Editorial du « Monde ». La scène qui s’est déroulée, mercredi 19 mai, à Paris, alors que la capitale regoûtait au plaisir des terrasses, restera dans les annales. Des milliers de policiers, chauffés à blanc, ont manifesté devant l’Assemblée nationale pour réclamer davantage de moyens et exiger plus de sévérité à l’encontre de leurs agresseurs.
Venus exprimer leur colère après le meurtre, le 5 mai, du brigadier Eric Masson à Avignon et l’attaque au couteau qui a coûté la vie à une fonctionnaire administrative d’un commissariat de Rambouillet (Yvelines), le 23 avril, ils ont vu apparaître dans leurs rangs le ministre de l’intérieur ainsi que de nombreux élus de droite et de gauche. « Je suis venu pour soutenir tous les policiers, comme tous les Français », a déclaré le ministre de l’intérieur, assumant pleinement la transgression qu’il était en train d’accomplir.
Il est tout sauf banal de voir un membre du gouvernement, dont la politique est ouvertement décriée par les manifestants, participer au défilé organisé par ces mêmes manifestants devant le palais Bourbon, où siègent les représentants du peuple. La démonstration de force tentée par les policiers n’avait, certes, rien de « factieux », contrairement à ce qu’a affirmé Jean-Luc Mélenchon, l’un des rares représentants politiques à l’avoir boudée. Elle a même pu apparaître en deçà des attentes des organisateurs, qui, au-delà de la forte mobilisation des policiers, espéraient susciter un puissant élan citoyen.
« On ne peut pas tout démolir… »
Mais le vocabulaire très droitier utilisé par les syndicalistes qui ont harangué la foule, les vives attaques dirigées contre la justice, l’exigence de mesures rejetée le matin même par le gouvernement, tout cela créait ce qu’on appelle un climat. Le ministre de l’intérieur ne pouvait en aucun cas s’en montrer complice, sauf à apparaître lui-même comme opposant à son collègue garde des sceaux, qui défendait l’après-midi même à l’Assemblée nationale son projet de loi « pour la confiance » dans la justice.
« La ligne rouge qu’on ne doit pas dépasser, c’est le respect qu’on doit aux institutions… On ne peut pas tout démolir… N’opposez pas, s’il vous plaît, deux grandes institutions de la République », a riposté Eric Dupond-Moretti quelques heures plus tard dans l’Hémicycle, en s’inquiétant par ailleurs de « la désinformation » ambiante.
Gérald Darmanin n’avait pas décidé seul de se rendre à la manifestation. Il avait notamment reçu l’aval du premier ministre, soucieux de montrer que le gouvernement n’est pas insensible à l’émotion des policiers. Depuis le meurtre d’Avignon, une mesure a été validée : l’extension à trente ans de la période de sûreté pour les personnes condamnées à perpétuité pour un crime contre un policier ou un gendarme. Cela n’a pas suffi à calmer la fronde. Les syndicats veulent un symbole : le rétablissement des peines planchers, l’une des mesures-phares des années Sarkozy. Son application s’était heurtée au principe de l’individualisation des peines, l’un des fondements de notre pacte démocratique.
En se rendant à la manifestation, Gérald Darmanin ne pouvait ignorer le climat de surenchère qui accompagne les questions sécuritaires. Il ne pouvait ignorer que la campagne des élections régionales de juin, sur fond de rivalités entre la droite et l’extrême droite, encourage sur ce sujet les propositions les plus démagogiques. Sa présence n’a pas conforté l’Etat. Elle l’a affaibli en mettant en scène un ministre à la remorque de ses troupes au lieu d’en être le chef.
Le Monde