« La société contem­po­raine, qui nour­rit l’hos­ti­lité entre chaque indi­vidu et tous les autres, produit de la sorte une guerre sociale de tous contre tous qui, dans des cas indi­vi­duels, notam­ment chez des gens sans éduca­tion, prend inévi­ta­ble­ment une forme brutale, violente et barbare – celle du crime » (F. Engels, Discours d’Eber­feld, 1845).

« La fonda­tion de tous les États advient dans une situa­tion qu’on peut appe­ler révo­lu­tion­naire. Elle inau­gure un nouveau droit, et elle le fait toujours dans la violence » (J. Derrida, Force de loi).

 

(…)

 

Le capi­ta­lisme pour­ris­sant secrète de la violence et de la peur à haute dose. Il s’agit de faire en sorte que la colère l’em­porte sur la peur et que la violence s’éclaire à nouveau d’un objec­tif poli­tique, à la façon dont Sorel reven­diquait une néces­saire violence de l’op­primé, mais une « violence éclai­rée par l’idée de grève géné­rale »5. À condi­tion d’être liée à un objec­tif poli­tique, pour lui comme pour Fanon, la violence, celle du prolé­taire comme celle du colo­nisé, peut être consti­tu­tive de la subjec­ti­va­tion de l’op­primé : « Je n’hé­site pas à décla­rer que le socia­lisme ne saurait subsis­ter sans une apolo­gie de la violence : c’est dans les grèves que le prolé­ta­riat affirme son exis­tence » (Le Matin, 5 août 1908). De même que la guerre a fourni aux répu­bliques antiques « les idées qui forment l’or­ne­ment de notre culture moderne », de même « la guerre sociale peut engen­drer les éléments d’une civi­li­sa­tion nouvelle ».

Cette violence assu­mée est pour Sorel aux anti­podes de la force insti­tu­tion­na­li­sée des vainqueurs, a fortiori de leur cruauté : « J’ai horreur de toute mesure qui frappe le vaincu sous un dégui­se­ment judi­ciaire. ». Cette distinc­tion entre force et violence est le fil conduc­teur des Réflexions : « Tantôt on emploie les termes force et violence en parlant des actes d’au­to­rité, tantôt en parlant des actes de révolte. Il est clair que les deux cas donnent lieu à des consé­quences fort diffé­rentes. Je suis d’avis qu’il faudrait réser­ver le terme de violence pour la deuxième accep­tion ; nous dirions donc que la force a pour objet d’im­po­ser l’or­ga­ni­sa­tion d’un certain ordre social dans lequel une mino­rité gouverne, tandis que la violence tend à la destruc­tion de cet ordre »6. Il y aurait donc une diffé­rence radi­cale entre « la force qui marche vers l’au­to­rité et cherche à réali­ser une obéis­sance auto­ma­tique, et la violence qui veut briser cette auto­rité ».

Lecteur de Sorel, Walter Benja­min distingue lui aussi une « violence divine », qui instaure un droit nouveau, seule capable de briser « la violence mythique » des domi­nants, et cette violence conser­va­trice qui entre­tient le cercle vicieux de la domi­na­tion. Pour lui comme pour Sorel, le simple fait de la grève oppose un droit (d’exis­tence) à un autre droit (de propriété). La violence conser­va­trice d’État s’exerce aujourd’­hui par les armes de destruc­tion massive, par la bana­li­sa­tion des procé­dures d’ex­cep­tion, par les exécu­tions et les déten­tions « extra­ju­di­ciaires », par la tenta­tion de la torture préven­tive comme corol­laire logique de la « guerre préven­tive »7.

Marx a bien souli­gné la dialec­tique de la violence et du droit. Dès lors qu’il n’y a plus ni tables de loi descen­dues du Sinaï, ni droit divin, le droit n’est plus absolu. La lutte des classes met en présence des concep­tions socia­le­ment anta­go­niques du droit. Et, « entre deux droits oppo­sés, c’est la force (Macht) qui tranche ». (…) Reste qu’il n’y a pas de droit qui ne s’ori­gine dans la force et ne se main­tienne par la violence. Ce que souligne fort juste­ment, relève Derrida, l’ex­pres­sion « force de loi »8. Cette impli­ca­tion de la « force » (pour Sorel de la « violence ») dans le droit est néces­saire « pour réser­ver la possi­bi­lité d’une justice qui non seule­ment excède ou contre­dit le droit, mais qui peut-être n’a pas de rapport avec le droit ».

(…)

C’est donc à bon droit que Sorel se demande déjà « s’il n’y a pas quelque peu de niai­se­rie dans l’ad­mi­ra­tion de [ses] contem­po­rains pour la douceur ». Et une bonne dose d’hy­po­cri­sie ou de faux-cule­rie, sans doute. Car cette douteuse douceur n’est jamais qu’un nouveau traves­tis­se­ment d’une force victo­rieuse mono­po­li­sée par l’État. Ce que Sorel écrit alors de la trans­for­ma­tion des mœurs de son temps revêt aujourd’­hui une trou­blante actua­lité. Il rappelle qu’un édit royal du 5 août 1725 punis­sait de mort le banque­rou­tier frau­du­leux : « On ne peut rien imagi­ner qui soit plus éloi­gné de nos mœurs actuelles. » En effet :

« Nous sommes aujourd’­hui dispo­sés à croire que les délits de ce genre ne peuvent être commis que grâce à une impru­dence des victimes et qu’ils en méritent que par excep­tion des peines afflic­tives ; et encore nous conten­tons-nous de peines légères. Dans une société riche, occu­pée de grandes affaires, où chacun est très éveillé pour la défense de ses inté­rêts, comme est la société améri­caine, les délits de ruse n’ont point les mêmes consé­quences que dans une société qui est obli­gée de s’im­po­ser une rigou­reuse parci­mo­nie ; il est très rare, en effet, que ces délits puissent appor­ter un trouble profond et durable dans l’éco­no­mie ; c’est ainsi que les Améri­cains supportent sans trop se plaindre les excès de leurs poli­ti­ciens et de leurs finan­ciers […].

Depuis que l’on gagne suffi­sam­ment d’argent en Europe, des idées analogues à celles d’Amé­rique se sont répan­dues parmi nous. De grands bras­seurs d’af­faires ont pu échap­per à la répres­sion parce qu’ils avaient été assez habiles, aux heures de leurs succès, pour créer de nombreuses amitiés dans tous les mondes ; on a fini par trou­ver qu’il serait bien injuste de condam­ner des négo­ciants banque­rou­tiers et des notaires qui se reti­re­raient ruinés après de médiocres catas­trophes, alors que les princes de l’es­croque­rie finan­cière conti­nue­raient à mener joyeuse vie. Peu à peu, la nouvelle écono­mie a créé une nouvelle indul­gence extra­or­di­naire pour les délits de ruse dans les pays de haut capi­ta­lisme »10.

Autres temps, autres mœurs. Hier encore, les banquiers faillis se défe­nes­traient par dizaines. Aujourd’­hui, avec un sens du confort inver­se­ment propor­tion­nel à celui de l’hon­neur, ils se munissent de para­chutes – dorés, de préfé­rence. Cette impu­nité entre­tient une violence struc­tu­relle omni­pré­sente et ce que Pierre Bour­dieu appelle « une loi de circu­la­tion de la violence ». La violence visible ou physique n’est en effet qu’une part restreinte de multiples violences sociales bana­li­sées. De sorte que, « si l’on veut faire dimi­nuer véri­ta­ble­ment la violence la plus visible, crimes, vols, viols, voire atten­tats, il faut travailler à réduire globa­le­ment la violence qui reste invi­sible, celle qui s’exerce au jour le jour, pêle-mêle, dans les familles, les ateliers, les usines, les commis­sa­riats, les prisons, ou même les hôpi­taux ou les écoles, et qui est le produit de la violence interne des struc­tures écono­miques et sociales et des méca­nismes impi­toyables qui contri­buent à les repro­duire  ». À commen­cer par « la violence inerte » dévas­ta­trice de la souf­france au travail, des harcè­le­ments, brimades, licen­cie­ments, du chômage, de la préca­rité et de la pauvreté.

Dans sa douzième Thèse sur le concept d’his­toire, Walter Benja­min invoque la classe oppri­mée comme la classe « combat­tante et venge­resse qui, au nom des géné­ra­tions vain­cues, mène à son terme l’œuvre de libé­ra­tion ». Il accuse la social-démo­cra­tie d’avoir « énervé ses meilleures forces » et de lui avoir désap­pris « la haine et le sacri­fice » qui s’ali­mentent « à l’image des ancêtres asser­vis et non point à l’idéal des petits-enfants libé­rés ».

(…)À partir de l’ex­pro­pria­tion origi­nelle super­be­ment évoquée par Marx dans Le Capi­tal, la moder­nité capi­ta­liste n’a fait qu’en géné­ra­li­ser et perfec­tion­ner les tech­niques, au point de donner nais­sance à « une indus­trie du massacre » et au point qu’il faille inven­ter les caté­go­ries du géno­cide et du crime contre l’hu­ma­nité pour carac­té­ri­ser juri­dique­ment la nouvelle pratique du crime social en série.

On en est aujourd’­hui, avec la robo­tique mili­taire, à méca­ni­ser le meurtre et à exclure la réci­pro­cité du risque suprême qui fit de la guerre la forme limite et paroxys­tique du conflit. Déjà, plus de 5 000 robots sont déployés en Irak et en Afgha­nis­tan. (…)

À quoi s’ajoute le fait que, contre­di­sant la défi­ni­tion webé­rienne de l’État moderne par la déten­tion du mono­pole de la violence légi­time, la mondia­li­sa­tion capi­ta­liste s’ac­com­pagne d’une repri­va­ti­sa­tion de la violence aux consé­quences incal­cu­lables. Sa dissé­mi­na­tion entre les offi­cines merce­naires, les mafias, les bandes, les églises et autres sectes, annonce une dialec­tique nouvelle de la force et du droit.

Sans doute peut-on s’at­taquer aux multiples formes de souf­frances sociales dont il est large­ment démon­tré qu’elles sont étroi­te­ment corré­lées aux mani­fes­ta­tions violentes. Mais si, comme le démontre Labica à partir d’un vaste examen des récits histo­riques, des mythes reli­gieux, des œuvres d’art, la violence est avant tout une pratique inhé­rente aux rapports sociaux, il est illu­soire de prétendre l’éra­diquer en prêchant les bons senti­ments et la bonne volonté. Et il s’avère que le recours à la violence et à la contrainte physiques ne sauraient être consi­dé­rés comme une forme de lutte banale parmi d’autres. Il met en mouve­ment en chacun une part d’ombre que nul n’est certain de maîtri­ser. C’est pourquoi, si l’on peut espé­rer qu’une culture de la violence puisse, à la manière dont s’y efforcent certains arts martiaux, parve­nir à en maîtri­ser l’usage person­nel – après tout, on peut apprendre à boire sans deve­nir alcoo­lique –, la maîtrise sociale de son usage collec­tif implique de la régu­ler stra­té­gique­ment « par la connais­sance du système et des rapports de forces ».

Autre­ment dit, à la poli­ti­ser. (…)

 

Lignes (n° 29, mai 2009).