Critiquer la poli­tique d’un État est un droit fonda­men­tal et ne saurait consti­tuer une apolo­gie du terro­risme

Critiquer la poli­tique d’un État est un droit fonda­men­tal et ne saurait consti­tuer une apolo­gie du terro­risme
 
Patrick Baudouin, président de la Ligue des droits de l’homme ; Rony Brau­man, méde­cin, ex-président de Méde­cins sans fron­tières ; Jean-Paul Chagno­laud, profes­seur émérite des univer­si­tés ; Antoine Comte, avocat à la cour d’ap­pel de Paris ; Evelyne Sire-Marin, magis­trate hono­raire, ex-prési­dente du Syndi­cat de la magis­tra­ture.

Alors qu’Em­ma­nuel Macron a remis le droit inter­na­tio­nal au cœur de la ques­tion israélo-pales­ti­nienne, des citoyens sont pour­sui­vis en justice lorsqu’ils s’y réfèrent dans des tracts, s’alarme un collec­tif
Certains s’en féli­ci­te­ront, tout en soupi­rant à bas bruit, « enfin ». D’autres peut-être s’en déso­le­ront. Mais toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté ne pense­ront qu’une seule chose : peut-être que les massacres vont s’ar­rê­ter, peut-être que fina­le­ment l’hu­ma­nité pour­rait l’em­por­ter dans toute cette horreur inter­mi­nable.
Car la tribune du roi de Jorda­nie, Abdal­lah II, du président de la Répu­blique égyp­tienne, Abdel Fattah Al-Sissi, et du président de la Répu­blique française, Emma­nuel Macron, publiée dans Le Monde du 10 avril 2024, remet le droit inter­na­tio­nal au cœur de la ques­tion israélo-pales­ti­nienne, en réaf­fir­mant le respect de toutes les vies et en condam­nant toutes les viola­tions du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire, qui jalonnent depuis le 7 octobre 2023 les massacres que tous ont connus et connaissent encore. Et ils rappellent que leur demande pour un cessez-le-feu immé­diat à Gaza se fonde sur les réso­lu­tions 2720 et 2728 du Conseil de sécu­rité des Nations unies, qui exigent préci­sé­ment cela de toutes les parties.
La procla­ma­tion de ces trois chefs d’Etat de l’in­dis­pen­sable respect du droit huma­ni­taire inter­na­tio­nal s’ac­com­pagne de tout ce qui a été perdu de vue depuis des décen­nies dans cette région si déchi­rée : « Nous deman­dons instam­ment qu’il soit mis fin à toutes les mesures unila­té­rales, notam­ment les acti­vi­tés de colo­ni­sa­tion et la confis­ca­tion de terres. Nous exhor­tons égale­ment Israël à empê­cher la violence des colons. Nous souli­gnons la néces­sité de respec­ter le statu quo histo­rique et juri­dique des lieux saints musul­mans et chré­tiens de Jéru­sa­lem (…). »
Enfin, en prônant la solu­tion de deux Etats confor­mé­ment au droit inter­na­tio­nal et aux réso­lu­tions perti­nentes du Conseil de sécu­rité, les chefs d’Etat ancrent défi­ni­ti­ve­ment le droit inter­na­tio­nal comme seul remède à la haine et comme seule solu­tion pour la paix.
Mais alors, que deviennent tous ces écrits, commu­niqués, tracts qui servent de fonde­ment à toutes les procé­dures dili­gen­tées par les parquets pour apolo­gie du terro­risme ? Et qui parfois maladroi­te­ment, ou de manière véhé­mente, mais toujours dans l’émo­tion légi­time, n’ont eux aussi fait que se réfé­rer aux viola­tions du droit inter­na­tio­nal, droit que la France notam­ment a affirmé et soutenu depuis plusieurs décen­nies dans l’en­ceinte des Nations unies ? Fallait-il mettre à mal la liberté d’ex­pres­sion, fût-elle exces­sive ou provo­ca­trice, à travers ces procé­dures ? Alors même que la Cour euro­péenne des droits de l’homme, notre bous­sole juri­dique et judi­ciaire en Europe, a pour­tant toujours rangé cette liberté parmi les socles indis­pen­sables à une société démo­cra­tique, rappe­lant, dans une déci­sion du 11 juin 2020, que « la liberté d’ex­pres­sion consti­tue l’un des fonde­ments essen­tiels d’une société démo­cra­tique et l’une des condi­tions primor­diales de son progrès et de l’épa­nouis­se­ment de chacun. Elle vaut non seule­ment pour les infor­ma­tions ou les idées accueillies avec faveur ou consi­dé­rées comme inof­fen­sives ou indif­fé­rentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le plura­lisme, la tolé­rance et l’es­prit d’ou­ver­ture sans lesquels il n’est pas de société démo­cra­tique ».
Utili­sa­tion de mots consa­crés
Alors où va la démo­cra­tie française ? Après de multiples atteintes portées aux liber­tés d’as­so­cia­tion et de mani­fes­ta­tion, après le vote de lois dont le Rassem­ble­ment natio­nal s’en­thou­siasme d’en inspi­rer la philo­so­phie, fallait-il atten­ter à celle des liber­tés fonda­men­tales qui est le fonde­ment même d’une société démo­cra­tique dont la seule limite est l’ex­clu­sion des détes­tables appels à la violence et à la haine ? Quelle est la valeur de la parole inter­na­tio­nale de la France quand elle-même met en place une police de la pensée qui en incri­mine le sens et les termes ?
En effet, une loi de 2014, en reti­rant l’apo­lo­gie du terro­risme commise publique­ment de la loi de 1881 sur la liberté de la presse pour l’in­té­grer à la procé­dure commune, laisse appa­raître aujourd’­hui sa fonc­tion réelle : éviter les protec­tions de la pensée mises en place depuis plus d’un siècle de débats répu­bli­cains, et écar­ter les pres­crip­tions de la Conven­tion euro­péenne de sauve­garde des droits de l’homme et des liber­tés fonda­men­tales, dont la Cour répète souvent – à la France notam­ment – que l’ar­ticle 10 « ne laisse guère de place à des restric­tions à la liberté d’ex­pres­sion dans le domaine des discours poli­tiques ».
Ces procé­dures d’apo­lo­gie du terro­risme se déroulent dans le cadre d’enquêtes préli­mi­naires avec convo­ca­tion en audi­tion libre mention­nant seule­ment l’in­frac­tion visée. La personne enten­due, avec présence possible de l’avo­cat, découvre les propos repro­chés au travers des ques­tions du poli­cier, qui, outre de possibles déra­pages sur les convic­tions reli­gieuses ou l’ap­par­te­nance poli­tique, révèle l’objet des pour­suites basé sur l’uti­li­sa­tion de mots consa­crés par le droit inter­na­tio­nal : colo­nia­lisme, appro­pria­tion des terres dans les terri­toires occu­pés, résis­tance à l’oc­cu­pa­tion, dénon­cia­tion de crimes commis. C’est au mépris des textes inter­na­tio­naux inté­grés à la hiérar­chie des normes françaises que des instruc­tions ont pu être données par la chan­cel­le­rie au parquet de pour­suivre de tels propos.
Pour­tant, la critique de la poli­tique d’un Etat, y compris celle de la France, qui paraît avoir oublié les prin­cipes qu’elle a défen­dus, est un droit fonda­men­tal reconnu aux citoyens dans un système démo­cra­tique. Elle ne saurait consti­tuer une apolo­gie du terro­risme pour l’évi­dente raison que, fina­le­ment, le chef de l’Etat français, et ceux qui signent avec lui la tribune, se réap­pro­prient les fonde­ments du droit inter­na­tio­nal, que beau­coup n’ont fait que rappe­ler à l’oc­ca­sion de ces procé­dures.
Et il est bon de se souve­nir de la formule de Victor Hugo pendant les débats sur la loi sur la presse – « La souve­rai­neté du peuple, le suffrage univer­sel, la liberté de la presse sont trois choses iden­tiques » – pour s’in­ter­ro­ger sur ce qui est mani­fes­te­ment perdu aujourd’­hui dans la démo­cra­tie française

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