Gilbert Achcar. « Pour les néofas­cistes, seule compte la loi de la jungle »

Pour les néofas­cistes, seule compte la loi de la jungle

D’où vient l’axe néofas­ciste mondial et vers où se dirige-t-il ? Quels effets désta­bi­li­sa­teurs la guerre de la Russie contre l’Ukraine peut-elle avoir ? Ilyá Budraits­kis et Gilbert Achcar discutent de la conjonc­ture actuelle.

I(…)

Gilbert Achcar : (…)

C’est là que nous en sommes. Comme tu l’as souli­gné, il y a désor­mais un divorce clair entre les deux rives de l’At­lan­tique – ou du moins entre les États-Unis et le reste de l’OTAN. Ce divorce n’est pas géogra­phique, mais poli­tique et idéo­lo­gique : le Canada appar­tient au camp libé­ral, tandis que la Hongrie d’Orbán partage la même famille idéo­lo­gique néofas­ciste que Donald Trump. Cette frac­ture pousse les gouver­ne­ments libé­raux euro­péens à trans­for­mer l’Union euro­péenne – l’al­ter­na­tive dont ils disposent – en une sorte d’al­liance de défense et de force mili­taire, en coopé­ra­tion avec le Royaume-Uni. L’Eu­rope occi­den­tale, la Pologne et les pays baltes ont besoin de la Grande-Bretagne, l’une des deux seules puis­sances nucléaires d’Eu­rope de l’Ouest et l’une des prin­ci­pales forces armées. C’est ce qui est en train de se jouer.

La pres­sion que Trump exerce sur l’Ukraine pour qu’elle accepte en substance les condi­tions de Poutine vide aussi de sens la mission de l’OTAN. Au lieu de défendre un allié de l’OTAN, Washing­ton cherche à lui impo­ser ce qui est fonda­men­ta­le­ment une capi­tu­la­tion… même si, comme nous le savons, Trump est impré­vi­sible et change constam­ment d’avis. Quoi qu’il en soit, les signaux qu’il a envoyés – du moins durant ses cent premiers jours – montrent une forte affi­nité néofas­ciste avec Vladi­mir Poutine.

Il est clair que nous sommes entrés dans ce que j’ap­pelle « l’ère du néofas­cisme ». Elle se prépa­rait depuis plusieurs années au XXIe siècle. Le retour de Trump à la Maison-Blanche a achevé cette muta­tion. Nous assis­tons ainsi à l’émer­gence d’un puis­sant axe néofas­ciste mondial, de Trump à Neta­nya­hou en Israël, Milei en Argen­tine, Orbán en Hongrie, Meloni en Italie (dans une certaine mesure, car son gouver­ne­ment comprend le néofas­ciste déclaré Salvini), Modi en Inde, Erdo­gan en Turquie, etc. J’ai décrit briè­ve­ment cette nouvelle époque dans un article inti­tulé : L’ère du néofas­cisme et ses traits distinc­tifs.

Il est diffi­cile de prédire combien de temps cela va durer. On peut seule­ment souhai­ter que ce mouve­ment s’en­lise dans ses propres contra­dic­tions et échecs, et non qu’il débouche sur une guerre mondiale, comme ce fut le cas avec l’ère précé­dente du fascisme au XXe siècle. On peut perce­voir les signes de ce chaos dans les résul­tats catas­tro­phiques de la prési­dence Trump aux États-Unis. Cela pour­rait marquer un coup d’ar­rêt au trum­pisme. Une réac­tion est déjà en cours dans des pays comme le Canada ou l’Aus­tra­lie, où les néofas­cistes locaux ou les admi­ra­teurs de Trump ont vu leur popu­la­rité affec­tée par la dégra­da­tion de l’image de Trump. Il y a donc de l’es­poir, même si la situa­tion reste extrê­me­ment grave.

Ilyá Budraits­kis : Peux-tu décrire les pers­pec­tives de poli­tique étran­gère de ce projet néofas­ciste ? À quoi voudraient-ils que ressemble le monde futur ? L’af­fi­nité idéo­lo­gique entre plusieurs régimes néofas­cistes dans diffé­rents pays signi­fie-t-elle la possi­bi­lité d’une alliance, ou bien cela peut-il coexis­ter avec des conflits crois­sants entre ces pays ?

Gilbert Achcar : La première chose à souli­gner est que, pour les forces d’ex­trême droite, il n’existe aucune valeur commune qui dépasse le natio­na­lisme. Les libé­raux peuvent adhé­rer à certains prin­cipes qu’ils estiment supé­rieurs au natio­na­lisme étroit, et ils essaient géné­ra­le­ment de s’en écar­ter. Certains se disent même inter­na­tio­na­listes – l’« inter­na­tio­na­lisme libé­ral » est un terme souvent utilisé aux États-Unis pour dési­gner une partie de leur appa­reil diplo­ma­tique. À l’in­verse, l’ex­trême droite est toujours ultra-natio­na­liste. Pour elle, c’est « l’Amé­rique d’abord », « Israël d’abord », « la Hongrie d’abord », « la Russie d’abord », chacun pour son propre pays. C’est une vision stric­te­ment natio­na­liste.

Ils convergent lorsque leurs inté­rêts natio­na­listes peuvent s’ac­cor­der, mais cela n’ex­clut pas les tensions entre gouver­ne­ments néofas­cistes en cas de conflit d’in­té­rêts, par exemple écono­miques. Certains gouver­ne­ments néofas­cistes d’Eu­rope de l’Est souffrent des poli­tiques tari­faires de Trump. Il en va de même pour d’autres gouver­ne­ments – Modi, Erdo­gan – qui cherchent à négo­cier avec les États-Unis mais doivent le faire sous la contrainte écono­mique exer­cée par la Maison-Blanche.

Voici leurs limites. Les néofas­cistes s’unissent géné­ra­le­ment contre les libé­raux, contre le libé­ra­lisme – leur ennemi commun – même si les libé­raux actuels sont large­ment dévoyés. Une des raisons de la montée du néofas­cisme réside d’ailleurs dans l’at­ti­tude des libé­raux occi­den­taux qui, au lieu de s’op­po­ser à l’ex­trême droite, se sont adap­tés à elle, en repre­nant de larges pans de son idéo­lo­gie et de son programme, à commen­cer par les mesures anti-immi­gra­tion et d’autres initia­tives racistes, sur fond d’aus­té­rité néoli­bé­rale conti­nue – véri­table terreau socio-écono­mique du néofas­cisme. C’est ce qui explique l’ac­cé­lé­ra­tion de sa montée au XXIe siècle : la crise écono­mique de 2008, puis celle déclen­chée par la pandé­mie de COVID-19, ont forte­ment alimenté l’ex­trême droite.

Concer­nant cette ère néofas­ciste, les pers­pec­tives sont là encore très préoc­cu­pantes. Le Rassem­ble­ment natio­nal est à un pas du pouvoir en France pour la prési­den­tielle de 2027. Le Reform Party britan­nique, qui incarne l’ex­trême droite, croît très rapi­de­ment, au détri­ment des conser­va­teurs et d’un Parti travailliste affai­bli et très néoli­bé­ral.

La Chine est l’en­nemi commun de nombreuses forces néofas­cistes. Elle est dans le colli­ma­teur de Trump, mais pas seule­ment : les États-Unis dans leur ensemble la consi­dèrent comme une puis­sance rivale majeure. Washing­ton pousse l’ex­trême droite euro­péenne dans cette direc­tion. Les États-Unis voient la Chine comme une nouvelle Union sovié­tique – leur prin­ci­pal adver­saire mondial – à la diffé­rence que la Chine connaît une crois­sance rapide, contrai­re­ment à l’URSS qui stag­nait dès les années 1970.

La Chine n’est pas un État néofas­ciste. C’est un régime dicta­to­rial et auto­ri­taire d’ori­gine stali­nienne-maoïste, une dicta­ture de parti unique, mais sans mobi­li­sa­tion idéo­lo­gique réac­tion­naire de masse, comme c’est le cas avec le trum­pisme ou le pouti­nisme. Grâce à sa crois­sance conti­nue, l’État chinois n’a pas à craindre une menace popu­laire. Son auto­rité repose sur un déve­lop­pe­ment écono­mique fort et une amélio­ra­tion du bien-être. C’est pourquoi Pékin a adopté ces dernières décen­nies un profil plutôt paci­fique, à l’in­té­rieur comme à l’ex­té­rieur, son prin­ci­pal facteur de légi­ti­ma­tion étant le déve­lop­pe­ment. Il ne faut pas oublier que la Chine reste un pays en déve­lop­pe­ment : son PIB est colos­sal, mais rapporté à sa popu­la­tion, cela reste un pays à revenu inter­mé­diaire.

En paral­lèle, Poutine consi­dère que le jeu géopo­li­tique se joue à trois. Opposé aux États-Unis – notam­ment sous Biden – il a cultivé « l’ami­tié éter­nelle » avec Pékin. Mais Poutine n’est pas idiot, et tant qu’il ne peut pas comp­ter sur la présence durable des néofas­cistes au pouvoir à Washing­ton, il ne mettra pas en péril sa rela­tion avec la Chine.

Si Washing­ton deve­nait une dicta­ture semblable à celle de Moscou, cela pour­rait chan­ger, car la Russie préfé­re­rait clai­re­ment un allié idéo­lo­gique occi­den­tal. En Russie, il y a du racisme envers les Chinois, un ressen­ti­ment à l’idée de dépendre d’un voisin avec lequel il y a eu des conflits fron­ta­liers. Rien de tel avec les États-Unis. Et les États-Unis restent plus puis­sants que la Chine, surtout sur les plans tech­no­lo­gique, écono­mique, et bien sûr mili­taire.

C’est le jeu auquel nous assis­tons. Il est certain que Poutine ne pren­dra pas le risque de compro­mettre sa rela­tion avec Pékin tant que Trump sera aussi chao­tique. Il sait que ce n’est pas une valeur sûre et ne modi­fiera pas fonda­men­ta­le­ment ses alliances inter­na­tio­nales sur la base de simples promesses améri­caines.

Ilyá Budraits­kis : Un autre proces­sus mondial effrayant est la remise en ques­tion par certains pays de leur rapport aux armes nucléaires. La Russie de Poutine est en tête de cette révi­sion, ayant modi­fié sa doctrine l’an dernier. Elle prévoit désor­mais l’usage possible d’armes nucléaires en réponse à diverses formes de menaces conven­tion­nelles. Depuis quelques années, les propa­gan­distes russes évoquent même la possi­bi­lité d’une frappe nucléaire préven­tive pour désa­mor­cer toute menace à la sécu­rité natio­nale au sens large. Ainsi, les armes nucléaires cessent d’être un outil de dissua­sion pour deve­nir un élément clé d’une possible guerre mondiale. Dans quelle mesure cette doctrine nucléaire s’étend-elle à l’échelle mondiale ?

Gilbert Achcar : Ce n’est pas diffi­cile à comprendre : c’est une ques­tion élémen­taire de stra­té­gie. L’in­va­sion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a révélé que ce que l’on croyait être un géant mili­taire avait en réalité des pieds d’ar­gile. Jusqu’a­lors, Poutine croyait que la Russie était une puis­sance mili­taire toute-puis­sante. Il avait annexé la Crimée et péné­tré dans l’est de l’Ukraine en 2014 sans diffi­culté. La réac­tion du gouver­ne­ment Obama fut très modé­rée et limi­tée. Ensuite, Poutine envoya ses troupes en Syrie en septembre 2015, d’abord pour tester la réac­tion occi­den­tale. Quelques semaines après l’in­ter­ven­tion, il annonça même que la mission était accom­plie et qu’il reti­rait ses troupes.

Face à l’ab­sence de toute pres­sion signi­fi­ca­tive de la part des États-Unis, il pour­sui­vit ses plans et commença à déployer des forces régu­lières ou des merce­naires du groupe Wagner dans d’autres pays du Moyen-Orient, notam­ment en Libye et au Soudan, et de plus en plus en Afrique subsa­ha­rienne. Nous avons assisté à une vaste expan­sion mili­taire exté­rieure de la Russie de Poutine, en contraste avec l’ex­pan­sion très limi­tée de l’Union sovié­tique hors de sa sphère d’in­fluence d’après-guerre. La première et seule fois que l’URSS sortit de cette sphère fut lors de l’in­va­sion de l’Af­gha­nis­tan en 1979. Avant cela, elle avait limité ses inter­ven­tions mili­taires à l’Eu­rope de l’Est : Hongrie, Alle­magne de l’Est, Pologne, toujours dans les limites fixées à Yalta.

Ilyá Budraits­kis : Mais l’in­fluence sovié­tique était aussi présente en Afrique.

Gilbert Achcar : C’est vrai, mais elle s’exerçait par le biais de conseillers et de la four­ni­ture d’armes, non pas de troupes combat­tantes. Moscou favo­ri­sait l’in­ter­ven­tion de troupes cubaines plutôt que d’en­voyer des soldats sovié­tiques. Il y a eu beau­coup de confu­sion autour du prétendu carac­tère agres­sif de l’URSS, comme le clamait la propa­gande occi­den­tale. En réalité, la bureau­cra­tie sovié­tique post-stali­nienne était profon­dé­ment conser­va­trice, par peur de provoquer un chaos qui pour­rait se retour­ner contre elle. C’est cela la racine du conser­va­tisme bureau­cra­tique. Elle ne pouvait se résoudre à deve­nir préda­trice à l’échelle mondiale comme l’est Poutine.

Ce dernier est allé bien plus loin que l’URSS en matière d’in­ter­ven­tions étran­gères. Un facteur expli­ca­tif est la combi­nai­son d’une popu­la­tion rela­ti­ve­ment faible et de reve­nus élevés tirés du gaz et du pétrole, qui alimentent l’éco­no­mie russe et offrent une grande marge de manœuvre sans trop de préoc­cu­pa­tions écono­miques. Comme on l’a vu depuis l’in­va­sion de l’Ukraine, l’éco­no­mie russe a montré une rési­lience bien plus forte face aux sanc­tions occi­den­tales que ne l’avaient prévu les analystes.

Poutine s’ap­puie aussi sur un autre pilier hérité de l’URSS : le complexe mili­taro-indus­triel, seul secteur où l’Union sovié­tique riva­li­sait réel­le­ment avec l’Oc­ci­dent, déve­lop­pant toute la gamme des tech­no­lo­gies mili­taires, des forces conven­tion­nelles aux armes nucléaires et spatiales. Cela explique en partie pourquoi l’éco­no­mie sovié­tique s’est épui­sée, contrainte de riva­li­ser avec des écono­mies occi­den­tales bien plus riches.

Quand Poutine a envahi l’Ukraine en février 2022, il pensait que ses troupes entre­raient à Kyiv et renver­se­raient le gouver­ne­ment, comme l’avaient fait les troupes améri­caines à Bagdad en 2003. C’était son argu­ment : « Vous avez changé le régime en Irak, je vais faire de même en Ukraine. En fait, j’ai plus de droits sur l’Ukraine que vous n’en aviez sur l’Irak. » Mais il a lamen­ta­ble­ment échoué. La guerre dure depuis trois ans et la Russie n’a même pas réussi à enva­hir entiè­re­ment les oblasts qu’elle a annexés formel­le­ment. Son armée progresse toujours, mais au pas de tortue. Cela montre les limites de sa puis­sance mili­taire. Qu’une grande puis­sance mili­taire comme la Russie cherche le soutien de soldats nord-coréens en dit long sur ses faiblesses.

Que reste-t-il à Poutine, alors ? Cela renforce auto­ma­tique­ment l’im­por­tance de l’autre facteur où il dispose d’une supé­rio­rité — en fait, la plus grande au monde, supé­rieure à celle des États-Unis — à savoir sa force nucléaire. La faiblesse de sa guerre conven­tion­nelle en Ukraine augmente donc immé­dia­te­ment la valeur stra­té­gique de la force non conven­tion­nelle. C’est une équa­tion stra­té­gique clas­sique. D’où le chan­ge­ment de doctrine que tu as évoqué, comme si Poutine disait : « Vous m’avez vu faible sur le plan conven­tion­nel, mais ne vous avisez pas d’en profi­ter, car je n’hé­si­te­rai pas à utili­ser des armes nucléaires tactiques. Et je sais que si je le fais, vous ne répon­drez pas, encore moins par une esca­lade, car je dispose de bien plus d’armes nucléaires stra­té­giques que n’im­porte lequel d’entre vous. »

Personne ne pren­dra le risque d’une esca­lade nucléaire. C’est fonda­men­ta­le­ment la logique de la situa­tion — une logique très dange­reuse, très préoc­cu­pante. Pense aussi à l’im­pact de tout cela sur le reste du monde : nous avons main­te­nant l’Inde et le Pakis­tan, deux puis­sances nucléaires, au bord de l’af­fron­te­ment mili­taire, ce que tout le monde espère voir évité car cela provoque­rait une terrible catas­trophe.

Cela montre à quel point le monde est devenu dange­reux. Il ne fait aucun doute que Poutine a joué un rôle majeur dans la dété­rio­ra­tion de la paix mondiale et des rela­tions inter­na­tio­nales. Je n’ai jamais été indul­gent envers l’OTAN, mais quelle que soit la respon­sa­bi­lité de l’OTAN et de l’Oc­ci­dent, cela ne saurait excu­ser ce qu’a fait Poutine : avoir embourbé la Russie dans cette guerre absurde à l’est de l’Ukraine, qui coûte à la Russie et au peuple russe — sans même parler des Ukrai­niens — bien plus que la valeur écono­mique ou idéo­lo­gique de ces terri­toires dispu­tés. Il n’y a pas beau­coup d’en­thou­siasme en Russie pour ces oblasts de l’est ukrai­nien. C’est une grave erreur de calcul stra­té­gique de Poutine, qui le mène à l’échec.

Ilyá Budraits­kis : Trump a affirmé que la guerre était de la faute de l’Ukraine, car elle aurait dû accep­ter toutes les condi­tions de la partie la plus forte — c’est-à-dire la Russie — pour éviter l’in­va­sion. Cela coïn­cide exac­te­ment avec la posi­tion de Moscou. Ceux qui ne disposent pas d’armes nucléaires ou de ressources simi­laires ne peuvent pas reje­ter un ulti­ma­tum d’une des prin­ci­pales puis­sances mili­taires du monde. Peut-on imagi­ner que ce prin­cipe soit appliqué à d’autres pays d’Eu­rope de l’Est, comme les pays baltes ou la Molda­vie ? Et dans quelle mesure l’Union euro­péenne et l’OTAN acceptent-ils cela pour éviter un conflit plus large ?

Gilbert Achcar : Eh bien, c’est une carac­té­ris­tique cruciale du néofas­cisme, qu’il partage avec le vieux fascisme : la loi du plus fort, comme tu l’as bien résumé. « Nous sommes plus forts et vous devez accep­ter ce que nous déci­dons. » Et c’est là, encore une fois, la diffé­rence entre eux et l’ordre qui a suivi la défaite de l’Axe fasciste en 1945 : cela a ouvert la voie à ce que nous appe­lons l’ordre inter­na­tio­nal libé­ral fondé sur des règles, concré­tisé par la créa­tion de l’ONU, sa Charte et un ensemble de prin­cipes censés régir les rela­tions inter­na­tio­nales. Bien sûr, les États-Unis ont été les premiers à violer ouver­te­ment cet ordre mondial dont ils avaient pour­tant été les prin­ci­paux archi­tectes.

Cette logique est extrê­me­ment dange­reuse pour les rela­tions inter­na­tio­nales, car c’est une recette pour des guerres perma­nentes. La Russie a été de plus en plus impliquée dans des conflits ces dernières années. À l’échelle inter­na­tio­nale, nous assis­tons à un regain très préoc­cu­pant des guerres. Nous sommes tous témoins de la guerre géno­ci­daire actuelle menée par Israël à Gaza, qui est la première guerre géno­ci­daire conduite par un État tech­no­lo­gique­ment avancé, soutenu par l’Oc­ci­dent, depuis 1945. Il y a eu plusieurs géno­cides depuis 1945, mais la plupart ont eu lieu dans le Sud global, à l’ex­cep­tion du prétendu géno­cide bosniaque — quali­fi­ca­tion qui reste contro­ver­sée. Mais aucun de ces géno­cides n’a été perpé­tré par un État indus­triel avancé aussi étroi­te­ment lié à l’Oc­ci­dent qu’Is­raël.

Ce n’est pas un hasard si cela survient sous la direc­tion d’une coali­tion de néofas­cistes et de néona­zis qui gouvernent Israël. En fait, avant Poutine, le prin­ci­pal précur­seur du néofas­cisme — et même modèle pour toute une série de forces néofas­cistes, y compris Poutine lui-même — a été Benja­min Neta­nya­hou. Ce dernier, revenu au pouvoir en 2009 et y étant resté presque sans inter­rup­tion, est devenu très tôt un phare du néofas­cisme. Une diffé­rence entre le néofas­cisme et le vieux fascisme est la préten­tion de respec­ter les régimes démo­cra­tiques. Tant qu’ils peuvent se main­te­nir au pouvoir par des élec­tions rela­ti­ve­ment libres, les néofas­cistes s’en contentent, tout en modi­fiant le système élec­to­ral à leur avan­tage.

Bien sûr, la situa­tion change lorsqu’un gouver­ne­ment craint une montée massive de l’op­po­si­tion popu­laire, comme ce fut le cas en Russie après 2012. Le régime de Poutine est alors entré dans une logique de panique, adop­tant une poli­tique entiè­re­ment coer­ci­tive et mettant fin, de fait, à la démo­cra­tie élec­to­rale. Néan­moins, tant qu’ils peuvent conser­ver le pouvoir par le biais d’élec­tions au moins partiel­le­ment crédibles, les néofas­cistes préfèrent cela, car la légi­ti­mité poli­tique, à l’époque moderne, exige au mini­mum une appa­rence de démo­cra­tie — contrai­re­ment aux années 1930, où l’idée même de dicta­ture pure pouvait être popu­laire. Dans des pays comme l’Al­le­magne ou l’Ita­lie, il est évident que Musso­lini et Hitler béné­fi­ciaient d’une popu­la­rité réelle, et n’étaient pas perçus comme des enne­mis de la démo­cra­tie.

Neta­nya­hou a été un pion­nier du néofas­cisme « démo­cra­tique » et un allié majeur de la plupart des autres néofas­cistes, parce que presque tous partagent une même base idéo­lo­gique : le racisme anti-musul­man. Il existe un paral­lèle clair entre l’in­va­sion de l’Ukraine par Poutine et la nouvelle inva­sion de Gaza par le gouver­ne­ment israé­lien d’ex­trême droite. Cela a rendu l’hy­po­cri­sie occi­den­tale et le deux poids, deux mesures plus flagrants que jamais. Et en même temps, il est frap­pant de consta­ter que le gouver­ne­ment israé­lien n’a jamais critiqué la Russie, et entre­tient même de bonnes rela­tions avec Poutine.

Ilyá Budraits­kis : Poutine est lui aussi resté plutôt ambi­va­lent au sujet de Gaza.

Gilbert Achcar : Lavrov a même déclaré : « Nous faisons la même chose : les Israé­liens combattent les nazis à Gaza, nous combat­tons les nazis en Ukraine. »

Ilyá Budraits­kis : Oui, et tous deux quali­fient leurs guerres « d’opé­ra­tions mili­taires spéciales ». Passons à ma prochaine ques­tion : il y a près de dix ans, la Russie est inter­ve­nue dans la guerre civile syrienne pour sauver le régime d’As­sad. Lors de notre entre­tien à l’époque, tu disais que cela résul­tait de l’échec de la poli­tique améri­caine dans la région, et que c’était une victoire pour l’Iran et la Russie, qui élar­gis­saient leur influence. Quel impact l’ef­fon­dre­ment d’As­sad a-t-il eu sur le rapport de forces ? Dans quelle mesure peut-on dire que la Turquie en est la prin­ci­pale béné­fi­ciaire ? Et à ton avis, quelles sont les évolu­tions possibles en Syrie ?

Gilbert Achcar : Le régime d’As­sad a survécu ces dix dernières années grâce à deux piliers : le soutien iranien et le soutien russe. En 2013, le régime était sur le point d’être défait, et c’est à ce moment-là que les Iraniens sont inter­ve­nus — prin­ci­pa­le­ment via le Hezbol­lah liba­nais, mais aussi avec des troupes iraniennes envoyées direc­te­ment en Syrie. Même cela n’a pas suffi à le sauver, en partie parce que l’Iran ne possède pas de force aérienne signi­fi­ca­tive. Il faut le dire : l’Iran est un pays très affai­bli, soumis depuis long­temps à un embargo inter­na­tio­nal. Il n’a que quelques vieux avions améri­cains.

C’est pourquoi la Russie est inter­ve­nue en 2015. Son aide fut bien plus déci­sive. Il y avait des troupes iraniennes, mais pas d’avions ; alors que la Russie a fourni des avions, des missiles, sans troupes enga­gées dans les combats terrestres, mais leur avia­tion a fait une énorme diffé­rence, permet­tant au régime de rester debout.

Or, depuis le déclen­che­ment de la guerre en Ukraine en 2022, la Russie est engluée dans l’est ukrai­nien et a dû reti­rer la plupart de ses avions de Syrie. Selon des sources israé­liennes, il ne restait que quinze avions russes en Syrie lorsque le régime d’As­sad s’est effon­dré. Paral­lè­le­ment, l’Iran a subi un revers majeur avec l’at­taque israé­lienne contre le Hezbol­lah au Liban l’au­tomne dernier, qui a telle­ment affai­bli la milice pro-iranienne qu’elle n’était plus en mesure d’in­ter­ve­nir en Syrie.

Les deux soutiens majeurs du régime syrien étant quasi neutra­li­sés, les forces isla­mistes syriennes liées à la Turquie ont décidé de lancer une offen­sive. Elles ont proba­ble­ment été très surprises de voir à quelle vitesse le régime s’est effon­dré. On sait que les régimes fantoches main­te­nus unique­ment par un soutien étran­ger s’écroulent comme des châteaux de cartes dès que ce soutien dispa­raît. L’exemple précé­dent le plus marquant fut le régime de Kaboul en 2021, lorsque Biden a décidé de reti­rer les troupes améri­caines d’Af­gha­nis­tan : on a vu le régime s’ef­fon­drer en un clin d’œil.

Main­te­nant, bien sûr, la Turquie profite de la situa­tion, mais il y a un gros bémol : les forces isla­mistes en Syrie ne disposent en rien de la puis­sance mili­taire dont dispo­sait le régime d’As­sad. Elles ont quelques dizaines de milliers de combat­tants, mal équi­pés. Jusqu’à l’ef­fon­dre­ment du régime, Israël consi­dé­rait Assad comme « le diable que l’on connaît » et ne le perce­vait pas comme une menace, car il n’avait jamais auto­risé d’at­taques contre l’oc­cu­pa­tion israé­lienne du Golan. C’était la fron­tière israé­lienne occu­pée la plus calme. Et surtout, Israël faisait confiance à la Russie pour contrô­ler la Syrie et béné­fi­ciait du feu vert russe pour frap­per les forces iraniennes sur place.

Il y avait clai­re­ment une coor­di­na­tion entre Israël et Moscou sur ces opéra­tions, car bien que la Russie et l’Iran soute­naient tous deux Assad, ils riva­li­saient aussi pour le contrôle de la Syrie. Ainsi, dès la chute du régime, Israël a immé­dia­te­ment détruit tout le poten­tiel mili­taire syrien : ce qui restait de son avia­tion, de ses stocks de missiles, même sa force navale, tout a été neutra­lisé dans les jours qui ont suivi.

Cela a encore affai­bli le nouveau gouver­ne­ment syrien auto­pro­clamé à Damas, qui ne contrôle qu’une petite portion du terri­toire — bien moins que ce que contrô­lait Assad avec l’ap­pui russe et iranien. Ce gouver­ne­ment est mili­tai­re­ment plus faible que les forces kurdes présentes dans le nord-est du pays. Il y a des forces dans le sud et le nord-est, certaines soute­nues par les États-Unis, qui ne se recon­naissent pas dans ce nouveau pouvoir.

La Syrie est donc deve­nue un pays disputé entre puis­sances régio­nales. La Turquie et le Qatar ont toujours soutenu les forces isla­mistes qui ont pris le dessus. En face, l’Ara­bie saou­dite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et la Jorda­nie — pro-occi­den­taux, mais entre­te­nant aussi de bonnes rela­tions avec la Russie — forment une autre alliance régio­nale, en riva­lité avec l’axe turco-qata­rien. Les deux camps se disputent les faveurs du nouveau gouver­ne­ment syrien. Ce dernier en profite oppor­tu­né­ment pour tenter d’élar­gir sa marge de manœuvre. La situa­tion en Syrie est désor­mais extrê­me­ment vola­tile. Il est très diffi­cile de formu­ler une prévi­sion, sinon celle d’une insta­bi­lité prolon­gée.

Ilyá Budraits­kis : Dans tes textes récents, tu affirmes que les Nations unies pour­raient jouer un rôle déci­sif dans un accord de paix en Ukraine. Penses-tu que cela soit réaliste, étant donné que la Russie a ignoré la majo­rité des réso­lu­tions de l’As­sem­blée géné­rale de l’ONU concer­nant l’Ukraine, et que toute recon­nais­sance du droit de la Russie sur les terri­toires occu­pés viole­rait les fonde­ments du droit inter­na­tio­nal sur lesquels repose l’ONU ? De manière géné­rale, que peut faire l’ONU dans la situa­tion actuelle, marquée par une dété­rio­ra­tion rapide du droit inter­na­tio­nal et une divi­sion du monde en blocs poli­tico-mili­taires ?

Gilbert Achcar : Tu as raison de souli­gner l’ef­fet très limité des Nations unies face à ce qui se passe en Ukraine depuis 2022. Cela est dû à la para­ly­sie du Conseil de sécu­rité. Tout ce que l’on a, ce sont des réso­lu­tions de l’As­sem­blée géné­rale, mais celles-ci ne sont pas contrai­gnantes. La Russie peut les igno­rer faci­le­ment avec le soutien de quelques rares alliés. De façon éton­nante, on a même vu récem­ment les États-Unis et Israël voter aux côtés de la Russie et de ses alliés tradi­tion­nels à propos de l’Ukraine.

Mais ce n’est pas à cela que je faisais réfé­rence en disant que l’ONU pour­rait jouer un rôle clé dans les événe­ments en Ukraine. Je parlais du Conseil de sécu­rité, bien entendu, qui est le bras exécu­tif des Nations unies. Et là, l’élé­phant dans la pièce, c’est la Chine. Dès le début de l’in­va­sion, en février 2022, le gouver­ne­ment chinois a clai­re­ment exprimé sa posi­tion : il a déclaré sans ambi­guïté son soutien à l’in­té­grité terri­to­riale — c’est le terme exact qu’il a utilisé — et à la souve­rai­neté de tous les États, « y compris l’Ukraine », a-t-il ajouté expli­ci­te­ment.

C’était une décla­ra­tion forte, tout comme les douze points du docu­ment inti­tulé Posi­tion de la Chine sur le règle­ment poli­tique de la crise ukrai­nienne, publié à l’oc­ca­sion du premier anni­ver­saire de l’in­va­sion. Si les États-Unis et leurs alliés occi­den­taux avaient saisi ces oppor­tu­ni­tés pour tenter de coopé­rer avec Pékin au Conseil de sécu­rité afin de hâter la fin de cette agres­sion et de trou­ver une solu­tion négo­ciée dans le cadre du droit inter­na­tio­nal, nous n’en serions pas là aujourd’­hui.

Or, le gouver­ne­ment Biden, tout en reve­nant sur certaines autres poli­tiques de Trump, a main­tenu l’ap­proche de sa première prési­dence sur deux points essen­tiels. L’un est l’hos­ti­lité à l’égard de la Chine. Sur ce point, il y a une conti­nuité entre Trump I, Biden et Trump II, en contraste avec la rela­tion rela­ti­ve­ment paci­fique et amicale qu’O­bama avait entre­te­nue avec Pékin. Le deuxième point, c’est bien sûr Israël : sur ce sujet, la prési­dence Biden s’est inscrite dans la conti­nuité totale de celle de Trump. En dehors de quelques diffé­rences mineures que l’on peut rele­ver entre Trump et Biden concer­nant la Chine ou Israël, leurs poli­tiques sont en réalité très proches. Cette atti­tude a conduit le gouver­ne­ment Biden, dès le départ, à accu­ser Pékin de soute­nir l’in­va­sion russe sans présen­ter la moindre preuve.

C’est ainsi qu’une grande occa­sion a été manquée. Je conti­nue de penser que si les pays occi­den­taux deman­daient aujourd’­hui à la Chine de coopé­rer en faveur d’une solu­tion négo­ciée dans le cadre du droit inter­na­tio­nal et des Nations unies — ce qui est, rappe­lons-le, un objec­tif déclaré à maintes reprises de la poli­tique étran­gère chinoise — alors la donne pour­rait chan­ger. La poli­tique étran­gère de Pékin est fondée sur le droit inter­na­tio­nal et le respect du prin­cipe de non-ingé­rence dans les affaires internes des États. La Chine ne veut pas que d’autres s’in­gèrent dans ses propres affaires, mais en matière de rela­tions inter­éta­tiques, elle a toujours défendu les Nations unies, les insti­tu­tions inter­na­tio­nales, le multi­la­té­ra­lisme et le droit inter­na­tio­nal. Et nous savons que la Russie n’au­rait pas été capable de s’op­po­ser seule à l’Oc­ci­dent et à la Chine.

La Chine exerce à cet égard une influence déci­sive. Zelensky a été plus intel­li­gent sur ce point : à un moment donné, il a tenté de se rappro­cher de Pékin. Mais récem­ment, dans son empres­se­ment à plaire à Trump, il a fait des décla­ra­tions anti­chi­noises. En réalité, c’est Washing­ton qui a empê­ché une issue négo­ciée avec la parti­ci­pa­tion de la Chine, et en ce sens, il porte une lourde respon­sa­bi­lité dans la prolon­ga­tion de la guerre en Ukraine.

Mettre la Chine à l’écart, c’est une recette effi­cace pour plon­ger le monde dans le chaos, comme on le voit aujourd’­hui. Les commen­ta­teurs occi­den­taux ignorent souvent cette réalité et se contentent de diabo­li­ser la Chine. Mais main­te­nant, avec la montée du néofas­cisme, on voit l’Eu­rope occi­den­tale commen­cer à révi­ser sa posi­tion vis-à-vis de Pékin. Les États-Unis, sous Biden comme sous Trump, ont poussé les pays d’Eu­rope occi­den­tale à adop­ter une posture de plus en plus hostile envers la Chine, allant même jusqu’à élar­gir à la Chine la « zone d’in­té­rêt » de l’OTAN, au-delà des limites terri­to­riales du Traité de l’At­lan­tique Nord.

Aujourd’­hui, cepen­dant, les Euro­péens commencent à recon­si­dé­rer cela, en raison de l’at­ti­tude des États-Unis, tant pour des raisons écono­miques que poli­tiques et mili­taires. On voit appa­raître une tendance à norma­li­ser à nouveau les rela­tions avec la Chine, à un moment où les tensions avec le gouver­ne­ment Trump se ravivent. C’est ce qu’on observe en France, au Royaume-Uni, et encore plus clai­re­ment en Alle­magne, qui entre­tient des liens écono­miques très forts avec Pékin. Ces pays tendent désor­mais à privi­lé­gier leurs propres inté­rêts écono­miques plutôt que de s’ali­gner systé­ma­tique­ment sur Washing­ton.

Entre­tien publié le 14 mai 2025, dans Posle, traduit par Viento Sur.
14 juin 2025 | tiré de Viento sur
https://vien­to­sur.info/para-los-neofas­cis­tas-solo-tiene-sentido-la-ley-de-la-jungla/
Entre­tien réalisé en coopé­ra­tion avec l’Ins­ti­tute for Global Recons­ti­tu­tion, dans le cadre du programme Parte­na­riat Orien­tal.
https://www.pres­se­gauche.org/Pour-les-neofas­cistes-seule-compte-la-loi-de-la-jungle

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