« De la démo­cra­tie en França­frique »

Histoire : de la démo­cra­tie en França­frique

 

Dans leur dernier ouvrage, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla proposent une passion­nante « histoire de l’im­pé­ria­lisme élec­to­ral ».

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Après avoir étudié l’his­toire du franc CFA, « l’arme invi­sible de la França­frique », la jour­na­liste Fanny Pigeaud et l’éco­no­miste Ndongo Samba Scylla s’at­taquent à un nouvel instru­ment de domi­na­tion, qui n’est pas commu­né­ment perçu comme tel : le proces­sus élec­to­ral. Si « élec­tion » et « démo­cra­tie » paraissent syno­nymes depuis l’avè­ne­ment du libé­ra­lisme, les deux auteurs rappellent que, depuis les penseurs grecs de l’An­tiquité jusqu’à ceux des Lumières, l’élec­tion, contrai­re­ment au tirage au sort par exemple, était appré­hen­dée comme un méca­nisme de sélec­tion permet­tant d’em­pê­cher la démo­cra­tie, c’est-à-dire l’ac­cès au pouvoir des classes popu­laires. Cette démo­cra­tie est ainsi forte­ment conno­tée péjo­ra­ti­ve­ment parmi les élites, même répu­bli­caines, jusqu’au milieu du XIXe siècle. Le discours change lorsque le concept de démo­cra­tie est vidé de sa substance et réduit à celui de système repré­sen­ta­tif permet­tant le main­tien au pouvoir de la bour­geoi­sie, légi­timé par un suffrage dont le carac­tère univer­sel n’est concédé que progres­si­ve­ment et tardi­ve­ment (1945 en France).

Droit impé­rial
Le livre s’in­té­resse ensuite à l’en­vers de la médaille répu­bli­caine : l’in­tro­duc­tion des systèmes repré­sen­ta­tifs au sein de l’em­pire colo­nial français et les efforts inces­sants d’abord pour en exclure les colo­ni­sés, puis pour réduire leur poids poli­tique. Cela passe par l’in­ven­tion d’un droit colo­nial qui exclut de la citoyen­neté (régime de l’in­di­gé­nat) ou n’ac­corde qu’une citoyen­neté de seconde zone (sous-repré­sen­ta­tion, doubles collèges élec­to­raux), mais égale­ment par la mani­pu­la­tion, l’ins­tru­men­ta­li­sa­tion d’élites rede­vables, la corrup­tion, la fraude et les répres­sions inces­santes. Au milieu du XXe siècle, ces méthodes (et de plus violentes au besoin) perdurent pour sélec­tion­ner les diri­geants afri­cains de confiance qui se verront par la suite confier les rênes des indé­pen­dances, lorsque la France y sera accu­lée, dans le respect des inté­rêts colo­niaux. Entre-temps, ils auront aussi permis d’ob­te­nir un vote « oui » au réfé­ren­dum de 1958 instau­rant la Commu­nauté française, notam­ment au Niger qui menaçait de suivre l’exemple « séces­sion­niste » guinéen.

« Démo­cra­tie de basse inten­sité »
Des années 1960 aux années 90, c’est la période des régimes à parti unique ou assi­mi­lés, enca­drés par la coopé­ra­tion française, ponc­tués de coups d’État souvent perpé­trés contre les diri­geants qui voudraient s’éman­ci­per de la tutelle française. Avec l’avè­ne­ment du multi­par­tisme, plus ou moins de façade, succède une ère de « démo­cra­tie de basse inten­sité », soute­nue par la commu­nauté inter­na­tio­nale. Pour béné­fi­cier d’un vernis de légi­ti­mité qui en fasse des inter­lo­cu­teurs accep­tables, les élites diri­geantes afri­caines doivent béné­fi­cier de scru­tins « apai­sés » et de résul­tats « crédibles ». Mais l’objec­tif reste bien la stabi­lité et le main­tien du statu quo néoli­bé­ral, et n’em­pêche en rien les mandats succes­sifs ou les succes­sions dynas­tiques. Dans ce cadre, les auteurs étudient la pour­suite des ingé­rences élec­to­rales françaises jusqu’à la période la plus récente. Le cas de la Côte d’Ivoire et de la crise élec­to­rale de 2011 qui s’est soldée par l’in­ter­ven­tion des blin­dés français, fait notam­ment l’objet d’un chapitre entier. Avec l’exemple du Séné­gal entre 2019 et 2023, les auteurs analysent aussi toutes les manœuvres d’in­gé­nie­rie élec­to­rale (élimi­na­tion judi­ciaire des oppo­sants, remo­de­lage partial du fichier élec­to­ral et du fichier d’État civil, recours aux tech­no­lo­gies du Big Data, etc.) qui visent un véri­table « eugé­nisme élec­to­ral » pour obte­nir le même résul­tat, mais plus discrè­te­ment, que des fraudes plus clas­siques.

Cette longue histoire de discré­dits de la « démo­cra­tie » explique pour partie le soutien popu­laire dont ont béné­fi­cié les auteurs des récents coups d’État mili­taires surve­nus au Sahel. Elle permet égale­ment de comprendre que les mouve­ments de soli­da­rité avec les peuples afri­cains ne sauraient limi­ter leurs reven­di­ca­tions à l’exer­cice d’un droit de vote, même formel­le­ment libre.

De la démo­cra­tie en França­frique. Une histoire de l’im­pé­ria­lisme élec­to­ral, de Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, La Décou­verte, 384 pages, 22 euros.

Raphaël Gran­vaud

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