5 décembre 2025

Télé­rama. 13 octobre. Barbara Cassin. “Donald Trump et Vladi­mir Poutine veulent refor­ma­ter le langage”

La philo­logue Barbara Cassin : “Donald Trump et Vladi­mir Poutine veulent refor­ma­ter le langage”

extraits.

(…) Les décrets de Donald Trump, dès le début de son second mandat, pour inter­dire ou décon­seiller l’em­ploi par l’ad­mi­nis­tra­tion de certains mots liés à l’éco­lo­gie ou aux mino­ri­tés, ont consti­tué pour moi un point de bascule. Des dizaines de termes se sont retrou­vés bannis, comme « préjugé », « racisme », « trans­genre », « crise clima­tique » ou « discri­mi­na­tion »… La violence inouïe que consti­tue l’in­ter­dic­tion de mots indique très clai­re­ment un désir de refor­ma­ter le langage, de créer une novlangue. D’or­di­naire, on pense à la manière dont les dicta­tures imposent des mots pour créer le réel. Ici, on empêche de dire une chose pour l’em­pê­cher d’exis­ter, à l’image du réchauf­fe­ment clima­tique.

(…) Donald Trump se place hors du champ du discours construit, car il fait de son incul­ture affi­chée une stra­té­gie poli­tique. Des études ont montré que son niveau lexi­cal est celui d’un élève de cinquième, avec une struc­ture réflexive se résu­mant à des oppo­si­tions binaires — bien / mal, vrai / faux, j’aime / j’aime pas — qui relèvent d’un avilis­se­ment de la langue et de ses subti­li­tés. Tout n’est qu’hy­per­bole, avec l’em­ploi constant de l’adjec­tif great (« le plus grand »).

Vladi­mir Poutine, (…) fait un usage beau­coup plus sophis­tiqué du langage. Ce qui me frappe, dans son combat lexi­cal, c’est la manière de nommer autre­ment le réel, comme parler d’une « opéra­tion mili­taire spéciale » en Ukraine et non de « guerre » — terme dont l’em­ploi est passible en Russie de quinze ans de prison. Une telle pratique se retrouve par ailleurs chez le Premier ministre israé­lien Benya­min Neta­nya­hou, qui parle de « Judée Sama­rie » pour nier la Cisjor­da­nie, ou de « restau­ra­tion de la terre d’Is­raël » pour quali­fier l’oc­cu­pa­tion de Gaza. Au contraire de Donald Trump, les discours de Vladi­mir Poutine sont bâtis de façon extrê­me­ment logique. Mais toute leur perfi­die est d’être fondés sur des prémisses fausses. Ex falso sequi­tur quodli­bet, disait un adage médié­val : du faux on peut déduire ce qu’on veut — même le vrai. Ainsi, il est légi­time de faire la guerre en Ukraine pour la déna­zi­fier, tout le problème étant de fonder l’ar­gu­ment sur l’af­fir­ma­tion selon laquelle les Ukrai­niens seraient nazis. Donald Trump et Vladi­mir Poutine incarnent deux options de falsi­fi­ca­tion, l’une instinc­tive et conta­gieuse, l’autre ration­nelle et construite.

(…)

Par son atten­tion au langage, Klem­pe­rer est un témoin sans pareil, car il n’a pas seule­ment vécu sous le IIIe Reich, mais observé la montée du nazisme au sein même du langage. En chro­niquant cette intoxi­ca­tion de la langue qu’il nomme la Lingua Tertii Impe­rii (ou LTI, soit « Langue du Troi­sième Reich »), il montre que c’est à coups de petites doses de poison que la langue alle­mande a été colo­ni­sée par les termes brutaux, les sigles et la haine qui carac­té­risent l’hit­lé­risme. Klem­pe­rer montre que l’in­fil­tra­tion de cet arse­nic dans les mots finit par concer­ner tout un peuple, et pas seule­ment les parti­sans du pouvoir en place.  (…)

La Guerre des mots. Trump, Poutine et l’Eu­rope, de Barbara Cassin, éd. Flam­ma­rion, 176 p., 18,90 €.

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