Les adversaires du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement – TAFTA – prétendent que la signature du texte entraînera une révision à la baisse des réglementations sanitaires et environnementales européennes.
Mais n’est-ce pas déjà dans les tuyaux ?
Crise écologique et crise sanitaire
L’aspect le plus visible et le plus immédiat de la crise actuelle est la crise financière exacerbée par le développement incontrôlé de la finance au niveau mondial, la captation des richesses par un petit nombre. Ce modèle néolibéral a amplifié les prédations des ressources de la planète et aggravé la crise écologique sans même en redistribuer équitablement les bénéfices aux catégories sociales populaires.
Ce modèle qui a parallèlement aggravé la crise écologique ne peut trouver de solution dans une fuite en avant, productiviste, même repeinte en vert. Comme la croissance de la même couleur.
La crise écologique se développe à travers 4 composantes : dérèglement climatique, épuisement des ressources naturelles, chute de la biodiversité, crise sanitaire.
La traduction la plus évidente aujourd’hui de celle-ci est l’épidémie mondiale de maladies chroniques que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qualifie de « principal challenge auquel doit faire face l’humanité en ce début de 21ème siècle ». Maladies cardio-vasculaires, cancer, diabète et obésité, maladies respiratoires, maladies mentales … ont en effet supplanté les maladies infectieuses du siècle dernier sur l’ensemble de la planète et pas seulement dans les pays du Nord.
Rendre compte de cette évolution fait de plus en plus appel aux perturbateurs endocriniens (PE).
Les perturbateurs endocriniens
Ce sont des substances nocives qui entrent dans le corps où ils peuvent causer des problèmes de santé en déréglant l’action des hormones. [endocrine = hormonal]
Au début des années 1990, des alligators de la Floride, dont le pénis était resté trop petit pour leur permettre de se reproduire, ont disparu rapidement du lac Apopka, leur habitat naturel. Un pesticide, combiné à d’autres composés chimiques, avait agi à la manière d’une hormone, l’oestrogène, en estompant leurs caractéristiques mâles. Cette histoire, tout comme de nombreuses autres auparavant, a frappé l’imagination populaire : des coquilles d’oeufs trop minces pour assurer la reproduction des oiseaux, des escargots marins en voie d’extinction en raison de la masculinisation de femelles exposées à des produits toxiques et des mammifères victimes de problèmes de reproduction attribuables à une nourriture contaminée. Une douloureuse conclusion s’imposait : l’eau, l’air, la nourriture contaminée étaient en train de mettre en péril la survie même des espèces.
L’Humain allait-il à son tour être « concerné » ? (1)
Quelle est l’importance du problème ?
L’action des perturbateurs du système endocrinien sur les organismes vivants a initialement été mise en évidence chez les animaux. Quelques exemples parmi d’autres : altération de la reproduction des phoques exposés aux PCB ; féminisation de certains poissons mâles exposés aux effluents d’eaux usées d’industries ; masculinisation des serpents femelles exposés au TBT (agent anti-moussant ).
Chez l’Humain, les données commencent à « sortir » : diminution de plus de 40 % du nombre de spermatozoïdes dans les dons de sperme dans certains pays ; nombre important de couples ayant des difficultés à concevoir en France ; augmentation de l’incidence du cancer du testicule en Europe depuis les années 40 : + 50 % en Ecosse entre 1959 et 1984, + 350 % au Danemark entre 1943 et 1989 , + 5 % annuellement en Allemagne et en Pologne ; augmentation du cancer du sein dans les pays développés : en France, leur nombre a plus que doublé en 30 ans (21 211 cas en 1980 et 48 000 nouveaux cas estimés en 2012) ; augmentation du nombre de malformations congénitales : à Paris, pour environ 150 000 naissances par an, la fréquence est passée de 2 % en 1981 à 3,7 % en 2005.
Mesurer l’étendue des dégâts
Dans son édition du 9 juin dernier, le journal Le Monde rend compte de deux études françaises, cherchant à mieux cerner les relations entre santé des enfants et dégradation de l’environnement.
La revue Environment International publie des travaux portant sur des insecticides « classiques », les pyréthrinoïdes, conduite par des chercheurs de l’INSERM, J-F. Viel et C. Chevrier.
Le jour de la réalisation des tests d’aptitudes conduits dans le cadre de l’étude, les enfants les plus exposés à ces insecticides présentaient des capacités de mémorisation et de compréhension verbale significativement inférieures aux autres. Alors que l’exposition in utero ne semble pas avoir eu d’effets sur la cognition, l’exposition directe des enfants dégrade leurs facultés cognitives.
Une autre équipe de chercheurs et cliniciens (revue European Urology) a cherché à mesurer l’impact des pollutions environnementales sur le risque d’hypospadias. Il s’agit d’un défaut de positionnement de l’urètre, qui nécessite un acte chirurgical peu après la naissance. Elle toucherait environ 3 garçons sur 1 000, avec de fortes disparités régionales, et une fréquence en augmentation.
L’analyse des données conduite par les auteurs suggère que les enfants dont la mère est exposée, dans le cadre de son travail, à des perturbateurs endocriniens, présentent des risques significativement accrus.
L’Europe se devait de réagir …
Cette question de santé publique finit par arriver aux oreilles des bureaucrates européens.
En 2009, après quinze ans d’innombrables publications scientifiques, Bruxelles décide d’établir des critères permettant d’identifier et de réglementer ces substances. La date butoir est fixée à décembre 2013. Mais en décembre 2013, il ne se passe rien. Ni en décembre 2014. La publication des critères définissant ces PE est renvoyée … pour plus tard ( !), suspendue à la conduite d’une étude d’impact économique qui apparaissait urgentissime …
Comment en est-on arrivé là ?
Deux ONG – Corporate Europe Observatory (CEO) et Pesticide Action Network (PAN) – ont mené l’enquête. Et ont rendu publics leurs résultats à la mi-mai. HOW THE CHEMICAL LOBBY BLOCKED ACTION ON HORMONE DISRUPTING CHEMICALS
Les deux ONG, de façon indépendante mais au final avec des conclusions similaires, ont donc essayé de reconstituer le fil de l’histoire.
Triste histoire …
En 2009, la direction générale (DG) Environnement de la Commission est mandatée pour mieux définir les PE, avec des critères appropriés. Elle nomme un groupe de scientifiques, conduit par un universitaire anglais pour faire le point sur la question. Le rapport, publié en janvier 2012, s’attire aussitôt les foudres des secteurs de la chimie et des pesticides, qui l’attaquent et inondent de leurs propres expertises d’autres services de la Commission.
Le travail de la DG Environnement est systématiquement bloqué, court-circuité par d’autres services de l’exécutif européen. Même les recommandations, début 2013, de l’Organisation mondiale de la santé et du Programme des Nations unies pour l’environnement, sont sans effet sur les dirigeants européens. Les critères de définition des PE sont finalement enterrés.
Le TAFTA a déjà frappé !
Alors que les élections européennes ont eu lieu en mai 2014, afin d’élire les 751 députés représentant les 28 Etats membres, dès mars 2013, l’industrie américaine des pesticides (CropLife America) et celui de la chimie (l’American Chemistry Council) « travaillent au corps » les responsables de la Commission. Et ne manquent pas de lobbyistes – pardon, de consultants- acharnés.
Leur argument ? La réglementation envisagée « apparaît en contradiction avec les négociations américano-européennes en vue d’un TTIP ».
Tout au long de juin 2013, révèlent les ONG, les contacts entre services de Bruxelles et représentants de l’industrie américaine sont très fréquents, avec en permanence une même « obsession » : une réglementation stricte sur les PE ruinerait la perspective du TTIP.
Déjà sous les coups de butoir de l’industrie européenne, le secrétariat général de la Commission finit par demander, début juillet, que la publication des critères « soit soutenue par une étude d’impact, incluant une consultation publique », notamment en raison « des impacts potentiels sur l’industrie chimique et le commerce international ». Dès lors, la date butoir de décembre 2013 est abandonnée.
Et maintenant ?
La Commission Junker a enfoncé le clou. D’après Le Monde , la DG Environnement est désinvestie de son rôle moteur dans la construction de la réglementation, qui ne verra pas le jour avant 2017. Au mieux.
Les adversaires du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) prétendent que la signature du texte entraînera une révision à la baisse des réglementations sanitaires et environnementales européennes.
Hélas, cela a déjà commencé.
Bruno Riondet, 28 juin 2015
(1) Le roman A demain sous l’arc-en-ciel … (Bruno Riondet, Société des écrivains, 2012) met en scène la question des liens des PE avec la santé à travers l’histoire (à peine) romancée d’un ancien ouvrier agricole.