« Regards » le 20 mai
Hier, alors qu’on pouvait savourer nos premières bières en terrasse, certains se sont interrogés : mais qu’est donc allée faire une partie de la gauche à la manifestation à l’appel des très droitiers syndicats de police ? Ils en veulent à cette gauche qui a défilé hier avec les policiers aux côtés de Gérald Darmanin, Éric Zemmour ou encore Jordan Bardella – et le font savoir haut et fort, notamment sur les réseaux sociaux. Preuve que les insoumis, Génération.s, Le Parti radical de Gauche et le Nouveau Parti Anticapitaliste n’étaient pas les seuls à refuser d’y être.
Parce que si les médias ont mis en scène, de manière grossière, l’isolement de Jean-Luc Mélenchon – présenté comme le seul représentant d’un mouvement politique à ne pas se joindre à la mobilisation des policiers – nombreux sont pourtant les syndicats, les associations, les ONG, les collectifs et quelques grandes figures intellectuelles à s’être alarmés de ce qui se jouait, hier, devant le Palais Bourbon – et notamment par la présence de la gauche. La présence d’Olivier Faure (PS), d’Anne Hidalgo (PS), de Fabien Roussel (PCF) ou encore de Yannick Jadot (EELV) a fait grincer des dents, à gauche bien sûr, mais c’est au sein même des organisations que les débats ont été les plus vifs. Loin de l’unanimisme fantasmé par une grande partie de la classe politique et des principaux médias.
Il a fallu attendre mardi soir pour connaitre la décision officielle d’EELV : ira/ira pas – alors que Jadot avait déjà annoncé sa participation dès le début de la journée ? Si l’immense majorité des écologistes n’a pas souhaité se joindre à la mobilisation – à l’instar de Marine Tondelier, de Sandrine Rousseau ou d’Éric Piolle – le communiqué du parti écolo, bien que critique à l’égard de l’initiative, ne formulait aucune consigne claire. Côté PCF, les militants n’ont que peu goûté la séquence de leur patron : quelques jours après être entré en campagne présidentielle sur le thème de la sécurité, sa participation au rassemblement d’hier – qui n’a fait l’objet d’aucun débat – a été vivement contestée et moquée sur les réseaux sociaux.
Pour autant, difficile de trouver les images de Fabien Roussel à la manifestation. Malaise. La tribune de la députée communiste, Elsa Faucillon, dans laquelle elle assume que « l’honneur de la gauche, c’est de ne pas aller au rassemblement », paru hier dans Libé a été fortement partagée. Enfin côté socialistes : « On y est allé par loyauté au parti qui en avait décidé ainsi », lâche un député. Mais les propos de Faure risquent de laisser des traces : « Il faut un droit de regard de la police sur les peines de justice et inventer une collaboration », a-t-il assumé. Et même s’il a fait marche arrière depuis, « c’est une faute politique : l’équivalent de la déchéance de nationalité pour François Hollande », lâche un cadre du PS. Ambiance.
La colère était aussi palpable du côté du mouvement social et des syndicats. Le ton est souvent grave. Et contrairement à ce qui a été martelé, notamment à la tribune du rassemblement hier, tous les syndicats de police n’étaient pas solidaires du mouvement. VIGI-Ministère de l’Intérieur dénonçait dans un communiqué de presse « la récupération du meurtre de leur collègue Eric Masson ». De son côté, Sud Intérieur a commenté l’événement de la journée d’hier : « Un meeting syndical (politique ?) pro-sécuritaire où le pouvoir exécutif a mis la pression sur les pouvoirs judiciaire & législatif ».
Quid des libertés publiques ?
Le Syndicat de la Magistrature n’y va pas par quatre chemins non plus : « s’engouffrer dans l’instrumentalisation des drames récemment vécus par deux fonctionnaires de police est bien commode pour nos élus et ministres : ils espèrent ainsi faire oublier les renoncements des gouvernements qui se sont succédés. Le nouvel horizon que dessinent nos ministres et élus en participant à cette manifestation et en s’associant aux revendications policières, est celui d’une société dans laquelle la police devient une puissance autonome. » Et d’interroger : « Quel est le nom de ce régime ? » Cinglant.
Du côté du mouvement social, la porte-parole d’Attac, Aurélie Trouvé s’est dite inquiète des dérives d’une partie de la gauche : « Cette manifestation s’apparente à un coup de force politique. Une manière de faire pression sur la justice et l’Assemblée nationale pour renchérir sur le sécuritaire. Dans un contexte assez grave de contagion de la société par les idées d’extrême droite, il faut garder des digues et ça commence par ne pas aller manifester avec Darmanin, Bardella ou Zemmour. Ce qui est grave dans cette affaire, c’est surtout d’un point de vue de la reconstruction d’une gauche qui soit solide sur ses valeurs sociales et de l’écologie mais aussi ses valeurs sociétales – et notamment des questions de libertés publiques et de l’égalité réelle. »
L’honneur de la gauche
Chez les intellectuels, d’habitude si prompts à dégainer une tribune, les prises de position restent timides. Peut-être viendront-elles ces jours-ci. Pour le philosophe Michaël Fœssel, « quand une manifestation se tient à moins de 100 mètres de l’Assemblée nationale, elle devrait au moins susciter la prudence. Lorsque ses revendications, notamment quant aux peines automatiques, sont anticonstitutionnelles, elle devient suspecte. Quand elle reçoit le soutien, à une exception notable près, de l’unanimité des partis politiques, elle annonce l’abandon de l’Etat de droit par ceux-là mêmes qui sont censés l’incarner. » De son côté, le sociologue Didier Eribon a salué les mots du communiqué de Jean-Luc Mélenchon : « Merci de sauver l’honneur de la gauche mis à mal par l’effondrement politique et moral du Parti socialiste, des Verts, du Parti communiste. »
Le politiste Bertrand Badie a salué de son côté l’éditorial de Regards qui appelait à ne rien céder à l’extrême droite et à ne pas aller au rassemblement. À noter aussi, l’éditorial de Thomas Legrand, mercredi matin. Face à l’unanimisme médiatique, la voix du journaliste de France Inter sonnait juste : « La situation traduit, non pas la solidarité du gouvernement et des oppositions à l’égard des forces de l’ordre, mais leur incroyable soumission, leur panique face aux exigences de ce que l’on peut appeler le pouvoir de la police ». Enfin, l’historienne Laurence De Cock, bien que « très inquiète pour l’avenir de la gauche », ironise : « L’avantage d’aller manifester auprès du Rassemblement national et aux côtés de la police, c’est qu’il sera désormais difficile de reprocher à une partie de la gauche d’aller manifester avec n’importe qui. » Prenons-le comme ça…
Elsa Faucillon, députée PCF:
https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/elsa-faucillon-pourquoi-je-nirai-pas-manifester-aupres-des-policiers-20210519_L2Q4VPWPAFEZTPW4A3TZJ5DGTQ/