5 décembre 2025

Ukraine. Soigner en temps de guerre.

« La situa­tion du person­nel soignant en Ukraine reste diffi­cile »

« La situa­tion du person­nel soignant en Ukraine reste diffi­cile »

 

Les chiffres sont acca­blants : les infra­struc­tures civiles ukrai­niennes, notam­ment les établis­se­ments de santé, conti­nuent de subir des dommages régu­liers suite à l’agres­sion armée russe et ses bombar­de­ments inces­sants. En plus de trois ans de guerre, l’agres­seur russe a endom­magé 1 984 établis­se­ments de santé et en a détruit 301. À ce jour, 667 instal­la­tions ont déjà été entiè­re­ment restau­rées, 320 autres partiel­le­ment mais 50 qui ont été recons­truites ont été à nouveau endom­ma­gées. Plus de 500 membres du person­nel de santé ont été tués. Sur le front, le person­nel médi­cal est coura­geu­se­ment présent auprès des combat­tants et risque sa vie tous les jours. À l’ar­rière, le person­nel soignant, notam­ment les infir­mières, se dévoue jour et nuit pour soigner la popu­la­tion civile mais aussi les soldats bles­sés. À ces diffi­cul­tés, s’ajoute la poli­tique néo-libé­rale du gouver­ne­ment ukrai­nien d’« opti­mi­sa­tion » du service de santé qui entraine des ferme­tures d’hô­pi­taux, des licen­cie­ments abusifs, des retards dans le paie­ment des salaires et le non-respect des droits du travail. Le syndi­cat médi­cal Soyez comme nous sommes est une des orga­ni­sa­tions les plus actives dans le soutien au person­nel soignant et la défense de ses droits. Oksana Slobo­diana, prési­dente de ce syndi­cat a bien voulu répondre à nos ques­tions.
Patrick Le Tréhon­dat

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Après trois ans de guerre, quelle est la situa­tion du person­nel médi­cal au front et à l’ar­rière ?
Après trois ans de guerre à grande échelle, la situa­tion du person­nel médi­cal en Ukraine reste diffi­cile. Au front et dans les zones proches des combats, les méde­cins travaillent dans des condi­tions extrê­me­ment éprou­vantes : évacua­tions constantes sous les bombar­de­ments, manque de person­nel, risques perma­nents pour la vie. Les spécia­li­tés les plus défi­ci­taires sont l’anes­thé­sie, la chirur­gie, les soins inten­sifs, l’aide médi­cale d’ur­gence et la réédu­ca­tion. Une partie de la charge est compen­sée par les béné­voles et les forma­tions accé­lé­rées en méde­cine tactique, mais le problème de la pénu­rie ne peut être tota­le­ment résolu. Dans les régions de l’ar­rière, la situa­tion est diffé­rente mais tout aussi problé­ma­tique. Les hôpi­taux souffrent d’un manque de finan­ce­ment, de l’op­ti­mi­sa­tion du réseau et de la ferme­ture de services, ce qui abou­tit souvent à la ferme­ture d’éta­blis­se­ments entiers. Les méde­cins sont contraints de travailler au-delà de leurs heures, en multi­pliant les gardes, ce qui entraîne un épui­se­ment profes­sion­nel massif, du stress, de l’an­xiété et de la dépres­sion. La crise du person­nel se fait sentir dans tout le pays. Une partie des soignant·es est partie à l’étran­ger, d’autres sont obli­gés de cher­cher un emploi en dehors de leur spécia­lité pour survivre. Les jeunes profes­sion­nel·les manquent égale­ment.

Les hôpi­taux conti­nuent de fermer, comme à Poltava, malgré les protes­ta­tions de la popu­la­tion et des patients. Le person­nel médi­cal éprouve toujours de grandes diffi­cul­tés dans son travail. Pensez-vous que la situa­tion s’est aggra­vée ?
Oui, on peut dire qu’elle s’est aggra­vée. Car au lieu d’élar­gir l’ac­cès aux soins en temps de guerre, nous assis­tons au proces­sus inverse. Cela démo­tive les soignants et appro­fon­dit la méfiance de la popu­la­tion envers le système de santé.

Il existe égale­ment un problème de prix exces­sifs des médi­ca­ments. Le Service public de la produc­tion et de la consom­ma­tion a reçu 1 156 plaintes concer­nant des prix abusifs dans les phar­ma­cies. Que pensez-vous de cette situa­tion et quelles en sont les causes ? Quelles solu­tions voyez-vous ?
La prin­ci­pale raison est le faible contrôle de l’État sur la forma­tion des prix et la mono­po­li­sa­tion du marché phar­ma­ceu­tique. En temps de guerre, les entre­prises phar­ma­ceu­tiques profitent souvent du chaos. La solu­tion ne peut venir que de contrôles et d’amendes pour les phar­ma­cies qui pratiquent des prix exces­sifs. Il serait égale­ment néces­saire de créer des registres de prix trans­pa­rents et des plate­formes en ligne pour permettre la compa­rai­son.

Le syndi­cat Soyez comme nous sommes connaît un déve­lop­pe­ment impor­tant. Pouvez-vous nous en parler ?
Oui, malgré les diffi­cul­tés, notre mouve­ment médi­cal élar­git son réseau de soutien aux soignant·es. Cela comprend des consul­ta­tions juri­diques — notre orga­ni­sa­tion aide les méde­cins et person­nel soignant en cas de licen­cie­ment abusif, de retard de salaire et d’autres viola­tions de leurs droits. Nous orga­ni­sons aussi des sémi­naires éduca­tifs où nous formons le person­nel médi­cal à défendre lui-même ses droits du travail et à résis­ter aux abus des admi­nis­tra­tions hospi­ta­lières. Nous discu­tons publique­ment de nombreuses ques­tions doulou­reuses lors de confé­rences de presse et de tables rondes. Nous menons des enquêtes socio­lo­giques qui mettent clai­re­ment en évidence les problèmes des soignant·es (notam­ment des infir­mières), tels que la surcharge de travail, le mépris de la part des direc­tions, l’épui­se­ment profes­sion­nel et l’ab­sence de soutien psycho­lo­gique. Grâce à ce travail public, nous consta­tons une crois­sance de la confiance envers Soyez comme nous sommes parmi le person­nel soignant dans diffé­rentes régions d’Ukraine.

Mais vous êtes confron­tés à de l’op­po­si­tion. On empêche de diverses manières les soignants de rejoindre votre mouve­ment. En quoi consiste cette situa­tion ?
Malheu­reu­se­ment, dans certains hôpi­taux, les direc­tions exercent des pres­sions sur ceux qui souhaitent adhé­rer à notre mouve­ment. On leur fait entendre qu’ils pour­raient avoir des problèmes d’em­ploi, on les menace de licen­cie­ment ou de réduc­tion de salaire. C’est le schéma clas­sique du « ne fais pas de vague s ». Mais nous nous battons préci­sé­ment contre cette atmo­sphère de peur.

Quelles sont les reven­di­ca­tions les plus impor­tantes de Soyez comme nous sommes dans la situa­tion actuelle ?
Aujourd’­hui, Soyez comme nous sommes formule plusieurs reven­di­ca­tions clés qui reflètent les besoins réels des soignant·es en temps de guerre. Avant tout, il s’agit du calcul trans­pa­rent et du verse­ment en temps voulu des salaires et des primes. Les soignant·es doivent rece­voir les fonds promis par l’État, sans retard, ni obstacles bureau­cra­tiques. Tout aussi essen­tielles sont la garan­tie de sécu­rité et la créa­tion de condi­tions de travail dignes dans les zones proches du front : les soignants risquent leur vie chaque jour et leur travail doit être soutenu par des moyens de protec­tion adéquats, des horaires raison­nables et une assis­tance. Notre orga­ni­sa­tion s’op­pose égale­ment à la ferme­ture des hôpi­taux en temps de guerre, car la réduc­tion du réseau de soins en période critique met en danger l’ac­cès de la popu­la­tion aux trai­te­ments.

Le 15 août, Soyez comme nous sommes a orga­nisé à Odessa une confé­rence pour les soignant·es sur la défense de leurs droits du travail en temps de loi martiale. Lors de cette rencontre, vous avez déclaré vouloir : « assu­rer la trans­pa­rence dans le calcul des primes  obli­ger les direc­tions des hôpi­taux à rendre compte publique­ment au person­nel du finan­ce­ment reçu et de sa répar­ti­tion » et « élabo­rer un méca­nisme de contrôle indé­pen­dant du respect des actes norma­tifs régis­sant la rému­né­ra­tion des soignants dans les zones proches du front ». Comment imagi­nez-vous concrè­te­ment la mise en place de ces méca­nismes de contrôle ? Un contrôle par le person­nel médi­cal lui-même ?
Un calcul trans­pa­rent et équi­table des primes pour le person­nel médi­cal n’est possible que si des méca­nismes de contrôle réels sont mis en place, et où la conven­tion collec­tive joue un rôle clé. Nous consi­dé­rons que ce docu­ment ne doit pas être une simple forma­lité, mais un instru­ment vivant qui défi­nit les règles du jeu à l’in­té­rieur de l’hô­pi­tal. C’est dans ce docu­ment que doivent être clai­re­ment inscrits les droits du collec­tif à rece­voir des rapports sur le finan­ce­ment, la répar­ti­tion des fonds et les moda­li­tés de verse­ment des primes. On pour­rait appliquer un système de contrôle à deux niveaux. Le premier niveau est interne, avec la créa­tion dans chaque établis­se­ment d’une commis­sion indé­pen­dante compo­sée de repré­sen­tants du person­nel médi­cal, manda­tée par la conven­tion collec­tive pour exiger des rapports publics de l’ad­mi­nis­tra­tion et effec­tuer des véri­fi­ca­tions régu­lières. Le second niveau est externe, avec la mise en place d’un conseil de surveillance indé­pen­dant, asso­ciant syndi­cats et orga­ni­sa­tions de la société civile. Sa mission consis­te­rait à compa­rer les rapports des direc­tions avec les paie­ments réels, afin d’em­pê­cher toute mani­pu­la­tion. C’est préci­sé­ment la combi­nai­son de ces deux niveaux qui permet­tra de rendre le contrôle non pas formel, mais véri­ta­ble­ment effi­cace, et de faire de la conven­tion collec­tive une garan­tie de trans­pa­rence et d’équité dans les rela­tions entre l’ad­mi­nis­tra­tion et le person­nel médi­cal.

10 septembre 2025
Publié par
https://labour­so­li­da­rity.org/fr/n/3601/-la-situa­tion-du-person­nel-soignant-en-ukraine-reste-diffi­cile-

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