Pour les néofascistes, seule compte la loi de la jungle
D’où vient l’axe néofasciste mondial et vers où se dirige-t-il ? Quels effets déstabilisateurs la guerre de la Russie contre l’Ukraine peut-elle avoir ? Ilyá Budraitskis et Gilbert Achcar discutent de la conjoncture actuelle.
I(…)
Gilbert Achcar : (…)
C’est là que nous en sommes. Comme tu l’as souligné, il y a désormais un divorce clair entre les deux rives de l’Atlantique – ou du moins entre les États-Unis et le reste de l’OTAN. Ce divorce n’est pas géographique, mais politique et idéologique : le Canada appartient au camp libéral, tandis que la Hongrie d’Orbán partage la même famille idéologique néofasciste que Donald Trump. Cette fracture pousse les gouvernements libéraux européens à transformer l’Union européenne – l’alternative dont ils disposent – en une sorte d’alliance de défense et de force militaire, en coopération avec le Royaume-Uni. L’Europe occidentale, la Pologne et les pays baltes ont besoin de la Grande-Bretagne, l’une des deux seules puissances nucléaires d’Europe de l’Ouest et l’une des principales forces armées. C’est ce qui est en train de se jouer.
La pression que Trump exerce sur l’Ukraine pour qu’elle accepte en substance les conditions de Poutine vide aussi de sens la mission de l’OTAN. Au lieu de défendre un allié de l’OTAN, Washington cherche à lui imposer ce qui est fondamentalement une capitulation… même si, comme nous le savons, Trump est imprévisible et change constamment d’avis. Quoi qu’il en soit, les signaux qu’il a envoyés – du moins durant ses cent premiers jours – montrent une forte affinité néofasciste avec Vladimir Poutine.
Il est clair que nous sommes entrés dans ce que j’appelle « l’ère du néofascisme ». Elle se préparait depuis plusieurs années au XXIe siècle. Le retour de Trump à la Maison-Blanche a achevé cette mutation. Nous assistons ainsi à l’émergence d’un puissant axe néofasciste mondial, de Trump à Netanyahou en Israël, Milei en Argentine, Orbán en Hongrie, Meloni en Italie (dans une certaine mesure, car son gouvernement comprend le néofasciste déclaré Salvini), Modi en Inde, Erdogan en Turquie, etc. J’ai décrit brièvement cette nouvelle époque dans un article intitulé : L’ère du néofascisme et ses traits distinctifs.
Il est difficile de prédire combien de temps cela va durer. On peut seulement souhaiter que ce mouvement s’enlise dans ses propres contradictions et échecs, et non qu’il débouche sur une guerre mondiale, comme ce fut le cas avec l’ère précédente du fascisme au XXe siècle. On peut percevoir les signes de ce chaos dans les résultats catastrophiques de la présidence Trump aux États-Unis. Cela pourrait marquer un coup d’arrêt au trumpisme. Une réaction est déjà en cours dans des pays comme le Canada ou l’Australie, où les néofascistes locaux ou les admirateurs de Trump ont vu leur popularité affectée par la dégradation de l’image de Trump. Il y a donc de l’espoir, même si la situation reste extrêmement grave.
Ilyá Budraitskis : Peux-tu décrire les perspectives de politique étrangère de ce projet néofasciste ? À quoi voudraient-ils que ressemble le monde futur ? L’affinité idéologique entre plusieurs régimes néofascistes dans différents pays signifie-t-elle la possibilité d’une alliance, ou bien cela peut-il coexister avec des conflits croissants entre ces pays ?
Gilbert Achcar : La première chose à souligner est que, pour les forces d’extrême droite, il n’existe aucune valeur commune qui dépasse le nationalisme. Les libéraux peuvent adhérer à certains principes qu’ils estiment supérieurs au nationalisme étroit, et ils essaient généralement de s’en écarter. Certains se disent même internationalistes – l’« internationalisme libéral » est un terme souvent utilisé aux États-Unis pour désigner une partie de leur appareil diplomatique. À l’inverse, l’extrême droite est toujours ultra-nationaliste. Pour elle, c’est « l’Amérique d’abord », « Israël d’abord », « la Hongrie d’abord », « la Russie d’abord », chacun pour son propre pays. C’est une vision strictement nationaliste.
Ils convergent lorsque leurs intérêts nationalistes peuvent s’accorder, mais cela n’exclut pas les tensions entre gouvernements néofascistes en cas de conflit d’intérêts, par exemple économiques. Certains gouvernements néofascistes d’Europe de l’Est souffrent des politiques tarifaires de Trump. Il en va de même pour d’autres gouvernements – Modi, Erdogan – qui cherchent à négocier avec les États-Unis mais doivent le faire sous la contrainte économique exercée par la Maison-Blanche.
Voici leurs limites. Les néofascistes s’unissent généralement contre les libéraux, contre le libéralisme – leur ennemi commun – même si les libéraux actuels sont largement dévoyés. Une des raisons de la montée du néofascisme réside d’ailleurs dans l’attitude des libéraux occidentaux qui, au lieu de s’opposer à l’extrême droite, se sont adaptés à elle, en reprenant de larges pans de son idéologie et de son programme, à commencer par les mesures anti-immigration et d’autres initiatives racistes, sur fond d’austérité néolibérale continue – véritable terreau socio-économique du néofascisme. C’est ce qui explique l’accélération de sa montée au XXIe siècle : la crise économique de 2008, puis celle déclenchée par la pandémie de COVID-19, ont fortement alimenté l’extrême droite.
Concernant cette ère néofasciste, les perspectives sont là encore très préoccupantes. Le Rassemblement national est à un pas du pouvoir en France pour la présidentielle de 2027. Le Reform Party britannique, qui incarne l’extrême droite, croît très rapidement, au détriment des conservateurs et d’un Parti travailliste affaibli et très néolibéral.
La Chine est l’ennemi commun de nombreuses forces néofascistes. Elle est dans le collimateur de Trump, mais pas seulement : les États-Unis dans leur ensemble la considèrent comme une puissance rivale majeure. Washington pousse l’extrême droite européenne dans cette direction. Les États-Unis voient la Chine comme une nouvelle Union soviétique – leur principal adversaire mondial – à la différence que la Chine connaît une croissance rapide, contrairement à l’URSS qui stagnait dès les années 1970.
La Chine n’est pas un État néofasciste. C’est un régime dictatorial et autoritaire d’origine stalinienne-maoïste, une dictature de parti unique, mais sans mobilisation idéologique réactionnaire de masse, comme c’est le cas avec le trumpisme ou le poutinisme. Grâce à sa croissance continue, l’État chinois n’a pas à craindre une menace populaire. Son autorité repose sur un développement économique fort et une amélioration du bien-être. C’est pourquoi Pékin a adopté ces dernières décennies un profil plutôt pacifique, à l’intérieur comme à l’extérieur, son principal facteur de légitimation étant le développement. Il ne faut pas oublier que la Chine reste un pays en développement : son PIB est colossal, mais rapporté à sa population, cela reste un pays à revenu intermédiaire.
En parallèle, Poutine considère que le jeu géopolitique se joue à trois. Opposé aux États-Unis – notamment sous Biden – il a cultivé « l’amitié éternelle » avec Pékin. Mais Poutine n’est pas idiot, et tant qu’il ne peut pas compter sur la présence durable des néofascistes au pouvoir à Washington, il ne mettra pas en péril sa relation avec la Chine.
Si Washington devenait une dictature semblable à celle de Moscou, cela pourrait changer, car la Russie préférerait clairement un allié idéologique occidental. En Russie, il y a du racisme envers les Chinois, un ressentiment à l’idée de dépendre d’un voisin avec lequel il y a eu des conflits frontaliers. Rien de tel avec les États-Unis. Et les États-Unis restent plus puissants que la Chine, surtout sur les plans technologique, économique, et bien sûr militaire.
C’est le jeu auquel nous assistons. Il est certain que Poutine ne prendra pas le risque de compromettre sa relation avec Pékin tant que Trump sera aussi chaotique. Il sait que ce n’est pas une valeur sûre et ne modifiera pas fondamentalement ses alliances internationales sur la base de simples promesses américaines.
Ilyá Budraitskis : Un autre processus mondial effrayant est la remise en question par certains pays de leur rapport aux armes nucléaires. La Russie de Poutine est en tête de cette révision, ayant modifié sa doctrine l’an dernier. Elle prévoit désormais l’usage possible d’armes nucléaires en réponse à diverses formes de menaces conventionnelles. Depuis quelques années, les propagandistes russes évoquent même la possibilité d’une frappe nucléaire préventive pour désamorcer toute menace à la sécurité nationale au sens large. Ainsi, les armes nucléaires cessent d’être un outil de dissuasion pour devenir un élément clé d’une possible guerre mondiale. Dans quelle mesure cette doctrine nucléaire s’étend-elle à l’échelle mondiale ?
Gilbert Achcar : Ce n’est pas difficile à comprendre : c’est une question élémentaire de stratégie. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a révélé que ce que l’on croyait être un géant militaire avait en réalité des pieds d’argile. Jusqu’alors, Poutine croyait que la Russie était une puissance militaire toute-puissante. Il avait annexé la Crimée et pénétré dans l’est de l’Ukraine en 2014 sans difficulté. La réaction du gouvernement Obama fut très modérée et limitée. Ensuite, Poutine envoya ses troupes en Syrie en septembre 2015, d’abord pour tester la réaction occidentale. Quelques semaines après l’intervention, il annonça même que la mission était accomplie et qu’il retirait ses troupes.
Face à l’absence de toute pression significative de la part des États-Unis, il poursuivit ses plans et commença à déployer des forces régulières ou des mercenaires du groupe Wagner dans d’autres pays du Moyen-Orient, notamment en Libye et au Soudan, et de plus en plus en Afrique subsaharienne. Nous avons assisté à une vaste expansion militaire extérieure de la Russie de Poutine, en contraste avec l’expansion très limitée de l’Union soviétique hors de sa sphère d’influence d’après-guerre. La première et seule fois que l’URSS sortit de cette sphère fut lors de l’invasion de l’Afghanistan en 1979. Avant cela, elle avait limité ses interventions militaires à l’Europe de l’Est : Hongrie, Allemagne de l’Est, Pologne, toujours dans les limites fixées à Yalta.
Ilyá Budraitskis : Mais l’influence soviétique était aussi présente en Afrique.
Gilbert Achcar : C’est vrai, mais elle s’exerçait par le biais de conseillers et de la fourniture d’armes, non pas de troupes combattantes. Moscou favorisait l’intervention de troupes cubaines plutôt que d’envoyer des soldats soviétiques. Il y a eu beaucoup de confusion autour du prétendu caractère agressif de l’URSS, comme le clamait la propagande occidentale. En réalité, la bureaucratie soviétique post-stalinienne était profondément conservatrice, par peur de provoquer un chaos qui pourrait se retourner contre elle. C’est cela la racine du conservatisme bureaucratique. Elle ne pouvait se résoudre à devenir prédatrice à l’échelle mondiale comme l’est Poutine.
Ce dernier est allé bien plus loin que l’URSS en matière d’interventions étrangères. Un facteur explicatif est la combinaison d’une population relativement faible et de revenus élevés tirés du gaz et du pétrole, qui alimentent l’économie russe et offrent une grande marge de manœuvre sans trop de préoccupations économiques. Comme on l’a vu depuis l’invasion de l’Ukraine, l’économie russe a montré une résilience bien plus forte face aux sanctions occidentales que ne l’avaient prévu les analystes.
Poutine s’appuie aussi sur un autre pilier hérité de l’URSS : le complexe militaro-industriel, seul secteur où l’Union soviétique rivalisait réellement avec l’Occident, développant toute la gamme des technologies militaires, des forces conventionnelles aux armes nucléaires et spatiales. Cela explique en partie pourquoi l’économie soviétique s’est épuisée, contrainte de rivaliser avec des économies occidentales bien plus riches.
Quand Poutine a envahi l’Ukraine en février 2022, il pensait que ses troupes entreraient à Kyiv et renverseraient le gouvernement, comme l’avaient fait les troupes américaines à Bagdad en 2003. C’était son argument : « Vous avez changé le régime en Irak, je vais faire de même en Ukraine. En fait, j’ai plus de droits sur l’Ukraine que vous n’en aviez sur l’Irak. » Mais il a lamentablement échoué. La guerre dure depuis trois ans et la Russie n’a même pas réussi à envahir entièrement les oblasts qu’elle a annexés formellement. Son armée progresse toujours, mais au pas de tortue. Cela montre les limites de sa puissance militaire. Qu’une grande puissance militaire comme la Russie cherche le soutien de soldats nord-coréens en dit long sur ses faiblesses.
Que reste-t-il à Poutine, alors ? Cela renforce automatiquement l’importance de l’autre facteur où il dispose d’une supériorité — en fait, la plus grande au monde, supérieure à celle des États-Unis — à savoir sa force nucléaire. La faiblesse de sa guerre conventionnelle en Ukraine augmente donc immédiatement la valeur stratégique de la force non conventionnelle. C’est une équation stratégique classique. D’où le changement de doctrine que tu as évoqué, comme si Poutine disait : « Vous m’avez vu faible sur le plan conventionnel, mais ne vous avisez pas d’en profiter, car je n’hésiterai pas à utiliser des armes nucléaires tactiques. Et je sais que si je le fais, vous ne répondrez pas, encore moins par une escalade, car je dispose de bien plus d’armes nucléaires stratégiques que n’importe lequel d’entre vous. »
Personne ne prendra le risque d’une escalade nucléaire. C’est fondamentalement la logique de la situation — une logique très dangereuse, très préoccupante. Pense aussi à l’impact de tout cela sur le reste du monde : nous avons maintenant l’Inde et le Pakistan, deux puissances nucléaires, au bord de l’affrontement militaire, ce que tout le monde espère voir évité car cela provoquerait une terrible catastrophe.
Cela montre à quel point le monde est devenu dangereux. Il ne fait aucun doute que Poutine a joué un rôle majeur dans la détérioration de la paix mondiale et des relations internationales. Je n’ai jamais été indulgent envers l’OTAN, mais quelle que soit la responsabilité de l’OTAN et de l’Occident, cela ne saurait excuser ce qu’a fait Poutine : avoir embourbé la Russie dans cette guerre absurde à l’est de l’Ukraine, qui coûte à la Russie et au peuple russe — sans même parler des Ukrainiens — bien plus que la valeur économique ou idéologique de ces territoires disputés. Il n’y a pas beaucoup d’enthousiasme en Russie pour ces oblasts de l’est ukrainien. C’est une grave erreur de calcul stratégique de Poutine, qui le mène à l’échec.
Ilyá Budraitskis : Trump a affirmé que la guerre était de la faute de l’Ukraine, car elle aurait dû accepter toutes les conditions de la partie la plus forte — c’est-à-dire la Russie — pour éviter l’invasion. Cela coïncide exactement avec la position de Moscou. Ceux qui ne disposent pas d’armes nucléaires ou de ressources similaires ne peuvent pas rejeter un ultimatum d’une des principales puissances militaires du monde. Peut-on imaginer que ce principe soit appliqué à d’autres pays d’Europe de l’Est, comme les pays baltes ou la Moldavie ? Et dans quelle mesure l’Union européenne et l’OTAN acceptent-ils cela pour éviter un conflit plus large ?
Gilbert Achcar : Eh bien, c’est une caractéristique cruciale du néofascisme, qu’il partage avec le vieux fascisme : la loi du plus fort, comme tu l’as bien résumé. « Nous sommes plus forts et vous devez accepter ce que nous décidons. » Et c’est là, encore une fois, la différence entre eux et l’ordre qui a suivi la défaite de l’Axe fasciste en 1945 : cela a ouvert la voie à ce que nous appelons l’ordre international libéral fondé sur des règles, concrétisé par la création de l’ONU, sa Charte et un ensemble de principes censés régir les relations internationales. Bien sûr, les États-Unis ont été les premiers à violer ouvertement cet ordre mondial dont ils avaient pourtant été les principaux architectes.
Cette logique est extrêmement dangereuse pour les relations internationales, car c’est une recette pour des guerres permanentes. La Russie a été de plus en plus impliquée dans des conflits ces dernières années. À l’échelle internationale, nous assistons à un regain très préoccupant des guerres. Nous sommes tous témoins de la guerre génocidaire actuelle menée par Israël à Gaza, qui est la première guerre génocidaire conduite par un État technologiquement avancé, soutenu par l’Occident, depuis 1945. Il y a eu plusieurs génocides depuis 1945, mais la plupart ont eu lieu dans le Sud global, à l’exception du prétendu génocide bosniaque — qualification qui reste controversée. Mais aucun de ces génocides n’a été perpétré par un État industriel avancé aussi étroitement lié à l’Occident qu’Israël.
Ce n’est pas un hasard si cela survient sous la direction d’une coalition de néofascistes et de néonazis qui gouvernent Israël. En fait, avant Poutine, le principal précurseur du néofascisme — et même modèle pour toute une série de forces néofascistes, y compris Poutine lui-même — a été Benjamin Netanyahou. Ce dernier, revenu au pouvoir en 2009 et y étant resté presque sans interruption, est devenu très tôt un phare du néofascisme. Une différence entre le néofascisme et le vieux fascisme est la prétention de respecter les régimes démocratiques. Tant qu’ils peuvent se maintenir au pouvoir par des élections relativement libres, les néofascistes s’en contentent, tout en modifiant le système électoral à leur avantage.
Bien sûr, la situation change lorsqu’un gouvernement craint une montée massive de l’opposition populaire, comme ce fut le cas en Russie après 2012. Le régime de Poutine est alors entré dans une logique de panique, adoptant une politique entièrement coercitive et mettant fin, de fait, à la démocratie électorale. Néanmoins, tant qu’ils peuvent conserver le pouvoir par le biais d’élections au moins partiellement crédibles, les néofascistes préfèrent cela, car la légitimité politique, à l’époque moderne, exige au minimum une apparence de démocratie — contrairement aux années 1930, où l’idée même de dictature pure pouvait être populaire. Dans des pays comme l’Allemagne ou l’Italie, il est évident que Mussolini et Hitler bénéficiaient d’une popularité réelle, et n’étaient pas perçus comme des ennemis de la démocratie.
Netanyahou a été un pionnier du néofascisme « démocratique » et un allié majeur de la plupart des autres néofascistes, parce que presque tous partagent une même base idéologique : le racisme anti-musulman. Il existe un parallèle clair entre l’invasion de l’Ukraine par Poutine et la nouvelle invasion de Gaza par le gouvernement israélien d’extrême droite. Cela a rendu l’hypocrisie occidentale et le deux poids, deux mesures plus flagrants que jamais. Et en même temps, il est frappant de constater que le gouvernement israélien n’a jamais critiqué la Russie, et entretient même de bonnes relations avec Poutine.
Ilyá Budraitskis : Poutine est lui aussi resté plutôt ambivalent au sujet de Gaza.
Gilbert Achcar : Lavrov a même déclaré : « Nous faisons la même chose : les Israéliens combattent les nazis à Gaza, nous combattons les nazis en Ukraine. »
Ilyá Budraitskis : Oui, et tous deux qualifient leurs guerres « d’opérations militaires spéciales ». Passons à ma prochaine question : il y a près de dix ans, la Russie est intervenue dans la guerre civile syrienne pour sauver le régime d’Assad. Lors de notre entretien à l’époque, tu disais que cela résultait de l’échec de la politique américaine dans la région, et que c’était une victoire pour l’Iran et la Russie, qui élargissaient leur influence. Quel impact l’effondrement d’Assad a-t-il eu sur le rapport de forces ? Dans quelle mesure peut-on dire que la Turquie en est la principale bénéficiaire ? Et à ton avis, quelles sont les évolutions possibles en Syrie ?
Gilbert Achcar : Le régime d’Assad a survécu ces dix dernières années grâce à deux piliers : le soutien iranien et le soutien russe. En 2013, le régime était sur le point d’être défait, et c’est à ce moment-là que les Iraniens sont intervenus — principalement via le Hezbollah libanais, mais aussi avec des troupes iraniennes envoyées directement en Syrie. Même cela n’a pas suffi à le sauver, en partie parce que l’Iran ne possède pas de force aérienne significative. Il faut le dire : l’Iran est un pays très affaibli, soumis depuis longtemps à un embargo international. Il n’a que quelques vieux avions américains.
C’est pourquoi la Russie est intervenue en 2015. Son aide fut bien plus décisive. Il y avait des troupes iraniennes, mais pas d’avions ; alors que la Russie a fourni des avions, des missiles, sans troupes engagées dans les combats terrestres, mais leur aviation a fait une énorme différence, permettant au régime de rester debout.
Or, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine en 2022, la Russie est engluée dans l’est ukrainien et a dû retirer la plupart de ses avions de Syrie. Selon des sources israéliennes, il ne restait que quinze avions russes en Syrie lorsque le régime d’Assad s’est effondré. Parallèlement, l’Iran a subi un revers majeur avec l’attaque israélienne contre le Hezbollah au Liban l’automne dernier, qui a tellement affaibli la milice pro-iranienne qu’elle n’était plus en mesure d’intervenir en Syrie.
Les deux soutiens majeurs du régime syrien étant quasi neutralisés, les forces islamistes syriennes liées à la Turquie ont décidé de lancer une offensive. Elles ont probablement été très surprises de voir à quelle vitesse le régime s’est effondré. On sait que les régimes fantoches maintenus uniquement par un soutien étranger s’écroulent comme des châteaux de cartes dès que ce soutien disparaît. L’exemple précédent le plus marquant fut le régime de Kaboul en 2021, lorsque Biden a décidé de retirer les troupes américaines d’Afghanistan : on a vu le régime s’effondrer en un clin d’œil.
Maintenant, bien sûr, la Turquie profite de la situation, mais il y a un gros bémol : les forces islamistes en Syrie ne disposent en rien de la puissance militaire dont disposait le régime d’Assad. Elles ont quelques dizaines de milliers de combattants, mal équipés. Jusqu’à l’effondrement du régime, Israël considérait Assad comme « le diable que l’on connaît » et ne le percevait pas comme une menace, car il n’avait jamais autorisé d’attaques contre l’occupation israélienne du Golan. C’était la frontière israélienne occupée la plus calme. Et surtout, Israël faisait confiance à la Russie pour contrôler la Syrie et bénéficiait du feu vert russe pour frapper les forces iraniennes sur place.
Il y avait clairement une coordination entre Israël et Moscou sur ces opérations, car bien que la Russie et l’Iran soutenaient tous deux Assad, ils rivalisaient aussi pour le contrôle de la Syrie. Ainsi, dès la chute du régime, Israël a immédiatement détruit tout le potentiel militaire syrien : ce qui restait de son aviation, de ses stocks de missiles, même sa force navale, tout a été neutralisé dans les jours qui ont suivi.
Cela a encore affaibli le nouveau gouvernement syrien autoproclamé à Damas, qui ne contrôle qu’une petite portion du territoire — bien moins que ce que contrôlait Assad avec l’appui russe et iranien. Ce gouvernement est militairement plus faible que les forces kurdes présentes dans le nord-est du pays. Il y a des forces dans le sud et le nord-est, certaines soutenues par les États-Unis, qui ne se reconnaissent pas dans ce nouveau pouvoir.
La Syrie est donc devenue un pays disputé entre puissances régionales. La Turquie et le Qatar ont toujours soutenu les forces islamistes qui ont pris le dessus. En face, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et la Jordanie — pro-occidentaux, mais entretenant aussi de bonnes relations avec la Russie — forment une autre alliance régionale, en rivalité avec l’axe turco-qatarien. Les deux camps se disputent les faveurs du nouveau gouvernement syrien. Ce dernier en profite opportunément pour tenter d’élargir sa marge de manœuvre. La situation en Syrie est désormais extrêmement volatile. Il est très difficile de formuler une prévision, sinon celle d’une instabilité prolongée.
Ilyá Budraitskis : Dans tes textes récents, tu affirmes que les Nations unies pourraient jouer un rôle décisif dans un accord de paix en Ukraine. Penses-tu que cela soit réaliste, étant donné que la Russie a ignoré la majorité des résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU concernant l’Ukraine, et que toute reconnaissance du droit de la Russie sur les territoires occupés violerait les fondements du droit international sur lesquels repose l’ONU ? De manière générale, que peut faire l’ONU dans la situation actuelle, marquée par une détérioration rapide du droit international et une division du monde en blocs politico-militaires ?
Gilbert Achcar : Tu as raison de souligner l’effet très limité des Nations unies face à ce qui se passe en Ukraine depuis 2022. Cela est dû à la paralysie du Conseil de sécurité. Tout ce que l’on a, ce sont des résolutions de l’Assemblée générale, mais celles-ci ne sont pas contraignantes. La Russie peut les ignorer facilement avec le soutien de quelques rares alliés. De façon étonnante, on a même vu récemment les États-Unis et Israël voter aux côtés de la Russie et de ses alliés traditionnels à propos de l’Ukraine.
Mais ce n’est pas à cela que je faisais référence en disant que l’ONU pourrait jouer un rôle clé dans les événements en Ukraine. Je parlais du Conseil de sécurité, bien entendu, qui est le bras exécutif des Nations unies. Et là, l’éléphant dans la pièce, c’est la Chine. Dès le début de l’invasion, en février 2022, le gouvernement chinois a clairement exprimé sa position : il a déclaré sans ambiguïté son soutien à l’intégrité territoriale — c’est le terme exact qu’il a utilisé — et à la souveraineté de tous les États, « y compris l’Ukraine », a-t-il ajouté explicitement.
C’était une déclaration forte, tout comme les douze points du document intitulé Position de la Chine sur le règlement politique de la crise ukrainienne, publié à l’occasion du premier anniversaire de l’invasion. Si les États-Unis et leurs alliés occidentaux avaient saisi ces opportunités pour tenter de coopérer avec Pékin au Conseil de sécurité afin de hâter la fin de cette agression et de trouver une solution négociée dans le cadre du droit international, nous n’en serions pas là aujourd’hui.
Or, le gouvernement Biden, tout en revenant sur certaines autres politiques de Trump, a maintenu l’approche de sa première présidence sur deux points essentiels. L’un est l’hostilité à l’égard de la Chine. Sur ce point, il y a une continuité entre Trump I, Biden et Trump II, en contraste avec la relation relativement pacifique et amicale qu’Obama avait entretenue avec Pékin. Le deuxième point, c’est bien sûr Israël : sur ce sujet, la présidence Biden s’est inscrite dans la continuité totale de celle de Trump. En dehors de quelques différences mineures que l’on peut relever entre Trump et Biden concernant la Chine ou Israël, leurs politiques sont en réalité très proches. Cette attitude a conduit le gouvernement Biden, dès le départ, à accuser Pékin de soutenir l’invasion russe sans présenter la moindre preuve.
C’est ainsi qu’une grande occasion a été manquée. Je continue de penser que si les pays occidentaux demandaient aujourd’hui à la Chine de coopérer en faveur d’une solution négociée dans le cadre du droit international et des Nations unies — ce qui est, rappelons-le, un objectif déclaré à maintes reprises de la politique étrangère chinoise — alors la donne pourrait changer. La politique étrangère de Pékin est fondée sur le droit international et le respect du principe de non-ingérence dans les affaires internes des États. La Chine ne veut pas que d’autres s’ingèrent dans ses propres affaires, mais en matière de relations interétatiques, elle a toujours défendu les Nations unies, les institutions internationales, le multilatéralisme et le droit international. Et nous savons que la Russie n’aurait pas été capable de s’opposer seule à l’Occident et à la Chine.
La Chine exerce à cet égard une influence décisive. Zelensky a été plus intelligent sur ce point : à un moment donné, il a tenté de se rapprocher de Pékin. Mais récemment, dans son empressement à plaire à Trump, il a fait des déclarations antichinoises. En réalité, c’est Washington qui a empêché une issue négociée avec la participation de la Chine, et en ce sens, il porte une lourde responsabilité dans la prolongation de la guerre en Ukraine.
Mettre la Chine à l’écart, c’est une recette efficace pour plonger le monde dans le chaos, comme on le voit aujourd’hui. Les commentateurs occidentaux ignorent souvent cette réalité et se contentent de diaboliser la Chine. Mais maintenant, avec la montée du néofascisme, on voit l’Europe occidentale commencer à réviser sa position vis-à-vis de Pékin. Les États-Unis, sous Biden comme sous Trump, ont poussé les pays d’Europe occidentale à adopter une posture de plus en plus hostile envers la Chine, allant même jusqu’à élargir à la Chine la « zone d’intérêt » de l’OTAN, au-delà des limites territoriales du Traité de l’Atlantique Nord.
Aujourd’hui, cependant, les Européens commencent à reconsidérer cela, en raison de l’attitude des États-Unis, tant pour des raisons économiques que politiques et militaires. On voit apparaître une tendance à normaliser à nouveau les relations avec la Chine, à un moment où les tensions avec le gouvernement Trump se ravivent. C’est ce qu’on observe en France, au Royaume-Uni, et encore plus clairement en Allemagne, qui entretient des liens économiques très forts avec Pékin. Ces pays tendent désormais à privilégier leurs propres intérêts économiques plutôt que de s’aligner systématiquement sur Washington.
Entretien publié le 14 mai 2025, dans Posle, traduit par Viento Sur.
14 juin 2025 | tiré de Viento sur
https://vientosur.info/para-los-neofascistas-solo-tiene-sentido-la-ley-de-la-jungla/
Entretien réalisé en coopération avec l’Institute for Global Reconstitution, dans le cadre du programme Partenariat Oriental.
https://www.pressegauche.org/Pour-les-neofascistes-seule-compte-la-loi-de-la-jungle