L’Ex­press, 20–02–2023. Extraits de l’in­ter­view de Clémen­tine Autain: « le débat sur les retraites révèle trois choix de société »

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Devez-vous plus écou­ter les syndi­cats, et notam­ment Philippe Marti­nez qui n’est pas le plus modéré, quand ils disent aux dépu­tés de se calmer et de se mettre au boulot ?

Nous portons la colère dans l’hé­mi­cycle, et il le faut. Il y a une ligne de crête à tenir : assu­mer l’as­pé­rité et la passion sans tomber dans la suren­chère ou la cari­ca­ture. N’ou­blions jamais que le niveau de radi­ca­lité ne se mesure pas à l’in­fla­tion des invec­tives. L’enjeu, ce n’est pas de se confor­mer à la bien-pensance mais de conqué­rir une majo­rité dans le pays pour gouver­ner. C’est cette majo­rité que l’in­ter­syn­di­cale, unie de façon inédite, parvient à faire descendre dans la rue de semaine en semaine. Il y a cette phrase de Shakes­peare que je garde en tête : « C’est à l’en­droit où l’eau est la plus profonde qu’elle est la plus calme. »

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Il y a un déca­lage entre le ton et les mots à l’As­sem­blée et l’es­prit, respon­sable, de la rue. Les rôles s’in­versent.

Non, je crois que les Français sont très remon­tés contre un gouver­ne­ment qui veut impo­ser coûte que coûte une loi de régres­sion sociale. Ils l’ex­priment en mani­fes­tant massi­ve­ment, avec leurs enfants, en chan­tant. L’ap­pré­cia­tion de la violence, c’est toujours très subjec­tif vous savez. Bala­dez-vous en manif, et certaines choses peuvent appa­raître violentes, comme l’ef­fi­gie d’Éli­sa­beth Borne pendue à Marseille. Mais cette agres­si­vité symbo­lique, carna­va­lesque, n’est rien au regard de la violence concrète, massive, physique et psychique, d’une loi qui va trans­for­mer les deux plus belles années de retraite en deux pires années de travail.

Il y en a une qui se délecte de cette situa­tion à l’As­sem­blée natio­nale, c’est Marine Le Pen. Ça ne vous choque pas de la voir prendre l’avan­tage ?

Il y a une course contre la montre qui est enga­gée entre la Nupes et l’ex­trême droite. À la fin, ce sera eux ou nous. Le débat sur les retraites révèle les trois choix de société qui s’offrent aux Français. Celui du gouver­ne­ment visant à accé­lé­rer les poli­tiques néoli­bé­rales qui ont été menées partout en Europe, creu­sant les inéga­li­tés, valo­ri­sant le capi­tal contre le travail, brisant les services publics. Celui de l’ex­trême droite avec sa poli­tique nata­liste comme réponse à l’équi­libre finan­cier de notre système de retraite et au fantasme déli­rant du « grand rempla­ce­ment » : on y retrouve le cœur de son projet, mêlant xéno­pho­bie et sexisme. Et enfin, le nôtre qui vise le partage des richesses, des pouvoirs et des temps de la vie, qui cible le progrès social et écolo­gique.

Le RN n’est pas du tout comme un pois­son dans l’eau dans ce moment poli­tique ! Il est étran­ger au mouve­ment social, pour­tant clé de la victoire, et ne mène pas la bataille à l’As­sem­blée. Marine Le Pen ne devrait pas oublier que les Français ont à chaque fois voté Emma­nuel Macron pour l’éli­mi­ner, pour empê­cher l’ac­ces­sion de l’ex­trême droite au pouvoir. Le RN est l’as­su­rance vie de la Macro­nie. Nous sommes l’al­ter­na­tive.

N’est-ce pas un excès de confiance ? Le rejet de Jean-Luc Mélen­chon doit être plus fort puisque lui n’a même pas pu accé­der au second tour.

La condi­tion de réus­site pour la gauche, c’est de ne pas se créer nous-mêmes des plafonds de verre, de réus­sir le rassem­ble­ment de la Nupes dans la durée, et de conti­nuer à travailler. Rien ne serait pire que de nous dire que nous avons déjà tout, programme et stra­té­gie. Nous avons encore du pain sur la planche. Et une immense respon­sa­bi­lité : le moment, la séquence actuelle, montre que nos partis pris entrent en écho avec le pays. Ma convic­tion est que nous pouvons gagner non seule­ment sur les retraites mais aussi dans le pays.

Quand on se balade dans les mani­fes­ta­tions, il y a certes beau­coup de Français. Ce sont les petites et moyennes villes qui sont hyper­mo­bi­li­sées. Une France « péri­phé­rique » qui est loin d’être le terreau de l’élec­to­rat de Jean-Luc Mélen­chon et de la France insou­mi­se…

Le moment dont je parle, c’est celui d’une grande fatigue à l’égard de la poli­tique d’Em­ma­nuel Macron, devenu le président des ruines. Tout ce qui permet de faire société disjoncte. Les Français n’en peuvent plus de tout ce qui dysfonc­tionne : l’hô­pi­tal, l’école, les trans­ports… Et de tout ce qui s’épuise : le pouvoir de vivre dans la dignité comme les ressources natu­relles. La bonne nouvelle, c’est que la rési­gna­tion recule. Le mouve­ment actuel l’at­teste. La respon­sa­bi­lité de la Nupes est donc immense. Nous devons rester soudés car il n’y aura pas de victoire sans unité à gauche. Fer de lance de la Nupes, la France Insou­mise en porte évidem­ment une respon­sa­bi­lité parti­cu­lière. Nous avons à conso­li­der nos forces et à conqué­rir de nouveaux secteurs de la société. Il nous faut lutter contre l’abs­ten­tion, notam­ment chez les jeunes et dans les milieux popu­laires. Le constat de François Ruffin sur notre défi­cit dans les zones péri­ur­baines, les petites villes, la rura­lité, doit être pris au sérieux. Je ne repren­drai pas en revanche l’ex­pres­sion de « France péri­phé­rique »…

Pourquoi ?

Parce que je n’aime pas divi­ser la France en morceaux et que les banlieues comme chez moi en Seine-Saint-Denis, c’est aussi la péri­phé­rie. S’il faut parler des spéci­fi­ci­tés des diffé­rents terri­toires délais­sés, nous devons cher­cher ce qui peut fédé­rer. Or je constate qu’il y a des simi­li­tudes entre la réalité vécue par les habi­tants de banlieues métro­po­li­taines et ceux des bourgs, des ronds-points : le senti­ment d’aban­don et de déclas­se­ment, la dispa­ri­tion ou la dété­rio­ra­tion des services publics, la dévi­ta­li­sa­tion écono­mique, les commerces de proxi­mité à la peine L’exi­gence d’éga­lité entre les terri­toires peut deve­nir un ciment. Quand une gare ferme en Occi­ta­nie et que les travaux indis­pen­sables ne sont pas réali­sés sur le RER B, quand une mater­nité ferme dans la Creuse et que les urgences sont sursa­tu­rées dans les quar­tiers nord de Marseille… Il y a du commun dans les problèmes dénon­cés et les solu­tions à appor­ter.

La course à la compé­ti­ti­vité et la loi du profit se réper­cutent sur le déve­lop­pe­ment terri­to­rial. Il y a une géogra­phie du capi­tal, pour reprendre le terme du géographe David Harvey. Histo­rique­ment, la gauche s’est d’abord concen­trée sur l’éga­lité sociale, c’est-à-dire le partage des richesses et la lutte des classes, puis elle a pris en compte les inéga­li­tés face aux discri­mi­na­tions racistes et sexistes. Aujourd’­hui, il faut que la gauche s’ap­pro­prie l’éga­lité terri­to­riale. Ma convic­tion est qu’il ne faut pas oppo­ser banlieues popu­laires et zones rurales, péri­ur­baines. Il ne faut rien retran­cher dans notre discours qui a convaincu dans les quar­tiers popu­laires mais cher­cher à élar­gir et à fédé­rer.

C’est l’un des constats posés par François Ruffin, mais lui y adosse la ques­tion du travail, aban­don­née par la gauche, elle aussi.

Il a raison de parler du travail. C’est essen­tiel. Pour ma part, je plaide pour que nous parlions de la valeur du travail, et non de la « valeur travail ». Ce ne sont pas que des mots. Il ne doit pas y avoir d’op­po­si­tion entre le droit à la paresse et la valo­ri­sa­tion du travail. Dans l’his­toire de la gauche, on a toujours avancé sur ces deux pieds : nous avons conquis la réduc­tion du temps de travail, les congés payés, etc., et nous avons bataillé pour un travail qui ait du sens, pour la recon­nais­sance de celles et ceux qui produisent des richesses. Ce sont des batailles pour obte­nir du temps libéré de la contrainte marchande et pour que le travail soit consi­déré, valo­risé. Ce n’est pas l’op­po­si­tion, si chère à la droite, entre les chômeurs et les travailleurs que nous portons mais entre les reve­nus du travail et ceux du capi­tal. L’en­nemi du travailleur au SMIC, ce n’est pas le voisin de palier au RSA. Pour qu’il vive mieux, il faut surtout que les hyper-riches et les grands groupes contri­buent au bien commun au lieu d’em­po­cher des profits sans limites. L’autre ques­tion fonda­men­tale à porter pour gagner, et qui arti­cule le social et l’éco­lo­gie, c’est celle des besoins. Il faut adap­ter l’ap­pa­reil produc­tif à nos besoins véri­tables, quand la logique actuelle nous amène à produire toujours plus pour répondre à des besoins super­flus.

Autre­ment dit la décrois­sance. Or chez François Ruffin, n’y a-t-il pas plutôt un fond de souve­rai­nisme ?

Il y a un impé­ra­tif écolo­gique qui nous oblige à relo­ca­li­ser l’éco­no­mie. Tel est le sens de l’his­toire. La gauche doit être capable d’at­taquer la logique consu­mé­riste car c’est elle dont on crève aujourd’­hui. Elle détruit la planète mais aussi nos désirs, nos imagi­naires. On a suscité chez les gens des pulsions, l’en­vie de se distin­guer des autres par l’acte d’achat, la posses­sion d’objets et le port de marques. C’est une méca­nique vide de sens et dange­reuse. La gauche doit donc être porteuse d’un autre récit, d’un autre sens pour la société, d’un autre moteur pour nos exis­tences. Notre objec­tif n’est pas que les jeunes rêvent d’être milliar­daires, mais qu’ils aspirent à être heureux.

(…)La mobi­li­sa­tion actuelle entre en écho avec le cœur du discours poli­tique que nous portons. Avec l’ac­cé­lé­ra­tion du rythme poli­tique, ça peut aller beau­coup plus vite qu’entre 68 et 81. Nous devons nous prépa­rer à gagner.

N’ou­bliez-vous pas un para­mètre en prenant exemple sur 1981. Il y avait certes des circons­tances, mais il y avait surtout une incar­na­tion : François Mitter­rand. Alors qui à gauche pour 2027 ? François Ruffin, celui qui a dressé le constat ?

Si on est mûr pour la victoire, on trouve toujours une incar­na­tion ! Pour l’ins­tant, la Nupes est chorale. Quand il faudra dési­gner un ou une, on verra bien qui est le ou la mieux placé.

Faudra-t-il un système de dési­gna­tion, une primaire en somme, pour sortir un ou une candi­date de cette chorale qu’est la Nupes ?

Il faudra bien trou­ver une méthode pour dési­gner une candi­da­ture Nupes, condi­tion pour gagner. L’enjeu pour l’heure est de raffer­mir l’union. Commen­cer par cher­cher le leader plutôt qu’un projet et une dyna­mique en commun, c’est l’as­su­rance d’al­ler droit dans le mur.

Jean-Luc Mélen­chon n’est donc plus la seule équa­tion possible ?

Il est le premier à dire qu’il n’est pas candi­dat à sa succes­sion. Il faut l’en­tendre.

Le retour d’Adrien Quaten­nens, qui a posé une ques­tion dès la première semaine de débat sur les réformes des retraites, brouille-t-il ce « moment poli­tique » ?

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