Media­part. 22 mars. Gaza : « L’Eu­rope et l’Oc­ci­dent sont complices du géno­cide en cours »

22 mars 2024 | Par Mathieu Magnau­deix

« Comment vos pays peuvent-ils se regar­der dans le miroir ? » Le direc­teur du Centre pales­ti­nien pour les droits humains exhorte l’Eu­rope à cesser de « couvrir » Israël face aux massacres à Gaza. « Les Occi­den­taux, dit-il, n’ont aucune volonté poli­tique. Et donc ils soutiennent. »

Raji Sourani est un avocat pales­ti­nien, fonda­teur en 1995 et direc­teur exécu­tif du Centre pales­ti­nien pour les droits humains (PCHR), une ONG située à Gaza. Ancien mili­tant poli­tique, il a été incar­céré à plusieurs reprises en Israël dans les années 1970 et 1980 pour son appar­te­nance au Front popu­laire pour la libé­ra­tion de la Pales­tine (FPLP).

Il a ensuite débuté une carrière juri­dique, qui lui a valu une recon­nais­sance inter­na­tio­nale. Réci­pien­daire du prix Nobel alter­na­tif en 2013, décoré en 2021 de l’ordre du mérite français, il a fait partie de l’équipe juri­dique de l’Afrique du Sud qui a intro­duit en début d’an­née une requête deman­dant à la Cour inter­na­tio­nale de justice (CIJ) de quali­fier de « géno­cide » la guerre israé­lienne à Gaza. Le 26 janvier, la Cour a reconnu un « risque plau­sible » de géno­cide et exigé des mesures conser­va­toires, igno­rées par Israël.

Media­part : Raji Sourani, vous êtes en ce moment de passage en Europe. Quel message lancez-vous à vos inter­lo­cu­teurs ?

Raji Sourani : 

(….) Et malgré tout, les Euro­péens et l’Oc­ci­dent soutiennent. Ils sont complices. Ils donnent les armes, les fonds, une couver­ture légale et poli­tique à Israël. Quelles sont vos valeurs ? Que signi­fie la loi pour vous ? Comment vos pays peuvent-ils se regar­der dans le miroir face à ce géno­cide en cours ? Comment peuvent-ils se dire impuis­sants ? Comment Joe Biden et son ministre des affaires étran­gères peuvent-ils dire « c’est très triste de voir mourir des enfants à Gaza » alors qu’il leur suffit d’une phrase pour tout stop­per ?Je pense que les Occi­den­taux n’ont aucune volonté poli­tique. Et donc ils soutiennent. Ma colère, ma vraie colère, elle est là.

La France plaide désor­mais ouver­te­ment pour un cessez-le-feu. Et elle n’est plus la seule désor­mais…

Mais il n’y a pas de cessez-le-feu ! Tout se passe selon les souhaits de Néta­nya­hou, et ses ministres [d’ex­trême droite – ndlr]  Smotrich et Ben-Gvir : des tueries de masse, la destruc­tion de masse, la famine de masse, le dépla­ce­ment de masse. Une nouvelle Nakba est en cours. Un million et demi de personnes qui sont à Rafah en ce moment même, près de la fron­tière avec l’Égypte, peuvent être expul­sées de Gaza d’une minute à l’autre.

(…) c’est la Cour inter­na­tio­nale de justice, la plus impor­tante du monde, qui a parlé de « géno­cide plau­sible ». Et vos pays ne font rien ! Nous sommes tués par des armes améri­caines et euro­péennes. Pourquoi conti­nuent-ils de soute­nir Israël ? Je n’ar­rive pas à comprendre ! Les seuls États en Europe qui ne se comportent pas ainsi sont l’Es­pagne, la Belgique, le Luxem­bourg, la Slové­nie.

Que deman­dez-vous aux pays euro­péens ?

Le respect de la loi. Agis­sez envers la Pales­tine comme vous agis­sez pour l’Ukraine ! Arrê­tez les tueries, arrê­tez la famine, arrê­tez les dépla­ce­ments de popu­la­tion ! De nombreuses ONG inter­na­tio­nales, mais aussi israé­liennes, ont docu­menté la viola­tion des droits des l’homme par Israël. Pourquoi les rela­tions commer­ciales conti­nuent-elles comme si de rien n’était, alors que le traité entre l’Union euro­péenne et Israël mentionne le néces­saire respect des droits de l’homme ?

Pourquoi Israël est-il à l’Eu­ro­vi­sion ? Pourquoi Israël est-il présent aux Jeux olym­piques ? Pourquoi les Israé­liens peuvent-ils venir sans visa en Europe alors que les Euro­péens, même des ministres, doivent deman­der aux auto­ri­tés israé­liennes s’ils veulent visi­ter Gaza, et la plupart du temps n’y sont pas auto­ri­sés ? Que quelqu’un me dise pourquoi ils sont récom­pen­sés parce qu’ils commettent un géno­cide !

Les États-Unis présentent ce vendredi une réso­lu­tion au Conseil de sécu­rité des Nations unies pour un « cessez-le-feu » et la libé­ra­tion des otages. La France annonce elle aussi une réso­lu­tion sur un « cessez-le-feu immé­diat »Qu’en pensez-vous ?

Ce sont des menteurs. Comment leur faire confiance, à moins d’être stupide, naïf ou les deux ? Ils four­nissent les avions, les bombes. Des soldats occi­den­taux nous combattent. Des Français, des Italiens, des Améri­cains. Ce n’est pas un secret, la popu­la­tion de Gaza le voit. Israël procède à une occu­pa­tion mili­taire et crimi­nelle depuis des décen­nies. C’est l’oc­cu­pa­tion la plus longue et la plus docu­men­tée au monde. L’Afrique du Sud mais aussi le Brésil donnent à l’Eu­rope une leçon de morale et de droits humains.

(…) J’ai connu les six guerres de Gaza, j’ai mené des enquêtes sur de nombreux crimes de guerre. Cette fois, dès le premier jour, j’ai compris que c’était diffé­rent. (…)

Qu’est ce qui est diffé­rent cette fois ?

Dès le premier jour, les hôpi­taux, les écoles, les abris, les locaux de l’UNRWA [l’agence onusienne des réfu­giés pales­ti­niens, cheville ouvrière de l’aide huma­ni­taire à Gaza, victime d’une campagne d’Is­raël – ndlr] ont été ciblés. Mais aussi les boulan­ge­ries, les instal­la­tions pour désa­li­ni­ser l’eau, les systèmes d’as­sai­nis­se­ment, les usines d’élec­tri­cité, les routes.

C’était très clair dès le début. Il s’agit d’une stra­té­gie plani­fiée et inten­tion­nelle de nettoyer Gaza de ses civils. C’est une évidence. J’en ai beau­coup discuté avec mes collègues avocats, qu’ils soient pales­ti­niens, euro­péens, améri­cains ou sud-afri­cains, au bout de dix jours, tout le monde était d’ac­cord : c’est un géno­cide. Les faits sont clairs.

Bombar­der deux, trois, voire cinq hôpi­taux, à la limite, on peut le conce­voir. Mais pourquoi attaquer 38 hôpi­taux ? Quelle est l’in­ten­tion ? Pourquoi s’en prendre aux enfants malades, aux docteurs, aux ambu­lances? Pourquoi attaquer les mosquées et les églises ? Pourquoi s’en prendre aux zones les plus peuplées ? Anéan­tir des familles entières, avec parfois des dizaines de morts, et selon nos esti­ma­tions encore jusqu’à 10 000 tués encore sous les décombres ? Forcer les gens à quit­ter le nord tout en les bombar­dant ? Les affa­mer et empê­cher l’ac­cès de l’aide huma­ni­taire ? Détruire des super­mar­chés ?

Dans ce chaos, comment pouvez-vous docu­men­ter les crimes de guerre ?

(…)Donc nous recueillons de nombreux témoi­gnages, rele­vons les muni­tions utili­sées. Nous docu­men­tons les stra­té­gies de famine, le dépla­ce­ment. Et la torture. Personne ne parle des 4 000 prison­niers arrê­tés à Gaza. Ils ont été tortu­rés dans des condi­tions pires que Guan­ta­namo et Abu Ghraib. Personne ne parle non plus des meurtres extra­ju­di­ciaires de l’ar­mée israé­lienne contre des familles et des jeunes.

Votre orga­ni­sa­tion a contri­bué à la procé­dure pour géno­cide de l’Afrique du Sud à la Cour inter­na­tio­nale. Vous étiez vous-même à La Haye lors des audi­tions. Le 26 janvier, la Cour a exigé des mesures provi­soires pour éviter un « géno­cide plau­sible ». Et depuis ?

(…) La CIJ a signalé à la commu­nauté inter­na­tio­nale que c’était à elle d’agir. La France et l’Al­le­magne s’étaient enga­gées à respec­ter sa déci­sion. Et main­te­nant ? Ils prient Israël d’au­to­ri­ser l’aide huma­ni­taire, de coopé­rer. Honte à eux ! Ils permettent à Israël d’exé­cu­ter son plan : faire sortir les Pales­ti­niens de Gaza, mener son géno­cide. C’est une auto­ri­sa­tion de tuer. À l’heure où nous parlons, un million et demi de Gazaouis se retrouvent dans une aire de 40 kilo­mètres carrés près de Rafah. À tout moment, en bombar­dant Rafah, Néta­nya­hou peut déclen­cher une nouvelle Nakba.

Vous repré­sen­tez des victimes pales­ti­niennes devant la Cour Pénale inter­na­tio­nale depuis des années. Qu’at­ten­dez-vous d’elle ?

(…)L’ac­tuel procu­reur, Karim Khan, a pris la tête de la CPI en juin 2021. Depuis, il n’a rien fait. Nous avons tous les dossiers. Nous l’avons imploré de nous rece­voir. Il n’a jamais accepté.(…)

Il a reconnu que ce qui se passe n’est pas accep­table, nous a demandé de coopé­rer avec lui, nous a promis qu’il ne nous déce­vrait pas. C’était en janvier. Depuis ? Aucune nouvelle, ni rien de tangible. Notre senti­ment, c’est qu’il ne veut pas qu’Is­raël rende des comptes. Je ne le respecte pas et je ne lui fais pas confiance.

Depuis des semaines, des discus­sions ont lieu sur une trêve, la libé­ra­tion des otages israé­liens et des prison­niers pales­ti­niens, entre Israël et le Hamas, sous l’égide des États-Unis et du Qatar. Pour­tant, elles n’abou­tissent pas.

Mais Israël se moque des otages ! Ils détiennent à peu près 3 000 prison­niers arrê­tés en Cisjor­da­nie, et 4 000 prison­niers de Gaza. À vrai dire, ceux de Gaza, nous ne connais­sons même pas leur nombre exact. Déjà, parce que personne ne sait qui est mort ou vivant parmi ceux [les membres du Hamas et des autres groupes pales­ti­niens – ndlr] qui étaient en Israël au moment du 7 octobre.

(…) Nous avons docu­menté des centaines de cas de torture. C’est sans précé­dent. Certains prison­niers ont été tués.

Ensuite, les prison­niers sont inter­ro­gés par le Shin Bet israé­lien [les services de rensei­gne­ment inté­rieur – ndlr] dans un camp mili­taire près de Jéru­sa­lem. Tout cela se passe hors du droit. Imagi­nez ce qu’ils peuvent faire avec eux dans ces condi­tions. Israël a ramené et enterré de nombreux corps à Gaza. Sur ces cadavres, nous ne savons rien : pourquoi et comment Israël les déte­nait, qui ils sont, il n’y a aucun moyen de les iden­ti­fier. Si vous ajou­tez leurs cas à tous les morts déjà connus, nous avons là un crime de masse qu’il va falloir docu­men­ter.

Les Pales­ti­niens vivent l’époque la plus sanglante, la plus destruc­trice de leur histoire. Nous n’avons pas le droit d’aban­don­ner ni le droit d’être de bonnes victimes aux yeux du monde. Nous défen­dons une cause juste. Nous sommes dans le bon sens de l’his­toire. Je reste un opti­miste stra­té­gique et compte docu­men­ter les crimes en cours avec les armes du droit.

Pour l’heure, la guerre est en cours. Un jour, elle s’ar­rê­tera. Quelle est la solu­tion poli­tique ?  

Je me doutais que les accords d’Oslo allaient insti­tu­tion­na­li­ser l’oc­cu­pa­tion. Main­te­nant ? Nous voulons la fin de cette occu­pa­tion. C’est tout. Il n’y a jamais d’oc­cu­pa­tion juste. Nous serons heureux avec les 22 % de la Pales­tine histo­rique [les Terri­toires occu­pés par Israël – ndlr], et la possi­bi­lité de déci­der de notre futur, avec, je l’es­père, un paysage poli­tique qui pour­rait chan­ger si [le mili­tant pales­ti­nien ] Marwan Barghouti ou d’autres person­na­li­tés sont libé­rés de prison.

Notre exis­tence ne peut être niée. Nous avons toujours été là. Et nous serons toujours là. Et nous sommes d’au­tant plus forts que la société civile améri­caine, euro­péenne et mondiale nous soutient. À elles et eux, je veux dire merci : nous sommes fiers de vous, nous savons ce que vous faites, vous êtes la clé du chan­ge­ment.

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