La philologue Barbara Cassin : “Donald Trump et Vladimir Poutine veulent reformater le langage”
extraits.
(…) Les décrets de Donald Trump, dès le début de son second mandat, pour interdire ou déconseiller l’emploi par l’administration de certains mots liés à l’écologie ou aux minorités, ont constitué pour moi un point de bascule. Des dizaines de termes se sont retrouvés bannis, comme « préjugé », « racisme », « transgenre », « crise climatique » ou « discrimination »… La violence inouïe que constitue l’interdiction de mots indique très clairement un désir de reformater le langage, de créer une novlangue. D’ordinaire, on pense à la manière dont les dictatures imposent des mots pour créer le réel. Ici, on empêche de dire une chose pour l’empêcher d’exister, à l’image du réchauffement climatique.
(…) Donald Trump se place hors du champ du discours construit, car il fait de son inculture affichée une stratégie politique. Des études ont montré que son niveau lexical est celui d’un élève de cinquième, avec une structure réflexive se résumant à des oppositions binaires — bien / mal, vrai / faux, j’aime / j’aime pas — qui relèvent d’un avilissement de la langue et de ses subtilités. Tout n’est qu’hyperbole, avec l’emploi constant de l’adjectif great (« le plus grand »).
Vladimir Poutine, (…) fait un usage beaucoup plus sophistiqué du langage. Ce qui me frappe, dans son combat lexical, c’est la manière de nommer autrement le réel, comme parler d’une « opération militaire spéciale » en Ukraine et non de « guerre » — terme dont l’emploi est passible en Russie de quinze ans de prison. Une telle pratique se retrouve par ailleurs chez le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui parle de « Judée Samarie » pour nier la Cisjordanie, ou de « restauration de la terre d’Israël » pour qualifier l’occupation de Gaza. Au contraire de Donald Trump, les discours de Vladimir Poutine sont bâtis de façon extrêmement logique. Mais toute leur perfidie est d’être fondés sur des prémisses fausses. Ex falso sequitur quodlibet, disait un adage médiéval : du faux on peut déduire ce qu’on veut — même le vrai. Ainsi, il est légitime de faire la guerre en Ukraine pour la dénazifier, tout le problème étant de fonder l’argument sur l’affirmation selon laquelle les Ukrainiens seraient nazis. Donald Trump et Vladimir Poutine incarnent deux options de falsification, l’une instinctive et contagieuse, l’autre rationnelle et construite.
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Par son attention au langage, Klemperer est un témoin sans pareil, car il n’a pas seulement vécu sous le IIIe Reich, mais observé la montée du nazisme au sein même du langage. En chroniquant cette intoxication de la langue qu’il nomme la Lingua Tertii Imperii (ou LTI, soit « Langue du Troisième Reich »), il montre que c’est à coups de petites doses de poison que la langue allemande a été colonisée par les termes brutaux, les sigles et la haine qui caractérisent l’hitlérisme. Klemperer montre que l’infiltration de cet arsenic dans les mots finit par concerner tout un peuple, et pas seulement les partisans du pouvoir en place. (…)
La Guerre des mots. Trump, Poutine et l’Europe, de Barbara Cassin, éd. Flammarion, 176 p., 18,90 €.
