https://www.liberation.fr/debats/2020/09/04/daniele-obono-et-la-valeur-actuelle-du-racisme_1798562 Le racisme a pris de la valeur dans la société française actuelle. Les idées racistes, de plus en plus répandues et banalisées, sont devenues un fonds de commerce médiatique. Et Valeurs Actuelles a été un des fers de lance de leur diffusion. Pour autant, la condamnation très large de l’attaque visant Danièle Obono indique qu’il est encore possible de tourner la page sombre du racisme décomplexé qui sévit aujourd’hui.La vérité d’une fiction raciste Dans le récit de Valeurs Actuelles (VA), la députée insoumise se retrouve transformée contre son gré en héroïne ingénue du XVIIIe siècle dont les supplices prétendent servir de prétexte à la leçon suivante : les ancêtres subsahariens et arabes des personnes dont elle défend l’égalité des droits aujourd’hui en France seraient les seuls vrais coupables de la mise en esclavage des Africains, et les Français chrétiens du XVIIIe siècle auraient été les vrais résistants antiesclavagistes. Pour paraphraser Cocteau, cette fiction est bien un mensonge qui dit la vérité. Elle trahit la croisade de VA contre l’antiracisme contemporain, qui prêterait à sourire si elle ne relevait pas du révisionnisme. Mais surtout, elle révèle la vision du monde et les objectifs politiques des auteurs de ce récit. Car la morale de ce pastiche frelaté de conte voltairien peut se résumer ainsi : « Français-es qui vous sentez attaqué-es par les personnes qui se mobilisent contre le racisme aujourd’hui, soyez fier-es de votre innocence et de votre supériorité morale sur les Noir-es et les Arabes ! »Un suprématisme made in France. Réaffirmer une supériorité, voilà l’unique enjeu de cette fable hideuse. Celle-ci illustre la ligne éditoriale de VA, celle du suprématisme. Elle consiste à alimenter chez les Français-es blanc-hes le sentiment de leur grandeur, pour mieux affaiblir les objectifs d’égalité et d’harmonie entre les habitant-es de ce pays. Le magazine d’extrême droite ne fait en cela que perpétuer une vieille tradition française… qui est aussi la raison d’être des positions antiracistes de Danièle Obono : dénoncer le suprématisme en pointant les responsabilités politiques de plusieurs générations de grands dirigeants français dans la mise en place et le maintien de systèmes racistes inhumains et effroyablement meurtriers. Voilà pourquoi VA lui administre un simulacre de châtiment public. Entreprise idéologique frauduleuse, le suprématisme a besoin de désigner des ennemis pour orienter le ressentiment d’une partie grandissante de la population française blanche. Fragilisée par la violence des politiques antisociales actuelles et par un sentiment d’impuissance face à son propre destin, cette dernière se retrouve susceptible de souscrire à des thèses qui lui donneraient l’illusion de reprendre le dessus. Séparatisme ou assimilation : la racialisation française en action. Sortis du petit répertoire de formules choc de l’idéologie suprématiste, le communautarisme puis le séparatisme sont devenus des termes omniprésents, au point d’engendrer un projet de loi désastreux qui acte l’influence grandissante des idées chères à VA dans le débat politique. Ces termes visent à réclamer et forcer l’assimilation ou l’intégration des Noir-es et des Arabes aux usages et aux normes culturelles des Français-es blanc-hes d’héritage chrétien sécularisé en accusant au moins une partie d’entre elles et eux de diviser la société. Loin de s’inscrire dans une démarche universaliste, la dénonciation de ces prétendus « communautarisme » et « séparatisme » constitue une forme spécifique d’assignation raciale. Cela correspond à une culture politique propre à la France : une culture de l’assimilation qui racialise de fait les étranger-es et les Français-es dont les ancêtres sont issu-es des anciennes colonies s’ils/elles n’ont pas fait table rase de tous les marqueurs que ces dernier-es leur ont légués – prénoms, signes religieux, régimes et interdits alimentaires etc. L’exigence d’assimilation est une matrice de la racialisation dans notre pays. Les Juifs/ves, aujourd’hui victimes d’autres formes d’antisémitisme, étaient critiqué-es dans les années 1930 pour leur prétendu « particularisme », et on leur reprochait de ne pas vouloir s’assimiler, pour mieux justifier les discriminations antisémites dont ils et elles étaient les cibles. Aujourd’hui comme hier, considérer l’assimilation comme un préalable pour avoir droit à un traitement non discriminatoire au sein de la République française revient à justifier les thèses de l’extrême droite, qui présente un prétendu « ensauvagement des racailles » comme une conséquence du refus ou de l’échec de l’assimilation. Plus largement, le discours suprématiste rend les Noir-es, Arabes et/ou musulman-es des années 2020 responsables des discriminations systémiques qu’ils et elles subissent.La fiction du racisme inversé En représentant Danièle Obono en esclave, l’équipe de VA a fait la démonstration inverse de celle qu’elle escomptait. L’intention était d’incriminer des Noir-es pour avoir mis en esclavage d’autres Noir-es. Mais la charge de violence de cette image insoutenable renvoie à des siècles d’exploitation et de déshumanisation des corps noirs. Sa puissance de stigmatisation s’appuie sur l’épaisseur de l’histoire des inégalités raciales, émaillée de massacres et de crimes contre l’humanité. La force de déflagration contenue dans ce cliché négrophobe a fait contre-feu à la perversion du projet initial, rappelant que le racisme est d’abord un rapport de pouvoir : celui de dévaloriser, de soumettre, de dégrader. Ainsi, même si des agressions verbales ou physiques peuvent atteindre toute personne pour ce qu’elle représente, quelles que soient ses origines réelles ou supposées, le racisme comme rapport social ne peut nuire qu’aux catégories de population profondément infériorisées tout au long de l’histoire. Même si elle le souhaitait, Danièle Obono ne pourrait pas infliger une violence symbolique de la même intensité aux journalistes de VA que celle qu’ils lui ont fait subir. Cette asymétrie constitue le rapport social qu’est le racisme. Le « racisme anti blancs » si cher à VA est en fait un non-sens. Contre l’extrême droite, reconquérir un journalisme démocratique Le rédacteur en chef de VA, Geoffroy Lejeune, dit avoir été « dérangé » en lisant cette nouvelle. Pourtant, ce qui est réellement dérangeant, c’est qu’il a validé cette violence spectaculaire contre la députée, avant de se payer le luxe de venir présenter dans les médias un plaidoyer pro domo maquillé en excuses. Ces pratiques professionnelles, en plus de salir une parlementaire intègre dans l’exercice de ses fonctions – comme Blum ou Mendès France en firent l’expérience sous la Troisième République – salissent le journalisme et ce qu’il devrait être. C’est pourquoi il est grand temps de signifier que ce genre de pratiques discréditent le journalisme. Il n’est évidemment pas question de les interdire mais de les remettre à leur juste place : à la marge du débat public. Alors que le président de la République actuel a commis la faute politique de valoriser VA en leur accordant un entretien à l’automne 2019, la moindre des choses serait qu’à l’avenir le personnel politique refuse de collaborer avec eux. Il est grand temps de dévaluer Valeurs Actuelles. C’est pourquoi nous serons présent-es au rassemblement organisé par La Fondation Frantz Fanon samedi 5 septembre à 17h au Trocadéro et espérons que toutes les personnes antiracistes et soucieuses d’un journalisme démocratique s’y rendront. Il faut obtenir la fin du contrat qui lie Geoffroy Lejeune à C8. Et faire reculer largement l’influence de l’extrême droite, en sortant de l’espace médiatique les idées racistes et haineuses ainsi que les figures qui en font la promotion. Mobiliser en ce sens est le chemin à prendre pour défaire le suprématisme et transformer des projets de loi de stigmatisation comme celui sur le séparatisme en mauvais souvenirs. Signataires : Ludivine Bantigny, historienne ; Grégory Bekhtari, doctorant en études africaines américaines, syndicaliste Snesup-FSU ; Mathieu Bonzom, maître de conférences en études anglophones (université Paris-I Panthéon-Sorbonne) ; Laurence De Cock, enseignante et historienne ; Vikash Dhorasoo, footballeur ; Fanny Gallot, historienne ; Soraya Guenifi, maîtresse de conférences en histoire des Etats-Unis (université Paris-I Panthéon-Sorbonne) ; Tiziri Kandi, syndicaliste CGT Hôtels de prestige et économiques ; Anasse Kazib, syndicaliste SUD rail ; Mathilde Larrère, historienne ; Sarah Mazouz, sociologue, CNRS ; Ugo Palheta, sociologue, université de Lille, auteur de la Possibilité du fascisme ; Lissell Quiroz, historienne, université de Cergy ; Omar Slaouti, conseiller municipal d’Argenteuil ; Laurent Sorel, conseiller d’arrondissement LFI Paris 20e,Maboula Soumahoro, association Black History Month. |