5 décembre 2025

Europe soli­daire. Adam Novak. Soulè­ve­ments de la jeunesse en Asie du Sud : trois pays, trois ans, une crise

Adam NOVAK
Source : https://www.himal­mag.com/poli­tics/nepal-bangla­desh-srilanka-southa­sias-youthquakes
https://www.europe-soli­daire.org/spip.php?arti­cle76623

 

Soulè­ve­ments de la jeunesse en Asie du Sud : trois pays, trois ans, une crise

Trois soulè­ve­ments en trois ans ont ébranlé l’Asie du Sud jusqu’en son cœur. L’Ara­ga­laya [1] au Sri Lanka en 2022, la révo­lu­tion menée par les étudiants au Bangla­desh en juillet 2024, et la révolte de la géné­ra­tion Z au Népal en septembre 2025 ont renversé des gouver­ne­ments et mis à nu les échecs profonds de la démo­cra­tie dans toute la région. Mais tandis que la pous­sière retombe, la ques­tion émerge : que se passe-t-il ensuite ?

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Les révo­lu­tions inache­vées
Au Sri Lanka, la promesse de chan­ge­ment a déjà commencé à s’ai­grir.
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L’ap­proche du pouvoir par le nouveau gouver­ne­ment la trouble. « Il semble qu’ils écoutent la bureau­cra­tie, qui est toujours la même. Ils donnent les mêmes conseils qu’ils donnaient sous le régime Raja­paksa », a observé Satku­na­na­than. Même les anciens poli­ti­ciens de l’op­po­si­tion, autre­fois critiques des lois auto­ri­taires, les embrassent main­te­nant lorsqu’ils sont au pouvoir. « Notre gouver­ne­ment actuel, lorsqu’il était dans l’op­po­si­tion, critiquait la loi sur la sécu­rité en ligne. Mais main­te­nant ils ne veulent pas l’abro­ger, ils veulent seule­ment l’amen­der. »

Le Bangla­desh fait face à une situa­tion encore plus précaire. Zyma Islam a noté certains succès — les partis poli­tiques parlent plutôt que de se battre dans les rues, un chan­ge­ment remarquable pour un pays où le conflit poli­tique violent a été la norme. Mais des courants plus sombres montent.

« Nous voyons l’ex­trême droite deve­nir plus puis­sante, obte­nir davan­tage de voix, menant des acti­vi­tés quoti­diennes de violence, d’agres­sion », a averti Islam. « Ce gouver­ne­ment n’est pas capable de gérer cela. Le Bangla­desh a toujours été une nation très tolé­rante en matière de reli­gion. Bien que nous ayons une très large majo­rité musul­mane, nous étions quand même très tolé­rants. »

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Le plus trou­blant est l’aban­don de la laïcité. « Le Bangla­desh a été créé en tant que nation laïque, en tant que nation où la laïcité était inscrite dans notre consti­tu­tion. Et c’est quelque chose dont nous allons nous débar­ras­ser », a expliqué Islam. Les partis poli­tiques ont convenu de rempla­cer la laïcité par le « plura­lisme » — mais dans un pays à majo­rité musul­mane, elle craint que cela ne signi­fie des voix inégales à la table.

Au Népal, la révo­lu­tion n’a que deux semaines. Les 8 et 9 septembre 2025, des mani­fes­ta­tions contre le gouver­ne­ment sont deve­nues mortelles lorsque les forces de sécu­rité ont tué 19 à 21 jeunes mani­fes­tants. Le lende­main, les mani­fes­tants ont pris d’as­saut et incen­dié le bâti­ment de l’exé­cu­tif. Un gouver­ne­ment inté­ri­maire dirigé par l’an­cienne juge en chef Sushila Karki promet main­te­nant des élec­tions dans les six mois.

Pranaya Rana décrit un mouve­ment dyna­misé mais sans direc­tion. « Le mouve­ment a vrai­ment rejeté les partis poli­tiques presque en gros. Et c’est quelque peu problé­ma­tique parce que nous restons une démo­cra­tie multi­par­tite et nous ne pouvons pas vrai­ment avoir une démo­cra­tie sans partis poli­tiques », a-t-il dit. Les trois prin­ci­paux partis — le Congrès, les marxistes-léni­nistes unifiés et les maoïstes — « repré­sentent toujours une bonne partie de la popu­la­tion. Peut-être pas la géné­ra­tion Z, mais ils ont toujours la volonté du peuple. »

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L’échec du néoli­bé­ra­lisme et la rage des jeunes
Qu’est-ce qui relie ces trois pays ? Harsh Mander voit une géné­ra­tion confron­tée aux débris de promesses brisées.

« Les jeunes aujourd’­hui, dans l’en­semble, ne voient aucun avenir pour eux-mêmes », a argu­menté Mander. « Les emplois, les oppor­tu­ni­tés de travail décent sont très diffi­ciles d’ac­cès. Les systèmes publics, l’édu­ca­tion publique, les soins de santé, ne fonc­tionnent pas comme ils le devraient. D’autre part, nous voyons des niveaux massifs d’iné­ga­lité. En Inde, nos niveaux d’iné­ga­lité aujourd’­hui sont plus élevés qu’ils ne l’étaient sous la domi­na­tion britan­nique. »

Le modèle qui promet­tait la pros­pé­rité a livré l’oli­gar­chie à la place. « Je pense que nous exami­nons les consé­quences de l’échec du néoli­bé­ra­lisme dans son ensemble — l’idée qu’a­vec l’ou­ver­ture de nos écono­mies, une grande richesse serait produite, ce qui a été le cas, mais distri­buée de manière très inégale, mais aussi que des emplois seraient créés par millions et que tout le monde s’en sorti­rait mieux. Et je pense que c’est un échec substan­tiel. »

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Pour les jeunes qui ne connaissent que ce système, la conclu­sion semble évidente : la démo­cra­tie elle-même a échoué. « Ils pensent que c’est ce qu’est la démo­cra­tie, parce que c’est ce que nous connais­sons et donc ça ne marche pas. Nous voulons autre chose. Mais qu’est-ce que cet « autre chose » ? Et avons-nous réel­le­ment expé­ri­menté la démo­cra­tie telle qu’elle est censée fonc­tion­ner ? »

Inter­net : égali­sa­teur et ampli­fi­ca­teur
Les plate­formes de médias sociaux ont trans­formé la protes­ta­tion dans les trois pays — mais avec des effets contra­dic­toires. Au Bangla­desh, Zyma Islam explique : « C’était une révo­lu­tion menée par Face­book, très simi­laire à la façon dont celle du Népal était une révo­lu­tion menée par Discord [9]. Tout s’est fait sur Face­book. »

Inter­net a démo­cra­tisé la voix de manière sans précé­dent. « Ce qu’In­ter­net fait, c’est qu’il égalise les voix de tous », a dit Islam.

(…) « Quand vous diri­gez un gouver­ne­ment basé sur ce qui est le plus proémi­nent sur Face­book, si une certaine idée explose sur Face­book et que vous déci­dez de traduire cela en poli­tique réelle, c’est problé­ma­tique parce que vous n’en­ten­dez pas les voix silen­cieuses, les femmes, les mino­ri­tés reli­gieuses. »

Au Sri Lanka, les médias sociaux ont incubé la résis­tance pendant la pandé­mie. « Pendant la pandé­mie, vous avez vu les gens, en parti­cu­lier les jeunes, utili­ser de plus en plus les médias sociaux parce que c’était le seul moyen de s’ex­pri­mer, d’ob­te­nir des infor­ma­tions », (…)

Mais le rôle d’In­ter­net est à double tran­chant. En Inde, Harsh Mander observe que les chaînes de médias sociaux se déchaînent en haine reli­gieuse. (…)

Le vide dange­reux
Ce qui trouble le plus les inter­ve­nants n’est pas ce que ces mouve­ments ont détruit, mais ce qui pour­rait remplir le vide.(…)

Zyma Islam voit le même schéma émer­ger au Bangla­desh. « Ces émotions à très haute tension que les jeunes ont à propos de la corrup­tion, de la violence d’État tout au long du mandat de Sheikh Hasina [13] — ce que cela a fait, c’est que cela a cana­lisé beau­coup de cela dans la haine », a-t-elle dit. « Pendant que nous parlons de comment récu­pé­rer l’argent qui a été détourné vers Dubaï, pendant que nous parlons de pour­suivre la Ligue Awami, pendant que nous parlons de justice pour les victimes de la révo­lu­tion, nous ne parlons pas néces­sai­re­ment autant de ce à quoi nous ressem­ble­rons en tant que société qui tombait en morceaux, qui doit main­te­nant se recons­ti­tuer. »

Au Népal, Pranaya Rana s’inquiète de la compo­si­tion du cabi­net inté­ri­maire : « rempli d’hommes de caste supé­rieure pour la plupart ». Le moment spec­ta­cu­laire de la révo­lu­tion — les bâti­ments gouver­ne­men­taux en flammes — a éclipsé des ques­tions cruciales de respon­sa­bi­lité. « Ce qui s’est passé la veille le 8 septembre avec le gouver­ne­ment qui a réprimé cette mani­fes­ta­tion paci­fique et a abattu 19 à 21 jeunes Népa­lais de sang-froid, c’est une conver­sa­tion que nous n’avons pas encore eue — sur le fait de tenir ces gens respon­sables. Le chef de la police, le chef de la police armée, ils n’ont pas vrai­ment été inter­ro­gés sur leurs rôles dans ces meurtres. »

Ce qui doit être défendu
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Au Népal, Rana argue : « La consti­tu­tion que nous avons actuel­le­ment, peu importe ses défauts — et elle est impar­faite — a été promul­guée dans des circons­tances très diffi­ciles. Mais main­te­nant il y a des demandes de la part des jeunes Népa­lais pour se débar­ras­ser de la consti­tu­tion et en écrire une nouvelle. Je ne pense pas que nous devrions entrer dans ce proces­sus parce que c’est toute une nouvelle boîte de Pandore. »

La consti­tu­tion, note-t-il, garan­tit « la laïcité et le fédé­ra­lisme et l’in­clu­sion et la repré­sen­ta­tion. Ce sont toutes des choses avec lesquelles nous devrions conti­nuer, et nous ne pouvons pas simple­ment les jeter toutes parce que nous n’ai­mons pas comment elles étaient mises en œuvre ou pas mises en œuvre par le régime précé­dent ».

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L’Asie du Sud à la croi­sée des chemins
Comme Roman Gautam l’a noté en ouvrant la discus­sion, « Il y a telle­ment de paral­lèles entre nos pays et il n’y a certai­ne­ment pas assez de conver­sa­tion sur tout cela. » L’abus des lois sur la cyber­cri­mi­na­lité, l’échec à créer du travail décent, l’em­prise étouf­fante des élites oligar­chiques, la mani­pu­la­tion des divi­sions reli­gieuses et ethniques — tout cela lie l’Asie du Sud ensemble dans la crise.

Les jeunes qui se sont soule­vés au Népal, au Bangla­desh et au Sri Lanka ont raison d’être en colère. Ils ont raison d’exi­ger mieux. Mais la colère seule ne peut pas construire une société juste. Sans une vision claire de l’éga­lité, sans protec­tion pour les mino­ri­tés, sans véri­tables insti­tu­tions démo­cra­tiques, ces révo­lu­tions risquent de deve­nir de simples préludes à quelque chose de pire.

(…)

Le danger n’est pas seule­ment que les révo­lu­tions pour­raient échouer. C’est qu’elles pour­raient réus­sir à démo­lir l’an­cien ordre — seule­ment pour accou­cher de quelque chose de plus auto­ri­taire, de plus violent, de plus exclu­sif que ce qui exis­tait avant. Dans une région où l’es­pace démo­cra­tique se rétré­cit déjà, où le majo­ri­ta­risme reli­gieux est en marche, où la poli­tique de haine trouve des audiences enthou­siastes en ligne, ce danger est terri­ble­ment réel.

La ques­tion à laquelle sont confron­tés les mouve­ments de jeunesse d’Asie du Sud est fina­le­ment simple mais profonde : Quel avenir voulez-vous construire ? Tant que cette ques­tion ne trou­vera pas de réponses enra­ci­nées dans la justice, l’éga­lité et l’in­clu­sion — pas seule­ment la rage contre la corrup­tion — les feux de la révolte pour­raient éclai­rer le chemin vers une obscu­rité plus profonde.

Adam NOVAK


Source : https://www.himal­mag.com/poli­tics/nepal-bangla­desh-srilanka-southa­sias-youthquakes
https://www.europe-soli­daire.org/spip.php?arti­cle76623

Notes
[1] Araga­laya signi­fie « lutte » ou « protes­ta­tion » en cingha­lais, nom donné au mouve­ment de protes­ta­tion de masse de 2022
[2] Maga­zine panré­gio­nal en ligne fondé en 1987, axé sur la poli­tique, la culture et la société en Asie du Sud
[3] « Cara­vane d’amour » en ourdou, orga­ni­sa­tion fondée en 2017 pour lutter contre les violences commu­nau­taires et promou­voir l’har­mo­nie inter­re­li­gieuse en Inde
[4] Natio­nal People’s Power, coali­tion de gauche fondée en 2019 par le Front de libé­ra­tion du peuple jana­tha vimuk­thi peramuna
[5] Loi draco­nienne datant de 1979 qui auto­rise la déten­tion prolon­gée sans procès et a été large­ment utili­sée contre les mino­ri­tés tamoules et musul­manes
[6] Légis­la­tion adop­tée en 2024 qui crimi­na­lise les propos en ligne jugés nuisibles à la sécu­rité natio­nale, large­ment critiquée comme un outil pour faire taire la dissi­dence
[7] Bangla­desh Natio­na­list Party (BNP), parti de centre-droit fondé en 1978 par le géné­ral Ziaur Rahman, prin­ci­pal rival histo­rique de la Ligue Awami
[8] Le peuple madhe­shi, égale­ment appelé madhesi, habite les plaines du Teraï dans le sud du Népal, dont beau­coup ont des liens cultu­rels et linguis­tiques avec le nord de l’Inde. Ils ont histo­rique­ment fait face à la discri­mi­na­tion et se sont battus pour une plus grande repré­sen­ta­tion poli­tique
[9] Discord est une plate­forme de commu­ni­ca­tion conçue à l’ori­gine pour les commu­nau­tés de joueurs, propo­sant des fonc­tions de chat vocal, vidéo et textuel. Lors du soulè­ve­ment népa­lais, les mani­fes­tants ont utilisé des serveurs Discord pour s’or­ga­ni­ser, débattre et même mener des votes en ligne pour la direc­tion inté­ri­maire
[10] Mouve­ment mené par Jaya­pra­kash Narayan contre le gouver­ne­ment de la Première ministre Indira Gandhi dans les années 1970, qui a culminé avec l’état d’ur­gence (1975–77) et a ensuite porté au pouvoir la coali­tion du parti Janata soute­nue par le RSS
[11] Rash­triya Swayam­se­vak Sangh, orga­ni­sa­tion para­mi­li­taire natio­na­liste hindoue fondée en 1925 qui sert de parent idéo­lo­gique au Bhara­tiya Janata Party (BJP) au pouvoir en Inde
[12] Mouve­ment de 2011–12 exigeant une légis­la­tion anti­cor­rup­tion plus stricte, mené par l’ac­ti­viste Anna Hazare, qui a mobi­lisé la colère de la classe moyenne mais a été consi­déré par la suite comme ayant ouvert la voie à l’as­cen­sion du BJP natio­na­liste hindou au pouvoir en 2014
[13] Première ministre du Bangla­desh de 2009 à 2024, diri­geante de la Ligue Awami, contrainte à l’exil lors du soulè­ve­ment de juillet 2024
[14] Espace public et plage popu­laire au cœur de Colombo, capi­tale du Sri Lanka, qui est devenu l’épi­centre des mani­fes­ta­tions de l’Ara­ga­laya en 2022

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Auteur : entre­les­li­gne­sen­tre­les­mots

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