Un article de la revue amie Contretemps écrit par Daniel Bensaïd
Daniel Bensaïd est mort en 2010.
« La société contemporaine, qui nourrit l’hostilité entre chaque individu et tous les autres, produit de la sorte une guerre sociale de tous contre tous qui, dans des cas individuels, notamment chez des gens sans éducation, prend inévitablement une forme brutale, violente et barbare – celle du crime » (F. Engels, Discours d’Eberfeld, 1845).
« La fondation de tous les États advient dans une situation qu’on peut appeler révolutionnaire. Elle inaugure un nouveau droit, et elle le fait toujours dans la violence » (J. Derrida, Force de loi).
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Le capitalisme pourrissant secrète de la violence et de la peur à haute dose. Il s’agit de faire en sorte que la colère l’emporte sur la peur et que la violence s’éclaire à nouveau d’un objectif politique, à la façon dont Sorel revendiquait une nécessaire violence de l’opprimé, mais une « violence éclairée par l’idée de grève générale »5. À condition d’être liée à un objectif politique, pour lui comme pour Fanon, la violence, celle du prolétaire comme celle du colonisé, peut être constitutive de la subjectivation de l’opprimé : « Je n’hésite pas à déclarer que le socialisme ne saurait subsister sans une apologie de la violence : c’est dans les grèves que le prolétariat affirme son existence » (Le Matin, 5 août 1908). De même que la guerre a fourni aux républiques antiques « les idées qui forment l’ornement de notre culture moderne », de même « la guerre sociale peut engendrer les éléments d’une civilisation nouvelle ».
Cette violence assumée est pour Sorel aux antipodes de la force institutionnalisée des vainqueurs, a fortiori de leur cruauté : « J’ai horreur de toute mesure qui frappe le vaincu sous un déguisement judiciaire. ». Cette distinction entre force et violence est le fil conducteur des Réflexions : « Tantôt on emploie les termes force et violence en parlant des actes d’autorité, tantôt en parlant des actes de révolte. Il est clair que les deux cas donnent lieu à des conséquences fort différentes. Je suis d’avis qu’il faudrait réserver le terme de violence pour la deuxième acception ; nous dirions donc que la force a pour objet d’imposer l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre »6. Il y aurait donc une différence radicale entre « la force qui marche vers l’autorité et cherche à réaliser une obéissance automatique, et la violence qui veut briser cette autorité ».
Lecteur de Sorel, Walter Benjamin distingue lui aussi une « violence divine », qui instaure un droit nouveau, seule capable de briser « la violence mythique » des dominants, et cette violence conservatrice qui entretient le cercle vicieux de la domination. Pour lui comme pour Sorel, le simple fait de la grève oppose un droit (d’existence) à un autre droit (de propriété). La violence conservatrice d’État s’exerce aujourd’hui par les armes de destruction massive, par la banalisation des procédures d’exception, par les exécutions et les détentions « extrajudiciaires », par la tentation de la torture préventive comme corollaire logique de la « guerre préventive »7.
Marx a bien souligné la dialectique de la violence et du droit. Dès lors qu’il n’y a plus ni tables de loi descendues du Sinaï, ni droit divin, le droit n’est plus absolu. La lutte des classes met en présence des conceptions socialement antagoniques du droit. Et, « entre deux droits opposés, c’est la force (Macht) qui tranche ». (…) Reste qu’il n’y a pas de droit qui ne s’origine dans la force et ne se maintienne par la violence. Ce que souligne fort justement, relève Derrida, l’expression « force de loi »8. Cette implication de la « force » (pour Sorel de la « violence ») dans le droit est nécessaire « pour réserver la possibilité d’une justice qui non seulement excède ou contredit le droit, mais qui peut-être n’a pas de rapport avec le droit ».
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C’est donc à bon droit que Sorel se demande déjà « s’il n’y a pas quelque peu de niaiserie dans l’admiration de [ses] contemporains pour la douceur ». Et une bonne dose d’hypocrisie ou de faux-culerie, sans doute. Car cette douteuse douceur n’est jamais qu’un nouveau travestissement d’une force victorieuse monopolisée par l’État. Ce que Sorel écrit alors de la transformation des mœurs de son temps revêt aujourd’hui une troublante actualité. Il rappelle qu’un édit royal du 5 août 1725 punissait de mort le banqueroutier frauduleux : « On ne peut rien imaginer qui soit plus éloigné de nos mœurs actuelles. » En effet :
« Nous sommes aujourd’hui disposés à croire que les délits de ce genre ne peuvent être commis que grâce à une imprudence des victimes et qu’ils en méritent que par exception des peines afflictives ; et encore nous contentons-nous de peines légères. Dans une société riche, occupée de grandes affaires, où chacun est très éveillé pour la défense de ses intérêts, comme est la société américaine, les délits de ruse n’ont point les mêmes conséquences que dans une société qui est obligée de s’imposer une rigoureuse parcimonie ; il est très rare, en effet, que ces délits puissent apporter un trouble profond et durable dans l’économie ; c’est ainsi que les Américains supportent sans trop se plaindre les excès de leurs politiciens et de leurs financiers […].
Depuis que l’on gagne suffisamment d’argent en Europe, des idées analogues à celles d’Amérique se sont répandues parmi nous. De grands brasseurs d’affaires ont pu échapper à la répression parce qu’ils avaient été assez habiles, aux heures de leurs succès, pour créer de nombreuses amitiés dans tous les mondes ; on a fini par trouver qu’il serait bien injuste de condamner des négociants banqueroutiers et des notaires qui se retireraient ruinés après de médiocres catastrophes, alors que les princes de l’escroquerie financière continueraient à mener joyeuse vie. Peu à peu, la nouvelle économie a créé une nouvelle indulgence extraordinaire pour les délits de ruse dans les pays de haut capitalisme »10.
Autres temps, autres mœurs. Hier encore, les banquiers faillis se défenestraient par dizaines. Aujourd’hui, avec un sens du confort inversement proportionnel à celui de l’honneur, ils se munissent de parachutes – dorés, de préférence. Cette impunité entretient une violence structurelle omniprésente et ce que Pierre Bourdieu appelle « une loi de circulation de la violence ». La violence visible ou physique n’est en effet qu’une part restreinte de multiples violences sociales banalisées. De sorte que, « si l’on veut faire diminuer véritablement la violence la plus visible, crimes, vols, viols, voire attentats, il faut travailler à réduire globalement la violence qui reste invisible, celle qui s’exerce au jour le jour, pêle-mêle, dans les familles, les ateliers, les usines, les commissariats, les prisons, ou même les hôpitaux ou les écoles, et qui est le produit de la violence interne des structures économiques et sociales et des mécanismes impitoyables qui contribuent à les reproduire ». À commencer par « la violence inerte » dévastatrice de la souffrance au travail, des harcèlements, brimades, licenciements, du chômage, de la précarité et de la pauvreté.
Dans sa douzième Thèse sur le concept d’histoire, Walter Benjamin invoque la classe opprimée comme la classe « combattante et vengeresse qui, au nom des générations vaincues, mène à son terme l’œuvre de libération ». Il accuse la social-démocratie d’avoir « énervé ses meilleures forces » et de lui avoir désappris « la haine et le sacrifice » qui s’alimentent « à l’image des ancêtres asservis et non point à l’idéal des petits-enfants libérés ».
(…)À partir de l’expropriation originelle superbement évoquée par Marx dans Le Capital, la modernité capitaliste n’a fait qu’en généraliser et perfectionner les techniques, au point de donner naissance à « une industrie du massacre » et au point qu’il faille inventer les catégories du génocide et du crime contre l’humanité pour caractériser juridiquement la nouvelle pratique du crime social en série.
On en est aujourd’hui, avec la robotique militaire, à mécaniser le meurtre et à exclure la réciprocité du risque suprême qui fit de la guerre la forme limite et paroxystique du conflit. Déjà, plus de 5 000 robots sont déployés en Irak et en Afghanistan. (…)
À quoi s’ajoute le fait que, contredisant la définition webérienne de l’État moderne par la détention du monopole de la violence légitime, la mondialisation capitaliste s’accompagne d’une reprivatisation de la violence aux conséquences incalculables. Sa dissémination entre les officines mercenaires, les mafias, les bandes, les églises et autres sectes, annonce une dialectique nouvelle de la force et du droit.
Sans doute peut-on s’attaquer aux multiples formes de souffrances sociales dont il est largement démontré qu’elles sont étroitement corrélées aux manifestations violentes. Mais si, comme le démontre Labica à partir d’un vaste examen des récits historiques, des mythes religieux, des œuvres d’art, la violence est avant tout une pratique inhérente aux rapports sociaux, il est illusoire de prétendre l’éradiquer en prêchant les bons sentiments et la bonne volonté. Et il s’avère que le recours à la violence et à la contrainte physiques ne sauraient être considérés comme une forme de lutte banale parmi d’autres. Il met en mouvement en chacun une part d’ombre que nul n’est certain de maîtriser. C’est pourquoi, si l’on peut espérer qu’une culture de la violence puisse, à la manière dont s’y efforcent certains arts martiaux, parvenir à en maîtriser l’usage personnel – après tout, on peut apprendre à boire sans devenir alcoolique –, la maîtrise sociale de son usage collectif implique de la réguler stratégiquement « par la connaissance du système et des rapports de forces ».
Autrement dit, à la politiser. (…)
Lignes (n° 29, mai 2009).