Libé­ra­tion. Johann Chapou­tot, Les leçons des années 30.

https://www.libe­ra­tion.fr/idees-et-debats/dans-la-nausee-brune-dont-nous-accable-le-pouvoir-les-lecons-des-annees-30–20240611_P5EDZ446ZJDZHPYTBNGGN6GDT4/

Libé­ra­tion le 11 juin

(….)ce qui a permis la catas­trophe fasciste et nazie est toujours là : exploi­ta­tion des humains, dévas­ta­tion du monde, darwi­nisme social de la « concur­rence » et de la « compé­ti­ti­vité », choix des riches, pour qui « mieux vaut Hitler que Blum ». (…) il faut remer­cier François Ruffin d’avoir, dès dimanche soir, posé l’al­ter­na­tive : la crise écono­mique et sociale, la déses­pé­rance, cela peut donner le nazisme, certes, mais aussi le Front popu­laire.

Face à l’at­taque du 6 février 1934 contre la Chambre des dépu­tés, un vaste mouve­ment social fait de mili­tants socia­listes et commu­nistes et des syndi­cats a imposé l’union. Les appa­reils, de ces gauches que l’on croyait irré­con­ci­liables, frac­tu­rées par les scis­sions de 1919–1921 entre léni­nistes et socia­listes, ont suivi et ont conclu un accord de gouver­ne­ment : pari gagnant, aux élec­tions muni­ci­pales de 1935 comme aux légis­la­tives de 1936.

On imagine mal l’ef­fort que durent faire les commu­nistes pour s’al­lier aux « partis bour­geois » et, de leur côté, les radi­caux pour marcher avec les « bolche­viks ». Ils ont évité à la France de 1936 une droite qui ne jurait que par l’aus­té­rité, l’ordre et, déjà, la solu­tion auto­ri­taire. Ils nous ont légué des acquis sociaux qui permettent, encore aujourd’­hui, de vivre une vie humaine, et cette dignité conquise par les urnes, par les grèves, par le rapport de force avec un patro­nat séduit par la solu­tion nazie et admi­ra­teur de Hitler.

En tirer les leçons jusqu’au bout

Mais le Front popu­laire a fait long feu, et il faut en tirer les leçons jusqu’au bout. Les radi­caux (le Parti répu­bli­cain, radi­cal et radi­cal-socia­liste, pour citer son nom exact) étaient l’équi­valent idéo­lo­gique et socio­lo­gique du PS actuel­le­ment, un parti d’élus, modéré, tiraillé entre une aile droite sensible à l’ordre, à l’au­to­rité, très distante des mouve­ments sociaux, et quelques belles figures de gauche, comme Jean Zay, Pierre Mendès France et, oui, Edouard Dala­dier. C’est pour­tant lui qui, après avoir fait l’union, a opéré en 1938 la même bascule qu’en 1926 et 1934 : après avoir été élus à gauche (cartel, néo-cartel, puis Front popu­laire), les radi­caux, deux ans plus tard, ont rompu l’al­liance et ont aban­donné le pouvoir à la droite (1926) ou bien se sont alliés avec elle (1934 et 1938).

Cette remarquable constance dans le revi­re­ment, on la retrouve au PS – élu à gauche en 1981, avant le « tour­nant » de la « rigueur » de 1983 réclamé par Jacques Delors, vainqueur en 1997, avant de mener une poli­tique de priva­ti­sa­tions plus marquée que celle de Chirac et de Balla­dur, signa­taire des accords de la Nupes en 2022 avant de s’en déta­cher un an plus tard.

Autre leçon des années 30, à droite main­te­nant.

(….)Marine Le Pen est reve­nue aux fonda­men­taux de l’ex­trême droite – pro-busi­ness, anti­so­ciale et anti-écolo­giste.

Les « libé­raux » et l’ex­trême droite ont toujours le même ennemi – la gauche redis­tri­bu­tive, qui conteste un ordre social injuste et une écono­mie qui détruit les femmes, les hommes et le vivant. Ils ont les mêmes marottes : fisca­lité favo­rable aux riches, promo­tion des hiérar­chies « natu­relles » (au détri­ment de toutes les mino­ri­tés, ouvriers, femmes et jeunes compris), exal­ta­tion de « l’ordre » (injuste, donc contesté et imposé par la matraque), rapport distant et distrait à la norme et à l’Etat de droit, destruc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et répres­sion massive des « écoter­ro­ristes »…

Le pari de l’usure du pouvoir

Beau­coup se demandent, en effet, ce qui chan­gera si un·e RN est à Mati­gnon et à l’In­té­rieur : ce seront les mêmes blin­dés Centaure qui roule­ront contre les oppo­sants à l’A 69 et les Kanak, les mêmes LBD qui crève­ront les yeux, les mêmes grenades qui arra­che­ront des mains. Ce sont bien les libé­raux italiens et les élites sociales qui ont installé Musso­lini au pouvoir en 1922, les libé­raux auto­ri­taires qui, avec les milieux d’af­faires, ont fait le choix de Hitler fin 1932, et les partis libé­raux (FDP, FPÖ, CNI, puis UDF) qui, par « anti­com­mu­nisme », ont accueilli et ont recy­clé les anciens fascistes, nazis et colla­bo­ra­teurs d’Eu­rope en 1945.

Dernière leçon à médi­ter : le pari de l’usure au pouvoir. Levons l’hy­po­thèque selon laquelle « en leur donnant les clés, ils prou­ve­ront leur nullité et seront discré­di­tés à l’ave­nir ». On a déjà entendu ce raison­ne­ment en 1922 et en 1932 et on aurait mieux fait d’écou­ter Goeb­bels, qui confiait à son jour­nal : « Nous entrons et nous n’en sorti­rons plus, sauf morts. » Promesse tenue par celui qui tua ses enfants et son épouse, avant de se suici­der devant le bunker.

Rappe­lons que les nazis, dans les années 30, étaient vus comme des parte­naires poli­tiques et écono­miques de premier choix : ils avaient détruit la gauche la plus ancienne et la mieux orga­ni­sée du monde, avaient relancé les fonda­men­taux de l’éco­no­mie alle­mande par des commandes d’ar­me­ment massives et avaient fait de l’Al­le­magne une zone opti­male d’in­ves­tis­se­ment, où tous les capi­taux se pres­saient, tandis que le Point ou le JDD de l’époque, rêvaient de décro­cher une inter­view de ce fameux « chan­ce­lier Hitler ».

Certaines élites font le choix du pire

Avec un RN à 50 % dans les forces de l’ordre, des médias droi­ti­sés et un pouvoir faible et violent qui, de l’af­faire Benalla à la répres­sion des écolo­gistes, a méti­cu­leu­se­ment repris le voca­bu­laire, la gram­maire et les idées du RN, il vaut mieux éviter de prendre ce risque, d’au­tant plus qu’une victoire élec­to­rale peut vite déchaî­ner des mili­tants iden­ti­taires qui savent pouvoir comp­ter sur des sympa­thies dans la police dont certains syndi­cats, le 19 mai 2021, mani­fes­taient, devant l’As­sem­blée natio­nale, en présence du ministre de l’In­té­rieur et du préfet de police de Paris, contre la « Justice » et la « Cons­ti­tu­tion ».

Le compro­mis entre libé­ra­lisme auto­ri­taire et fascisme est un clas­sique de l’his­toire du XXe siècle. Il se tisse sous nos yeux depuis 2017, dans des médias qui nous imposent les cadrages et les thèmes de l’ex­trême droite, chez un pouvoir qui a fait alliance avec elle (pour instal­ler un duel-duo exclu­sif, voire pour voter avec elle), et au détri­ment d’une popu­la­tion dont tous les sondages montrent qu’elle imagine, désire et rêve autre chose que l’in­di­vi­dua­lisme forcené, la toxi­cité mana­gé­riale, la compé­ti­tion perma­nente et la dévas­ta­tion du monde. Certaines élites font le choix du pire pour leur propre inté­rêt et l’im­posent à des peuples hypno­ti­sés par des médias biai­sés. Qui se souvient que, en 1933 encore, l’écra­sante majo­rité des Alle­mands reje­tait la guerre ?

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