne présidentielle se résume, à bien des égards, à un combat entre des noms propres chargés d’affects. Dites « Mélenchon » dans un dîner en ville et vous aurez à peu près le même résultat qu’en prononçant « Macron » dans un café d’une zone péri-urbaine : montée aux extrêmes garantie et fin de la réflexion. Ceux que le nom « Mélenchon » rend fous incriminent ses pulsions caractérielles. Ceux que « Macron » insupporte répliquent par l’autoritarisme pratiqué lors de son quinquennat.
Le désastre français est qu’un nom propre sort de plus en plus souvent indemne de ces confrontations. Ce nom, c’est « Le Pen » : précisément celui dont il aurait fallu préserver la puissance symbolique. Dans Closer, on apprend que la candidate qui préfère qu’on l’appelle « Marine » vit en collocation avec sa meilleure amie (« la petite sœur que je n’ai pas eue »). On connaissait déjà l’amour qu’elle porte aux chats : on apprend qu’elle en a six. Comme elle se déclare « blessée » par ceux qui l’ont trahie durant cette campagne, tout nous porte à croire que Marine a du cœur.
Marine comment déjà ? Il fut un temps où même la presse sentimentale se serait souvenue que cette candidate porte un nom dont, malgré toutes les péripéties familiales, elle n’a jamais désavoué la signification politique.
Hélas, « Le Pen » a cessé d’être le nom propre de l’extrême droite. C’est devenu le nom commun de la colère française. A juste titre, Emmanuel Macron a récemment cité Péguy pour décrire notre rapport au nationalisme xénophobe : « le pire, c’est d’avoir une âme habituée ». Le Président aurait pu en profiter pour condamner quelques progrès récents de cette méchante habitude de l’âme. Pour ne citer que des exemples touchant au langage : son Ministre de l’Intérieur reprochant à Madame Le Pen d’être « trop molle » dans son combat contre le fondamentalisme musulman ; la coutume consistant à réunir dans une même condamnation « les extrêmes » pour ne plus rien emprunter au clivage gauche/droite ; l’usage gouvernemental de formules confuses telles « islamo-gauchisme » ou « menace woke » afin de stigmatiser tout ce qui a un parfum d’égalitarisme. La consigne de Mélenchon en 2017 (« Pas une voix pour l’extrême droite ») manquait peut-être de clarté. Si ce candidat ne franchit pas le premier tour de dimanche, elle sera sans conteste insuffisante face à l’ampleur du danger. Mais elle banalise moins le vote pour le Rassemblement national que ces libertés prises avec feu le Front républicain.
Comme si cela ne suffisait pas, le nom « Le Pen » profite aujourd’hui de l’apparition sur la scène d’un candidat dont le nom signifie la même chose que lui, mais en un peu pire. « Le Pen » rassure désormais ceux que « Zemmour » terrifie. La candidate du RN n’avait certainement pas rêvé d’un tel progrès dans la dédiabolisation. Peut-être ignore-t-elle que l’une des ruses du diable est de multiplier ses identités pour remporter sa victoire suprême : nous faire croire qu’il n’existe pas.
Il faut être doué d’une solide mémoire politique pour se souvenir combien, en 2002, « Le Pen » était un signe mobilisateur. Pour l’exorciser, nous étions prêts à voter pour l’adversaire de ce nom, peu importe comment il s’appelle et même, si nécessaire, avec une pince à linge sur le nez… Et puis, à force de le retrouver à chaque fois qu’il s’agit de nommer l’exaspération populaire, on s’est fait à ce patronyme. Même à gauche, certains font désormais la sourde oreille : « Le Pen au deuxième tour ? c’est triste, mais c’est dans l’ordre. Mélenchon ? un vote aussi inutile que dangereux ». On se déclare toujours prêts à brandir l’étendard de l’antifascisme, certes. Mais seulement le moment venu, c’est-à-dire après le premier tour. Dans les circonstances actuelles, il serait plus sûr d’éliminer le pire au premier tour pour pouvoir choisir vraiment au second. Le 10 avril au soir, il ne restera que deux semaines pour rappeler à une majorité de Français ce que « Le Pen » implique politiquement. Au rythme où vont les choses, ou plutôt à la vitesse d’oubli de la signification des noms, cela risque d’être un peu court.