Extraits.
(…) Pendant ce temps, en ce 10 septembre où l’appel à « tout bloquer » s’est matérialisé des réseaux sociaux à la rue, la France se couvre bruyamment de barrages et de manifestant·es plus en colère que policé·es. La répression par les forces de l’ordre, massivement déployées, n’empêche pas les modes d’action et les slogans de se réinventer dans un mouvement hétéroclite, venu d’en bas, symbolique d’un ras-le-bol social qu’aucun parti politique n’est parvenu à récupérer. Hôpital, école, logement, salaire, il est question des conditions de vie dégradées et du sentiment de n’être plus représenté. De l’enthousiasme au désespoir, chacun·e cherche à faire entendre sa voix.
Pourtant, à Matignon, la mobilisation citoyenne n’est pas évoquée, comme si elle n’existait pas. Le contraste entre ces deux mondes est saisissant, pour ne pas dire glaçant. Il dit l’abîme qui les sépare et la gravité de la crise de régime dans laquelle le pays est plongé. Et cela, par la faute du chef de l’État.
(…)
L’ambition du chef de l’État est double : se maintenir au pouvoir jusqu’à la fin de son mandat, sans renoncer à la politique économique qu’il a ardemment mise en œuvre dans le sillage de ses prédécesseurs, au bénéfice des plus riches. Pour cela, fort d’un présidentialisme dont il a poussé la verticalité à l’extrême, il est prêt à tout, « quoi qu’il en coûte ». Quitte à s’asseoir sur la logique institutionnelle et la pratique républicaine lui enjoignant de tenir compte du résultat des élections législatives. Quitte aussi à provoquer l’accélération d’une fusion des droites, qui ne demande qu’à déborder dans le camp macroniste.
Sa responsabilité dans le chaos politique est totale : non seulement parce qu’il a décidé, seul, de dissoudre l’Assemblée nationale à l’été 2024, à un moment où l’extrême droite bénéficiait de la dynamique des élections européennes, mais aussi parce qu’il refuse continûment d’entendre les voix qui s’expriment dans les urnes et dans la rue.
Emmanuel Macron n’a tiré aucune des leçons des élections législatives anticipées. Tout d’abord, alors que les forces de gauche issues du Nouveau Front populaire (NFP) sont arrivées en tête, il ne leur a jamais proposé le poste de premier ministre. Certes, elles ne sont pas majoritaires dans l’hémicycle, mais elles étaient en position d’offrir une alternative.
Au mépris des forces parlementaires, la conception « jupitérienne » de son rôle a crû de manière inversement proportionnelle à sa base électorale. Avec cette nouvelle nomination à Matignon, l’hyperprésidentialisme trouve son paroxysme tout autant que ses limites : amis proches, Emmanuel Macron et Sébastien Lecornu sont tellement interchangeables qu’aucun bouclier ne protège plus le président. La perspective d’une dissolution, voire d’une démission, se rapproche inévitablement, sans autre solution.
Supposée garantir la stabilité institutionnelle, sa fonction de chef de l’État ne tient plus qu’à un fil. (…) le chef de l’État n’a jamais pris en compte le rejet massif de sa politique, et notamment de sa politique économique, duquel découlent les échecs électoraux de son parti et de ses alliés.
En désignant Michel Barnier (Les Républicains, LR), puis François Bayrou (MoDem), puis Sébastien Lecornu (Renaissance) comme premiers ministres, il ne fait que reconduire la logique néolibérale qui sert entre eux de fil conducteur, de la multiplication des cadeaux fiscaux aux plus fortunés à l’abandon des services publics en passant par les renoncements sur l’écologie et le logement, au bénéfice des lobbys et des multinationales. (…)
(…) Le réel, c’est que l’économie française n’a survécu à la crise financière de 2007–2008 et aux suivantes, notamment celle du covid, qu’avec l’aide de l’État-providence, financé par les citoyen·nes et censé, à l’origine, répondre à leurs besoins.
Le ralentissement de l’accumulation du capital a eu pour conséquence, en France et ailleurs dans le monde occidental, de pousser ses détenteurs à limiter autant que possible les politiques redistributives. Sous Nicolas Sarkozy, comme sous François Hollande, les réformes du marché du travail se sont traduites par un affaiblissement des conditions salariées, les mesures fiscales sont venues au secours du patronat, tandis que les transformations de l’État social ont entraîné l’abandon des services publics, de l’école à la santé, et la mise à l’index des chômeurs et des chômeuses.
Plutôt que de dénouer la crise économique et sociale, Emmanuel Macron n’a fait que l’amplifier en poursuivant les transferts de fonds de l’État vers le secteur privé et en présentant la note des réductions de déficit aux travailleurs et travailleuses et aux services publics.
Cette politique, forcément impopulaire, ne peut que conduire au crash démocratique. Et cela, d’autant plus que le président de la République a refusé d’écouter le troisième message issu des élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet 2024.
Alors que les Français·es se sont levé·es en masse pour bloquer l’accès du Rassemblement national (RN) à Matignon, il a donné son aval à Michel Barnier et François Bayrou pour qu’ils s’appuient sur l’extrême droite pour gouverner. Selon les données statistiques de l’Assemblée nationale, le RN, depuis l’été 2024, a ainsi voté 90 % des textes présentés par le gouvernement déchu et, au-delà des projets de loi, la moitié du temps, il a voté avec les groupes de la majorité présidentielle, selon un décompte de Politis.
Cette alliance s’est cristallisée au ministère de l’intérieur, avec la nomination du patron du parti Les Républicains, Bruno Retailleau, (…)
Avec Sébastien Lecornu, c’est maintenant à Matignon que s’affiche cette complicité, puisque l’ex-ministre des armées est considéré comme « sympathique » par Marine Le Pen. De là à penser qu’il a été choisi pour continuer de trouver des voies de passage avec le groupe qu’elle dirige à l’Assemblée nationale, il n’y a qu’un pas. On peut au moins conclure que leurs rencontres secrètes, au printemps 2024, ne lui ont pas porté préjudice.
(…) Désormais adoubé par Nicolas Sarkozy, ce rapprochement (des droites) , en germe depuis des années, a pour effet de banaliser, légitimer et renforcer l’extrême droite, au risque de lui faciliter l’arrivée à Matignon et/ou à l’Élysée.
Les barrages de papier tombent les uns après les autres : les idées xénophobes, racistes, sexistes, homophobes, climaticides et anti-sociales se répandent déjà à la tête de l’État, il ne reste plus au RN ou à ses comparses qu’à en détenir les clefs.
