Un texte paru le 15 juillet. Mort de Nahel : « Cette fois, tout le monde a vu »

Angela Davis, Judith Butler, Ken Loach, Annie Ernaux, Adèle Haenel, Éric Canto­na… Cette tribune a été écrite par la Legal Team anti­ra­ciste, consti­tuée en réponse aux arres­ta­tions massives pendant et après les révoltes qui ont éclaté à la suite du meurtre de Nahel par un poli­cier à Nanterre. Le collec­tif appelle à la parti­ci­pa­tion à la marche unitaire contre les violences poli­cières, le 15 juillet 2023. 

Cette fois, tout le monde a vu. 

Une voiture jaune roule dans les rues de Nanterre. C’est un mardi du mois de juin. Il est près de huit heures du matin, trois adoles­cents sont à bord. Le véhi­cule de loca­tion emprunte la voie de bus. Deux poli­ciers activent leur gyro­phare et demandent au conduc­teur de station­ner. Il s’ap­pelle Nahel, il a 17 ans. Nahel pour­suit sa route, grille un feu rouge. Les deux poli­ciers le rattrapent et, pied à terre, arme au poing, lui somment de bais­ser la vitre. Il la baisse. L’un d’eux crie « Je vais te mettre une balle dans la tête ». Puis tire. Nahel meurt, une balle dans la poitrine.

Cette mort s’ajoute à tant d’autres sous les tirs de la police. Des morts qui se ressemblent : des hommes le plus souvent, non-blancs, issus des classes popu­laires.

Sauf que, cette fois, le pays tout entier a assisté à la mise à mort.

Chacun a vu le poli­cier ouvrir le feu sur un adoles­cent qui ne présen­tait aucune menace physique. Le coupable d’un délit routier n’a pas écopé d’un an d’em­pri­son­ne­ment et de 7 500 euros d’amende, la peine maxi­male pour ce type d’in­frac­tion   il a été tué à bout portant par un ancien soldat engagé en Afgha­nis­tan et membre de la Brav-M. Ce matin-là, la mère de Nahel lui avait dit de faire atten­tion à lui. Bien­tôt elle dira : « C’était ma vie, c’était mon meilleur ami, c’était mon fils, c’était tout pour moi. »

Nahel faisait du rugby. L’école, ça n’était pas ça ; il livrait des pizzas. Un gamin des quar­tiers, racon­te­ront ceux qui l’ont connu.

Et puisque, cette fois, tout le monde a vu, puisque, cette fois, tout le monde a su que la dépo­si­tion poli­cière était une fabri­ca­tion, la colère s’est éten­due au pays. « Ce qui s’est passé à Nanterre cette semaine, c’était la fois de trop », confie un jeune homme à la presse, avant d’ajou­ter : « On est tous des Nahel aujourd’­hui. » On appelle ça une émeute. On appelle ça une révolte. Qu’im­porte, au fond. « De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une élec­tri­cité déga­gée peu à peu, d’une flamme subi­te­ment jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte. » C’est du vieil Hugo. Les Misé­rables. Alors des feux d’ar­ti­fice visent les forces de police. Des poubelles brûlent. Des abri­bus brûlent. Des voitures brûlent. Des locaux de la police sont visés, des mairies, des écoles. Des maga­sins sont pillés. Le gouver­ne­ment déploie le RAID, la BRI et le GIGN ; l’ex­trême droite, elle, lance une cagnotte au profit du tueur de Nahel. La somme récol­tée dépasse en quelques jours le million d’eu­ros. Une prime au meurtre.

À ces « misères qui hurlent », la Justice ne répond pas par la justice mais par la répres­sion. On compte à l’heure qu’il est plus de 3 600 inter­pel­la­tions. Déjà 380 peines de prison ferme. Les tribu­naux ne traînent pas face aux citoyens sans éclat. Ils frappent nos jeunes têtes. Matent les « mal élevés ». Nos rues crient ce qu’elles n’ont jamais cessé de crier depuis les premières révoltes des quar­tiers, dès 1978 : « Nous ne sommes pas du gibier à flic ! » Nos rues crient ce que l’Ins­ti­tut Montaigne a, poli­ment, fait savoir en 2015 : « Moham­med a quatre fois moins de chances d’être recruté que Michel. » Nos rues crient ce qu’une enquête du Défen­seur des droits a, cour­toi­se­ment, démon­tré en 2017 : les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont « une proba­bi­lité 20 fois plus élevée que les autres d’être contrô­lés » par la police. Nos rues crient ce que l’ONU vient, à bas bruit, de décla­rer : il existe en France de « profonds problèmes de racisme et de discri­mi­na­tion parmi les forces de l’ordre ».

Il y a Nahel, bien sûr.

Il y a le poli­cier, bien sûr.

Mais il y a surtout l’ordre du monde.

Un ordre dans lequel Nahel perd la vie pour un délit routier et le poli­cier devient million­naire pour un crime de sang. Un ordre qui expose ces vies mino­ri­taires à des formes bien spéci­fiques de violences et de dangers. Cet ordre ne fera jamais qu’en­gen­drer le désordre. La paix n’est possible que par l’éga­lité et la justice. Sans elles, de nouvelles émeutes écla­te­ront, de nouvelles révoltes. En France comme ailleurs. En France comme aux États-Unis. Qu’elles prennent le nom de George Floyd ou de Nahel. Répondre par la prison ne répond qu’à un désir de vengeance : on n’a jamais pansé une plaie avec des barreaux. Le moment exige une grande déli­bé­ra­tion natio­nale. Une remise à plat poli­tique. Des retours éminem­ment concrets. Un premier pas serait de reve­nir sur les peines de prison infli­gées aux révol­tés par une Justice aussi brutale qu’ex­pé­di­tive. Le gouver­ne­ment a réclamé une réponse pénale « sévère », « rapide » et « systé­ma­tique ». Il l’a obte­nue ; nous la dénonçons. Nous récla­mons, nous, l’aban­don des charges qui pèsent sur eux.

Et nous faisons nôtres les reven­di­ca­tions des collec­tifs de familles de victimes et des orga­ni­sa­tions mili­tantes. Lesquelles demandent entre autres choses :
– la créa­tion d’un organe entiè­re­ment indé­pen­dant chargé d’enquê­ter sur les violences et crimes poli­ciers
– la limi­ta­tion dras­tique de l’usage des armes à feux par les forces de l’ordre et l’in­ter­dic­tion de toutes les autres pratiques létales, comme le plaquage ventral et la clé d’étran­gle­ment
– la recon­nais­sance du mobile racial et raciste de ces violences.

Quelques jours après la mise à mort de Nahel, un autre homme est tombé sous les balles de la police. Son nom, c’était Moha­med. Il allait être père pour la deuxième fois. Il a reçu une balle de LBD dans la poitrine, un soir de révolte, à Marseille, alors qu’il filmait une inter­pel­la­tion poli­cière. De quelles images la police pensait-elle nous priver ?

Main­te­nant, tout le monde a vu.

Main­te­nant, tout le monde sait.

Il nous reste à agir

La liste des signa­taires : 
Kali Akuno, mili­tant
Amin Allal, poli­tiste
Jean-Loup Amselle, anthro­po­logue
Joseph Andras, écri­vain
Kader Attia, artiste
Marie-Aurore d’Awans, metteuse en scène
Adam Baczko, poli­tiste
Étienne Bali­bar, philo­sophe
Jeanne Bali­bar, actrice
Ludi­vine Banti­gny, histo­rienne
Fadi Barda­wil, anthro­po­logue
Jérôme Baschet, histo­rien
Olivier Besan­ce­not, mili­tant
Adèle Blasquez, anthro­po­logue
Rachida Brakni, metteuse en scène et actrice
Judith Butler, philo­sophe
Éric Cantona, foot­bal­leu
Sarah Carton de Gram­mont, anthro­po­logue
Grégoire Chamayou, cher­cheur en philo­sophe
Patrick Chamoi­seau, écri­vain
François Clus­set, histo­rien

Debo­rah Coles, Inquest
Leyla Dakhli, histo­rien­neJo­ce­lyne Dakh­lia, histo­rienne
Gerty Dambury, autrice et metteure en scène afro­fé­mi­niste
Dany et Raz, strea­meurs
Veena Das, anthro­po­logue
Angela Davis, auteure
Slimane Dazi, acteur
Marielle Debos, poli­tiste
Anne Teresa De Keers­mae­ker, choré­graphe et danseuse
Lukas Dhont, réali­sa­teur
Vikash Dhora­soo, foot­bal­leur
Annie Ernaux, écri­vaine
Hassen Ferhani, cinéaste
Laurent Four­chard, histo­rien
Peter Gabriel, musi­cien
Pierre Gaus­sens, anthro­po­logue
Laurent Gayer, direc­teur de recherche
Adèle Haenel, actrice
Ghas­san Hage, anthro­po­logue
Rachid Hami, réali­sa­teur
Samuel Hayat, poli­tiste
Franck Henry, écri­vain et réali­sa­teur
Imho­tep et le groupe IAM
François Jarrige, histo­rien
Laurent Jean­pierre, poli­tiste
Jul, dessi­na­teur
KronoMu­sik, musi­cien
Paul Laverty, scéna­riste
Léna Lazare, acti­viste écolo­giste
Ken Loach, réali­sa­teur
Frédé­ric Lordon, écono­miste et philo­sophe
Steven Lukes, socio­logue
Lylice, rappeuse
Achille Mbembe, histo­rien
Médine, rappeur
MisterMV, strea­meur
Sepi­deh Moafi, actrice
Thurs­ton Moore, musi­cien
David Murgia, acteur
Frédé­ric Paulin, auteur
Jean-Gabriel Périot, réali­sa­teur
Thomas Piketty, écono­miste
Candice Raymond, histo­rienne
Sandrine Revet, anthro­po­logue
Dennis Rodgers, anthro­po­logue
Juliette Rous­seau, autrice et éditrice
Pascoe Sabido, Corpo­rate Europe Obser­va­tory 
Felwine Sarr, écri­vain et univer­si­taire
David Scott, anthro­po­logue
Ahdaf Soueif, auteure
Lyes Taha, musi­cien et produc­teur
Rémy Toulouse, éditeur
Enzo Traverso, histo­rien
Victoire Tuaillon, jour­na­liste
Usul, vidéaste/strea­mer
V (Eve Ensler), auteure
Gisèle Vienne, choré­graphe
Alice Walker, auteure
Roger Waters, musi­cien
Louis Witter, jour­na­liste
Robert Wyatt, musi­cien
Natha­lie Zemon Davis, histo­rienne

https://www.huma­nite.fr/idees-debats-tribunes/mort-de-nahel/tribune-mort-de-nahel-cette-fois-tout-le-monde-vu-802823

********
Commu­niqué en soutien de la mani­fes­ta­tion du 15 juillet à l’ap­pel de la coor­di­na­tion natio­nale contre les violences poli­cières

Les orga­ni­sa­tions syndi­cales, poli­tiques, asso­cia­tives, les collec­tifs mili­tants des quar­tiers popu­laires, dénoncent l’ar­rêté d’in­ter­dic­tion de la mani­fes­ta­tion à l’ap­pel de la coor­di­na­tion natio­nale contre les violences poli­cières.

Cette mesure consti­tue une véri­table provo­ca­tion et une nouvelle atteinte à la liberté de mani­fes­ter, en étant égale­ment un évident signe d’au­to­ri­ta­risme.

Nous dénonçons avec force cette tenta­tive de muse­ler l’ex­pres­sion poli­tique des quar­tiers popu­laires et la répres­sion des mouve­ments sociaux et écolo­gistes.

Les orga­ni­sa­tions sous­si­gnées exigent que cette marche puisse se tenir.

Signa­taires
Syndi­cats : CGT, Fédé­ra­tion Syndi­cale Étudiante (FSE), FSU, l’union étudiante, Mouve­ment natio­nal Lycéen (MNL), Soli­daires, Syndi­cat des Avocats de France (SAF), Syndi­cat des quar­tiers popu­laires de Marseille,
Asso­cia­tions : Alter­na­tiba, ATMF, Attac France, Coudes à Coudes, DAL, Dernière Réno­va­tion, Fasti, Fonda­tion coper­nic, Fédé­ra­tion natio­nale de la Libre Pensée, Obser­va­toire natio­nal de l’ex­trême-droite, Plan­ning Fami­lial, Réseau d’Ac­tions contre l’An­ti­sé­mi­tisme et tous les Racismes (RAAR), SOS Racisme
Collec­tifs : Collec­tif du 5 novembre – Marseille, Collec­tif Vérité pour Alas­sane, collec­tif Mémoire En Marche Marseille, Comité justice et vérité pour Maha­ma­dou, Comité Justice & Vérité Safya­tou, Salif et Ilan, Marche des Soli­da­ri­tés, Coor­di­na­tion des comi­tés pour La Défense des quar­tiers, Coor­di­na­tion Natio­nale 40 ans marche, Femmes Egalité, Gisti (Groupe d’in­for­ma­tion et de soutien des immi­grées), Le collec­tif la chapelle debout ! Le Collec­tif Natio­nal pour les Droits des Femmes, La Révo­lu­tion est en marche, Vivre Ensemble Soli­daires en Métro­pole Touran­gelle
Orga­ni­sa­tions poli­tiques : ENSEMBLE ! – Mouve­ment pour une Alter­na­tive de Gauche, Écolo­giste et Soli­daire, Europe Ecolo­gie Les Verts (EELV), Fuiqp (Front Uni des Immi­gra­tions et des Quar­tiers Popu­laires), Gauche démo­cra­tique et sociale (GDS), Gauche Ecoso­cia­liste, Géné­ra­tion.s, La France insou­mise (LFI), Nouveau parti anti­ca­pi­ta­liste (NPA), Parti Commu­niste des Ouvriers de France (PCOF), Parti de gauche (PG), Parti Ouvrier Indé­pen­dant (POI), PEPS, Révo­lu­tion perma­nente, Révo­lu­tion Écolo­gique pour le Vivant (REV), Union commu­niste liber­taire (UCL)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.