La déso­béis­sance aux trai­tés euro­péens, éven­tua­lité prévue par le programme de la Nupes, est un moyen poli­tique

« La déso­béis­sance aux trai­tés euro­péens n’est pas un but, c’est un moyen, à défaut d’autres »

Tribune libre parue le 2 juin dans Le Monde

Pierre Khalfa, Jacques Rigau­diat

Econo­mistes Membres de la Fonda­tion Coper­nic

Le non-respect des trai­tés euro­péens ne marque­rait nulle­ment la fin de l’Eu­rope, d’au­tant que les gouver­ne­ments sont les premiers à ne pas les respec­ter, soulignent, dans une tribune au « Monde », Pierre Khalfa et Jacques Rigau­diat, membres de la Fonda­tion Coper­nic

Dl’ac­cord signé entre les partis de la gauche et de l’éco­lo­gie poli­tique, nous assis­tons à un défer­le­ment de critiques. Il est la preuve de la fébri­lité de celles et ceux qui craignent que toutes les deux ne reviennent sur le devant de la scène. Ainsi, Jean-François Copé s’en est pris à La France insou­mise, le 8 mai, sur France Info, qui, en remet­tant en cause le droit de propriété, s’at­taque­rait aux valeurs de la Répu­blique. Ce gaul­liste reven­diqué oublie, ce faisant, que de Gaulle avait en son temps natio­na­lisé nombre d’en­tre­prises indus­trielles et bancai­res… Mais le débat se pola­rise aujourd’­hui sur le rapport à l’Union euro­péenne (UE) et sur la volonté des signa­taires de l’ac­cord de ne pas respec­ter certaines règles euro­péennes dès lors qu’elles repré­sen­te­raient un obstacle à la mise en œuvre du programme, adoubé par le vote popu­laire.

On aurait pu penser que, face au désin­té­rêt de la poli­tique mani­festé de manière récur­rente par les Français à travers une absten­tion et un vote blanc massifs, le renou­veau démo­cra­tique, souhaité par toutes les forces poli­tiques, devait passer par la mise en œuvre des enga­ge­ments élec­to­raux. Ce n’est visi­ble­ment pas le cas, et les contemp­teurs de cet accord appa­raissent en phase avec les mots de Jean-Claude Juncker – alors président de la Commis­sion euro­péenne – pronon­cés fin janvier 2015, après la victoire en Grèce de Syriza : « Il ne peut y avoir de choix démo­cra­tique contre les trai­tés euro­péens. »

Les trai­tés euro­péens seraient donc poli­tique­ment ce que les textes révé­lés sont pour les croyants : l’ex­pres­sion du seul dogme rece­vable. Or, les insti­tu­tions et les gouver­ne­ments euro­péens sont les premiers à ne pas respec­ter ces trai­tés. La place nous manque pour tous les recen­ser. Quatre exemples récents suffi­ront pour en donner une idée. Le premier est l’at­ti­tude de la Banque centrale euro­péenne (BCE), à la suite des crises succes­sives qui ont affecté la zone euro : alors que les trai­tés inter­disent toute aide finan­cière aux Etats, la BCE a acheté massi­ve­ment, sur le marché secon­daire, des titres publics, permet­tant ainsi à ces pays de se finan­cer à bas coût. Le deuxième porte sur le plan de relance pour l’Eu­rope (NextGe­ne­ra­tionEU), qui va abou­tir à un budget euro­péen en défi­cit, alors même que les trai­tés obligent l’Union euro­péenne à un strict équi­libre, ce que Clément Beaune – qui valo­rise ce plan dans une tribune, publiée le 6 mai, par Le Monde –, oublie de préci­ser.

La tension entre droits euro­péen et natio­nal

Notre troi­sième exemple porte plus préci­sé­ment sur l’at­ti­tude du gouver­ne­ment français refu­sant d’ap­pliquer les exigences pour­tant modestes de verdis­se­ment exigées par la poli­tique agri­cole commune, à tel point que certains ont pu avan­cer la pers­pec­tive d’un « Frexit agri­cole ». Que dire, enfin, de ces propos de Bruno Le Maire, tenus en septembre 2021, et selon lesquels « le marché unique euro­péen de l’élec­tri­cité ne marche pas, il est aber­rant », sinon qu’ils invitent à la déso­béis­sance ?

Bref, la déso­béis­sance aux trai­tés n’est nulle­ment une excep­tion en Europe ; elle est d’ailleurs le seul moyen pour que la construc­tion euro­péenne puisse conti­nuer à exis­ter. Contrai­re­ment à ce qu’af­firme le poli­tiste Olivier Costa dans une tribune au Mondepubliée le 8 mai, l’objec­tif n’est pas de déso­béir. La déso­béis­sance aux trai­tés euro­péens n’est pas un but, c’est un moyen, à défaut d’autres. Le problème ici n’est pas juri­dique, mais poli­tique, et renvoie à la nature même de l’UE et des trai­tés qui la fondent.

Les trai­tés euro­péens mélangent en réalité deux propos diffé­rents. D’une part, des articles de nature propre­ment consti­tu­tion­nelle : ils concernent le rôle et le fonc­tion­ne­ment des insti­tu­tions euro­péennes, les valeurs et les objec­tifs de l’UE. De l’autre, l’af­fir­ma­tion insti­tu­tion­nelle d’un régime écono­mique très parti­cu­lier, marqué au sceau du néoli­bé­ra­lisme, dont les prin­cipes y sont inscrits sous couvert des « liber­tés fonda­men­tales ». On y trouve ainsi, pour ne prendre que cet exemple, la liberté d’éta­blis­se­ment et la liberté de pres­ta­tion de service, qui ont servi de base juri­dique à la Cour de justice de l’Union euro­péenne (CJUE) pour remettre en cause, dans un certain nombre d’ar­rêts, les droits des sala­riés au niveau natio­nal. Le débat sur la préémi­nence du droit euro­péen sur le droit natio­nal ne peut faire l’im­passe sur ce contenu très parti­cu­lier des trai­tés, qui relève indis­so­lu­ble­ment de la construc­tion consti­tu­tion­nelle et d’un encas­tre­ment du néoli­bé­ra­lisme dans les insti­tu­tions. La tension dès lors inévi­table entre droit euro­péen et droit natio­nal ne peut être réso­lue en ne consi­dé­rant que le terrain juri­dique, puisqu’elle relève avant tout d’un débat poli­tique, et cela peut amener à s’éloi­gner de certaines dispo­si­tions.

Bataille poli­tique

Il est bon que l’exis­tence des droits démo­cra­tiques soit garan­tie au niveau euro­péen et ne puisse pas être remise en cause par une Cour consti­tu­tion­nelle natio­nale, a fortiori si cette dernière revêt un carac­tère large­ment illé­gi­time, comme dans le cas de la Pologne. Mais cela n’en­traîne pas que l’on doive consi­dé­rer que toute règle euro­péenne l’em­porte sur le droit natio­nal. Condam­ner l’at­ti­tude du gouver­ne­ment polo­nais pour ses atteintes aux droits fonda­men­taux, ne signi­fie pas donner un satis­fe­cit aux articles des trai­tés euro­péens qui promeuvent les poli­tiques néoli­bé­rales. Mener une poli­tique de trans­for­ma­tion sociale et écolo­gique oblige à être en contra­ven­tion volon­taire à certains articles des trai­tés et à ne pas respec­ter des arrêts de la CJUE. Tant que les trai­tés voudront impo­ser un ordre poli­tique, écono­mique et social qui devrait être du ressort du débat démo­cra­tique, l’ordre juri­dique euro­péen sera un ordre bâtard ; c’est pourquoi, il ne peut être consi­déré comme un tout à prendre ou à lais­ser.

La construc­tion euro­péenne est une bataille poli­tique. Pour la première fois, les partis de gauche et de l’éco­lo­gie poli­tique recon­naissent ensemble qu’il est néces­saire de sortir du choix morti­fère qui nous est proposé : accep­ter l’Eu­rope telle qu’elle est ou la quit­ter. Nous n’ac­cep­tons pas l’Eu­rope néoli­bé­rale et produc­ti­viste, car nous sommes de gauche et écolo­gistes. Il ne peut y avoir de destin commun des peuples d’Eu­rope que dans une construc­tion syno­nyme de démo­cra­tie effec­tive, de progrès social et de respect des impé­ra­tifs écolo­giques.

Pierre Khalfa et Jacques Rigau­diat sont membres de la Fonda­tion Coper­nic, coau­teurs de « Cette Europe malade du néoli­bé­ra­lisme » (Les Liens qui libèrent, 2019).

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