Le Monde Par Clément Guillou Publié le 05/07/2024. Extraits
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Le 19 juin 2022, la trajectoire lepéniste rebondit comme une balle sauteuse : le front républicain se grippe, l’extrême droite remporte la majorité de ses duels face à la gauche et à la Macronie. (…)
Ils sont 89, autant de porte-voix potentiels de son programme xénophobe, immuable sur l’immigration, si fluctuant sur le reste. Les finances du parti, qui vit d’expédients depuis des décennies, vont revenir dans le vert. Le groupe parlementaire du RN, qui eut toujours si peu à distribuer, devient le pôle d’attraction de la jeunesse diplômée de droite radicale.
(…) Deux ans plus tard, peu de ministres potentiels ont émergé et le parti n’a toujours pas de député référent sur des sujets aussi cruciaux que la santé ou l’environnement. On les entend peu en commission, où la technicité des débats semble dépasser la plupart. (…)
Mais lorsqu’ils rentrent de circonscription, ils narrent, enchantés, leur entrée progressive dans la notabilité locale(…)
Marine Le Pen touche du doigt ce en quoi son père n’a jamais cru et ce qu’elle-même n’a pas mis en place : une présence d’élus sur le terrain, traitant la banalité du quotidien des Français. L’accoutumance tranquille à l’extrême droite, à qui l’on ne demande rien d’autre qu’un sourire et une oreille attentive.
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De fait, pour comprendre le changement de statut du parti d’extrême droite dans le paysage électoral français, il faut descendre aux lignes « + 70 ans » ou « CSP+ » des enquêtes d’opinion. Ces catégories qui votent le plus à chaque élection et compensaient, à la baisse, l’engouement des actifs et des catégories populaires pour l’extrême droite. Les élections européennes ont marqué une rupture. La « normalisation » du RN, c’est celle de sa structure de vote.
(…). « Les gens n’aiment pas voter pour des forces qui sont à la ramasse, comme Les Républicains. La tentation d’aller au secours de la gagne est un puissant moteur de vote », constate Emmanuel Rivière, professeur à Sciences Po et spécialiste de l’opinion.
Les 13 millions de voix du second tour de la présidentielle, suivies de la surprise des législatives, font du mouvement d’extrême droite un choix naturel dans plusieurs régions du pays. Au parti, on aime dire qu’il y a, dans le vote RN, un « effet cliquet » : ceux qui ont franchi le pas reviennent rarement en arrière.
La force du nombre produit l’autolégitimation, comme elle est décrite par le sociologue Félicien Faury, auteur du livre Des électeurs ordinaires (Seuil, 240 pages, 21,50 euros) : « Le nombre désamorce le stigmate pesant sur le vote RN. Si, autour de vous, ça vote Marine ou Jordan, le vote RN devient respectable et peut être revendiqué. Et cela compte dans les classes moyennes, où la question de la responsabilité sociale est importante. »
Depuis deux ans, Marine Le Pen dispose dans le pays de dizaines de porte-parole ceints d’une écharpe tricolore. A Paris, elle s’est aussi dotée d’une vitrine et d’un miroir inversé. Jordan Bardella ne s’appelle pas Le Pen, a moins de 30 ans, vient d’un milieu populaire. Il parle comme un libéral formé dans le moule macroniste – ce qu’il n’est pas – et comme un identitaire sous influence du courant de pensée racialiste de la Nouvelle Droite – ce qu’il est davantage.
(…)« C’est la première fois qu’une figure émerge avec succès à côté d’elle, relève Emmanuel Rivière. La capacité de Bardella à capter l’attention et à séduire est l’élément-clé des deux années écoulées. »(…)
Après les législatives, la gauche rassemblée, plus nombreuse à l’Assemblée nationale que le RN, mieux outillée pour la joute parlementaire, apparaissait aux yeux des Français comme la première opposition à Emmanuel Macron.(…)
Dédiabolisée par Eric Zemmour durant la campagne présidentielle, Marine Le Pen l’a ensuite été par Jean-Luc Mélenchon, singulièrement depuis les attentats terroristes du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023. « En politique comme dans toute compétition, vous n’êtes jugé qu’en comparaison à celui avec qui vous menez la course, juge la dirigeante d’extrême droite. On vous trouve plus ou moins sérieux. Avoir un Eric Zemmour très outrancier, d’un côté, et LFI très outrancière, de l’autre, cela ne fait pas de vous quelqu’un d’autre. Cela permet juste de casser la caricature. »
La réponse des « insoumis » au 7 octobre 2023 ne casse pas une caricature, elle gomme une vérité, l’antisémitisme de Jean-Marie Le Pen, celui d’une partie substantielle de l’électorat du RN, d’une partie encore de ses candidats. La présence et la relative acceptation, à la marche contre l’antisémitisme, en novembre 2023, d’une délégation du RN, ont contribué à lever l’un des derniers verrous du vote lepéniste.
Les suites du 7 octobre 2023 constituent un tournant, de l’avis des spécialistes de l’opinion. (…)
« Le contexte sociétal, depuis 2022, est une accentuation des sujets investis de longue date par le Front national [l’ancêtre du RN]. Sans qu’il ait besoin d’en ajouter, le RN se nourrit de cela », commente l’auteur de La France d’après (Seuil, 2023). (…)Un décalage alimenté, selon les maires interrogés, par l’exposition aux chaînes de débat en continu, à commencer par CNews.
La violence vue à la télévision, (…)En deux ans, le paysage télévisuel a facilité l’expression des propos xénophobes, après l’élargissement de la « fenêtre d’Overton », qui définit le champ du dicible en société, que le RN doit aussi à Eric Zemmour.
L’extension de l’empire médiatique du milliardaire Vincent Bolloré, avec le rachat du Journal du dimanche, la politisation de l’antenne d’Europe 1 et des émissions de Cyril Hanouna, au sein du même groupe, l’évolution éditoriale du Figaro, grand journal de la droite française, la reprise de ces thématiques par le gouvernement, ont également offert une caisse de résonance aux idées d’extrême droite. (…)
Montée du racisme, crise sociale, délégitimation du pouvoir et normalisation de son parti : pour Marine Le Pen, les pièces du puzzle se sont mises en place de manière inespérée en deux ans seulement. (…)
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