Shlomo Sand : « La meilleure solution pour satisfaire les Palestiniens et les Israéliens est un Etat binational »
L’historien israélien Shlomo Sand, né en 1946, est professeur émérite à l’université de Tel-Aviv. Dans son livre Deux peuples pour un Etat ?, Relire l’histoire du sionisme (Seuil), paru en France en 2024, mais écrit avant le 7 octobre 2023, il défend la création d’un Etat binational démocratique où les Israéliens et les Palestiniens auraient les mêmes droits.
Il appuie sa proposition d’une plongée dans l’histoire du sionisme et de ses penseurs modérés du siècle précédent.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, l’historien réagit aux déclarations de plusieurs Etats occidentaux, dont la France, qui préconisent de reconnaître l’Etat de Palestine et de pousser pour une solution diplomatique à deux Etats.
La France, par la voix d’Emmanuel Macron, a annoncé qu’elle allait reconnaître l’Etat de Palestine en septembre, tout comme le Royaume-Uni (sous conditions) ou encore le Canada. Comment avez-vous réagi ?
Shlomo Sand : J’étais très content. Je ne crois pas que la reconnaissance de cet Etat palestinien, qui n’existe pas, a une grande valeur politique, mais je pense que c’est très important pour reconnaître au niveau mondial l’identité palestinienne. La décision de la France ne va pas entraîner une reconnaissance mutuelle entre Israël et l’Etat palestinien. Mais la déclaration d’Emmanuel Macron va tout de même dans le bon sens. J’ai défendu la solution à deux Etats presque toute ma vie, mais aujourd’hui, je ne pense plus que l’on puisse établir un Etat palestinien viable.
Pourquoi ?
Sh. S. : J’ai changé d’avis il y a trois ans, en observant la poursuite massive de la colonisation israélienne en Cisjordanie et l’élargissement de la prise de contrôle par Israël de l’est de Jérusalem. Selon l’Organisation des nations unies (ONU), il y a plus de 700 000 colons israéliens en Cisjordanie. En Israël, on compte plus de deux millions de Palestiniens citoyens israéliens. En Galilée, dans le nord du pays, la langue la plus parlée est l’arabe. Les données démographiques montrent bien l’imbrication des populations. Leur séparation en deux Etats devient de plus en plus impossible.
Un Etat palestinien qui serait créé aujourd’hui serait une sorte de « bantoustan » sous contrôle israélien, un Etat fantoche qui ressemblerait aux régions créées sous le régime d’apartheid en Afrique du sud. En effet, je ne crois pas qu’Israël accepterait un vrai Etat palestinien, avec Jérusalem pour capitale.
Quelle serait, alors, la meilleure solution selon vous ?
Sh. S. : Je me suis plongé dans l’histoire pour trouver une alternative. J’en suis arrivé à penser que la meilleure solution qui puisse satisfaire les Palestiniens et les Israéliens ne peut être qu’un Etat binational. Dans l’histoire du sionisme, un grand nombre de penseurs ont défendu cette idée. Cela nous permettrait de vivre ensemble, Israéliens et Palestiniens, et parallèlement donner une expression nationale à ces identités. Nous pouvons prendre exemple sur la Belgique, sur la Suisse, qui sont aussi des Etats plurinationaux.
Je suis venu à défendre cette idée en réalisant l’attachement des Palestiniens à Jaffa ou Haïfa [deux villes où les Arabes ont été expulsés par les forces armées israéliennes en 1948, NDRL.]. Tous les leaders du Hamas, à Gaza, sont des enfants de réfugiés de 1948. Cet attachement ne disparaîtra pas et deux Etats séparés ne leur donneront pas l’accès à ces villes [qui font partie de l’Etat israélien selon le plan de partage de l’ONU de 1947, NDLR.]. Donc une solution binationale serait plus juste.
Mais ça, c’était jusqu’au 7-Octobre. Depuis, je suis désespéré. Donc quand Emmanuel Macron annonce reconnaître la Palestine, je le soutiens. Sans illusion.
Vous disiez qu’au cours de l’histoire, un certain nombre de penseurs du sionisme ont défendu un Etat binational. Lesquels et pourquoi ?
(…)
En 1925, un groupe d’intellectuels juifs fonde Brit Shalom, l’« Association pour la paix », qui prône le rapprochement entre les Juifs et les « Indigènes ». Parmi les membres de ce groupe, le philosophe juif Martin Buber (1878–1965), a défendu toute sa vie un Etat binational. Il faut aussi citer Judah Magnes (1877–1948), le fondateur de l’université hébraïque de Jérusalem, qui était sioniste mais qui s’opposait à la création d’un Etat juif séparé.
Enfin, il ne faut pas oublier Hannah Arendt (1906–1975). Elle a soutenu le sionisme, mais a toujours insisté sur l’importance de la coexistence avec les « Indigènes ». Dès 1948, elle insiste sur le fait qu’un Etat exclusivement juif ne pourra pas vivre en paix au Proche-Orient et qu’il sera condamné à traverser une guerre tous les dix ans.
La solution binationale était une idée à la fois morale et pragmatique : pour vivre en paix dans le monde arabe, il fallait construire un Etat incluant les gens qui habitaient déjà là.
(…) Le plus important est que les Palestiniens des territoires occupés obtiennent des droits, humains et civiques.
Même si Israël est aujourd’hui un Etat binational de fait, mais un Etat d’apartheid, n’est-ce pas une totale utopie de défendre une solution à un Etat, quand on voit le niveau de violence et de haine de part et d’autre ?
Sh. S. : (…)
Nous sommes aujourd’hui face à deux élites politiques qui ne se reconnaissent pas l’une l’autre. Le gouvernement de Netanyahou ne reconnaît pas le peuple ou l’identité palestinienne. Parallèlement, le Hamas ne reconnaît pas une identité et un peuple israélien. (…)
Justement, est-ce que vous voyez du soutien, côté palestinien, pour un Etat binational ?
Sh. S. : Beaucoup de réfugiés palestiniens aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, défendent un seul Etat démocratique, mais ceux qui soutiennent un Etat binational sont plus rares, parce qu’une grande partie d’entre eux ne reconnaissent pas l’identité israélienne. Je comprends, ce n’est pas simple. Mais c’est l’une des faiblesses des Palestiniens de ne pas reconnaître que le sionisme a créé deux peuples en Palestine : un peuple palestinien et un peuple israélien.
Historiquement, des intellectuels palestiniens ont également défendu la création d’un Etat binational. Edward Saïd (1935–2003), par exemple, a d’abord pris position en faveur de deux Etats mais il a ensuite changé d’avis, estimant qu’un Etat palestinien ne pouvait pas être créé au vu de l’intrication des populations. Beaucoup d’autres Palestiniens sont pour un Etat binational.
Y compris aujourd’hui, au sein de la population palestinienne en Cisjordanie ?
Sh. S. : C’est très difficile de savoir ce que les gens pensent en Cisjordanie. Le fait que l’Autorité palestinienne, contrôlée par le Fatah de Mahmoud Abbas, refuse d’organiser des élections depuis 2006 montre qu’il n’a pas de majorité dans la population.
Je crains qu’actuellement une grande majorité de Palestiniens soutienne le Hamas. Dans l’histoire, l’expression de la force a toujours attiré les masses. Le Hamas a commis des atrocités le 7-Octobre et le fait qu’Israël ait ensuite multiplié ces atrocités dans la bande de Gaza ne change rien au fait que les actes du Hamas doivent être qualifiés d’atrocités. Malheureusement, je n’entends pas assez de critiques des Palestiniens à l’égard du Hamas.
(…)
Dans votre livre, écrit avant le 7 octobre 2023, vous écrivez que la région semblait condamnée à traverser des catastrophes avant que l’égalité et la justice trouvent le moyen de s’imposer. Après les massacres du Hamas et après plus d’un an de guerre génocidaire à Gaza, avez-vous encore de l’espoir ?
Sh. S. : J’y crois moins et je suis désespéré. Par la cruauté du Hamas et par la cruauté du gouvernement israélien qui poursuit le massacre à Gaza.(…)
