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Devez-vous plus écouter les syndicats, et notamment Philippe Martinez qui n’est pas le plus modéré, quand ils disent aux députés de se calmer et de se mettre au boulot ?
Nous portons la colère dans l’hémicycle, et il le faut. Il y a une ligne de crête à tenir : assumer l’aspérité et la passion sans tomber dans la surenchère ou la caricature. N’oublions jamais que le niveau de radicalité ne se mesure pas à l’inflation des invectives. L’enjeu, ce n’est pas de se conformer à la bien-pensance mais de conquérir une majorité dans le pays pour gouverner. C’est cette majorité que l’intersyndicale, unie de façon inédite, parvient à faire descendre dans la rue de semaine en semaine. Il y a cette phrase de Shakespeare que je garde en tête : « C’est à l’endroit où l’eau est la plus profonde qu’elle est la plus calme. »
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Il y a un décalage entre le ton et les mots à l’Assemblée et l’esprit, responsable, de la rue. Les rôles s’inversent.
Non, je crois que les Français sont très remontés contre un gouvernement qui veut imposer coûte que coûte une loi de régression sociale. Ils l’expriment en manifestant massivement, avec leurs enfants, en chantant. L’appréciation de la violence, c’est toujours très subjectif vous savez. Baladez-vous en manif, et certaines choses peuvent apparaître violentes, comme l’effigie d’Élisabeth Borne pendue à Marseille. Mais cette agressivité symbolique, carnavalesque, n’est rien au regard de la violence concrète, massive, physique et psychique, d’une loi qui va transformer les deux plus belles années de retraite en deux pires années de travail.
Il y en a une qui se délecte de cette situation à l’Assemblée nationale, c’est Marine Le Pen. Ça ne vous choque pas de la voir prendre l’avantage ?
Il y a une course contre la montre qui est engagée entre la Nupes et l’extrême droite. À la fin, ce sera eux ou nous. Le débat sur les retraites révèle les trois choix de société qui s’offrent aux Français. Celui du gouvernement visant à accélérer les politiques néolibérales qui ont été menées partout en Europe, creusant les inégalités, valorisant le capital contre le travail, brisant les services publics. Celui de l’extrême droite avec sa politique nataliste comme réponse à l’équilibre financier de notre système de retraite et au fantasme délirant du « grand remplacement » : on y retrouve le cœur de son projet, mêlant xénophobie et sexisme. Et enfin, le nôtre qui vise le partage des richesses, des pouvoirs et des temps de la vie, qui cible le progrès social et écologique.
Le RN n’est pas du tout comme un poisson dans l’eau dans ce moment politique ! Il est étranger au mouvement social, pourtant clé de la victoire, et ne mène pas la bataille à l’Assemblée. Marine Le Pen ne devrait pas oublier que les Français ont à chaque fois voté Emmanuel Macron pour l’éliminer, pour empêcher l’accession de l’extrême droite au pouvoir. Le RN est l’assurance vie de la Macronie. Nous sommes l’alternative.
N’est-ce pas un excès de confiance ? Le rejet de Jean-Luc Mélenchon doit être plus fort puisque lui n’a même pas pu accéder au second tour.
La condition de réussite pour la gauche, c’est de ne pas se créer nous-mêmes des plafonds de verre, de réussir le rassemblement de la Nupes dans la durée, et de continuer à travailler. Rien ne serait pire que de nous dire que nous avons déjà tout, programme et stratégie. Nous avons encore du pain sur la planche. Et une immense responsabilité : le moment, la séquence actuelle, montre que nos partis pris entrent en écho avec le pays. Ma conviction est que nous pouvons gagner non seulement sur les retraites mais aussi dans le pays.
Quand on se balade dans les manifestations, il y a certes beaucoup de Français. Ce sont les petites et moyennes villes qui sont hypermobilisées. Une France « périphérique » qui est loin d’être le terreau de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon et de la France insoumise…
Le moment dont je parle, c’est celui d’une grande fatigue à l’égard de la politique d’Emmanuel Macron, devenu le président des ruines. Tout ce qui permet de faire société disjoncte. Les Français n’en peuvent plus de tout ce qui dysfonctionne : l’hôpital, l’école, les transports… Et de tout ce qui s’épuise : le pouvoir de vivre dans la dignité comme les ressources naturelles. La bonne nouvelle, c’est que la résignation recule. Le mouvement actuel l’atteste. La responsabilité de la Nupes est donc immense. Nous devons rester soudés car il n’y aura pas de victoire sans unité à gauche. Fer de lance de la Nupes, la France Insoumise en porte évidemment une responsabilité particulière. Nous avons à consolider nos forces et à conquérir de nouveaux secteurs de la société. Il nous faut lutter contre l’abstention, notamment chez les jeunes et dans les milieux populaires. Le constat de François Ruffin sur notre déficit dans les zones périurbaines, les petites villes, la ruralité, doit être pris au sérieux. Je ne reprendrai pas en revanche l’expression de « France périphérique »…
Pourquoi ?
Parce que je n’aime pas diviser la France en morceaux et que les banlieues comme chez moi en Seine-Saint-Denis, c’est aussi la périphérie. S’il faut parler des spécificités des différents territoires délaissés, nous devons chercher ce qui peut fédérer. Or je constate qu’il y a des similitudes entre la réalité vécue par les habitants de banlieues métropolitaines et ceux des bourgs, des ronds-points : le sentiment d’abandon et de déclassement, la disparition ou la détérioration des services publics, la dévitalisation économique, les commerces de proximité à la peine… L’exigence d’égalité entre les territoires peut devenir un ciment. Quand une gare ferme en Occitanie et que les travaux indispensables ne sont pas réalisés sur le RER B, quand une maternité ferme dans la Creuse et que les urgences sont sursaturées dans les quartiers nord de Marseille… Il y a du commun dans les problèmes dénoncés et les solutions à apporter.
La course à la compétitivité et la loi du profit se répercutent sur le développement territorial. Il y a une géographie du capital, pour reprendre le terme du géographe David Harvey. Historiquement, la gauche s’est d’abord concentrée sur l’égalité sociale, c’est-à-dire le partage des richesses et la lutte des classes, puis elle a pris en compte les inégalités face aux discriminations racistes et sexistes. Aujourd’hui, il faut que la gauche s’approprie l’égalité territoriale. Ma conviction est qu’il ne faut pas opposer banlieues populaires et zones rurales, périurbaines. Il ne faut rien retrancher dans notre discours qui a convaincu dans les quartiers populaires mais chercher à élargir et à fédérer.
C’est l’un des constats posés par François Ruffin, mais lui y adosse la question du travail, abandonnée par la gauche, elle aussi.
Il a raison de parler du travail. C’est essentiel. Pour ma part, je plaide pour que nous parlions de la valeur du travail, et non de la « valeur travail ». Ce ne sont pas que des mots. Il ne doit pas y avoir d’opposition entre le droit à la paresse et la valorisation du travail. Dans l’histoire de la gauche, on a toujours avancé sur ces deux pieds : nous avons conquis la réduction du temps de travail, les congés payés, etc., et nous avons bataillé pour un travail qui ait du sens, pour la reconnaissance de celles et ceux qui produisent des richesses. Ce sont des batailles pour obtenir du temps libéré de la contrainte marchande et pour que le travail soit considéré, valorisé. Ce n’est pas l’opposition, si chère à la droite, entre les chômeurs et les travailleurs que nous portons mais entre les revenus du travail et ceux du capital. L’ennemi du travailleur au SMIC, ce n’est pas le voisin de palier au RSA. Pour qu’il vive mieux, il faut surtout que les hyper-riches et les grands groupes contribuent au bien commun au lieu d’empocher des profits sans limites. L’autre question fondamentale à porter pour gagner, et qui articule le social et l’écologie, c’est celle des besoins. Il faut adapter l’appareil productif à nos besoins véritables, quand la logique actuelle nous amène à produire toujours plus pour répondre à des besoins superflus.
Autrement dit la décroissance. Or chez François Ruffin, n’y a-t-il pas plutôt un fond de souverainisme ?
Il y a un impératif écologique qui nous oblige à relocaliser l’économie. Tel est le sens de l’histoire. La gauche doit être capable d’attaquer la logique consumériste car c’est elle dont on crève aujourd’hui. Elle détruit la planète mais aussi nos désirs, nos imaginaires. On a suscité chez les gens des pulsions, l’envie de se distinguer des autres par l’acte d’achat, la possession d’objets et le port de marques. C’est une mécanique vide de sens et dangereuse. La gauche doit donc être porteuse d’un autre récit, d’un autre sens pour la société, d’un autre moteur pour nos existences. Notre objectif n’est pas que les jeunes rêvent d’être milliardaires, mais qu’ils aspirent à être heureux.
(…)La mobilisation actuelle entre en écho avec le cœur du discours politique que nous portons. Avec l’accélération du rythme politique, ça peut aller beaucoup plus vite qu’entre 68 et 81. Nous devons nous préparer à gagner.
N’oubliez-vous pas un paramètre en prenant exemple sur 1981. Il y avait certes des circonstances, mais il y avait surtout une incarnation : François Mitterrand. Alors qui à gauche pour 2027 ? François Ruffin, celui qui a dressé le constat ?
Si on est mûr pour la victoire, on trouve toujours une incarnation ! Pour l’instant, la Nupes est chorale. Quand il faudra désigner un ou une, on verra bien qui est le ou la mieux placé.
Faudra-t-il un système de désignation, une primaire en somme, pour sortir un ou une candidate de cette chorale qu’est la Nupes ?
Il faudra bien trouver une méthode pour désigner une candidature Nupes, condition pour gagner. L’enjeu pour l’heure est de raffermir l’union. Commencer par chercher le leader plutôt qu’un projet et une dynamique en commun, c’est l’assurance d’aller droit dans le mur.
Jean-Luc Mélenchon n’est donc plus la seule équation possible ?
Il est le premier à dire qu’il n’est pas candidat à sa succession. Il faut l’entendre.
Le retour d’Adrien Quatennens, qui a posé une question dès la première semaine de débat sur les réformes des retraites, brouille-t-il ce « moment politique » ?
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