Extraits de la longue interview d’Elias Sambar.
« Mediapart, Antoine Perraud – 14 octobre 2023 »
Elias Sanbar, 76 ans, (…) ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, il est le commissaire d’une exposition qui, jusqu’au 19 novembre, fait les beaux jours de l’Institut du monde Arabe (IMA), à Paris, que préside Jack Lang : « Ce que la Palestine apporte au monde ».
Elias Sanbar, auteur d’un Dictionnaire amoureux de la Palestine, a fait partie des négociateurs du processus de paix d’Oslo, signé en 1993. C’était il y a trente ans. (…)
Mediapart : Vous aviez prévu qu’une catastrophe couvait, mais pas cette catastrophe…
Elias Sanbar : (…) En revanche, j’étais persuadé que les colons israéliens allaient conduire leur pays dans le mur, qu’ils y travaillaient même, pour que le cours des choses n’en fasse plus des agresseurs mais des agressés.
Avec un rêve chez eux permanent, qui vient à mon avis bercer chacune de leur nuit : voir la population palestinienne se volatiliser du paysage. Les représailles israéliennes à l’encontre de Gaza leur donnent sans doute, aujourd’hui, la sensation que les événements vont dans leur sens.
Comment considérez-vous les massacres perpétrés par le Hamas en Israël voilà huit jours, le 7 octobre ?
C’est un crime de guerre. Nous, Palestiniens, nous nous réclamons du droit international, qui stipule que s’attaquer à des civils relève du crime de guerre.
(…)
Que projette, selon vous, Benyamin Nétanyahou ?
Il souhaite, en coordination avec Washington, convaincre l’Égypte d’ouvrir sa frontière avec Gaza en vue d’un « sauvetage des civils ». Sous cette appellation
humanitaire, gît la volonté de vider Gaza de son peuple.
Ce serait alors une seconde catastrophe amplifiant la Nakba de 1948, ces expulsions de communautés villageoises ou urbaines palestiniennes condamnées à l’exil. Je suis issu d’une telle histoire puisque je suis né en 1947 à Haïfa, qu’il fallut que ma famille quittât l’année suivante pour le Liban, séance tenante et dans le dénuement.
Aujourd’hui, on parle d’un corridor de sécurité : un « safe passage » – l’expression est terrifiante quand on sait que cela signifie un aller sans retour. En 1948, des camions munis de haut-parleurs invitaient les populations arabes à quitter précipitamment leur terre en raison de pseudo-risques épidémiques – on leur assurait qu’elles pourraient revenir une fois la menace sanitaire disparue.
Nom de code des autorités juives de l’époque, pour cette opération si trompeuse : « Trompettes de Jéricho ».
Désormais, les bombes pleuvent par milliers de tonnes sur les habitants de Gaza. Ce n’est pas le Hamas qui en pâtit – il n’est pas dans la rue –, mais tous ces civils priés de décamper. (…)
L’Égypte ne renâcle-t-elle pas face à une telle demande américano-israélienne ?
Le Caire se rend compte de ce que signifierait d’accueillir un million de Palestiniens dans un gigantesque camp de réfugiés sans doute appelé à perdurer. Et l’Égypte ne veut pas apparaître comme le pays ayant facilité, sous couvert de sauvetage, l’expulsion du peuple palestinien de Gaza.
(…) On ne se rend pas compte, en Occident, à quel point la question des réfugiés palestiniens a été pesante dans tous les espaces arabes.
Dominique de Villepin, dans une déclaration remarquée sur France Inter, a dénoncé « notre amnésie ». Celle-ci ne date-t-elle pas de la création même d’Israël, voulue par l’Europe tel un rachat, à la suite de la destruction des juifs du Vieux Continent ?
Cette idée de rachat est évidente. L’Europe a réglé sa dette liée aux crimes nazis, mais en faisant payer la note à ceux qui ne comptent pas aux yeux de puissances coloniales : les Arabes. Ce surplomb, ce mépris et ce dégoût pour les populations colonisées, Israël en assure aujourd’hui le relais, ainsi qu’en témoignent les déclarations du ministre de la défense Yoav Gallant : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence. »
Mais l’Europe a toujours eu plusieurs mépris à son arc.
En 1947, par-delà son discours philosémite au moment où elle ouvrait aux juifs la Palestine mandataire, il me semble que s’imposait un soulagement : se débarrasser
ainsi de la question juive.
Alors que commençait la guerre froide, concomitante de la création d’Israël, les juifs étaient encore perçus par bien des Européens comme des agents du communisme et de Staline. Les établir au Proche-Orient, c’était se protéger… Voilà un autre élément honteux de l’histoire européenne et je renvoie, à ce sujet, le lectorat de Mediapart au livre remarquable de l’historien israélien Tom Segev : Le Septième Million, paru voilà exactement trente ans.
Nous avons donc, en définitive, affaire à une amnésie de patients européens non amnésiques. Tout le monde sait ce qui s’est passé. Personne n’a oublié. Mais personne ne veut se souvenir, s’en remettant à une perte de mémoire
réconfortante…
Avec en prime le rôle joué par les États-Unis d’Amérique, au lourd passif historique et mémoriel…
Les actuels pourparlers américano-israéliens menés avec l’Égypte et qui n’ont pas abouti à ce stade, en plus de me faire penser à 1948, m’ont rappelé les manœuvres
américaines pour mettre fin, en 1995, à la guerre en ex-Yougoslavie. À quoi avons-nous alors assisté, lors des accords de Dayton sous la houlette de Richard Holbrooke
réglant la partition de la Bosnie-Herzégovine ? À l’art suprême de l’Amérique dans la fabrication de réserves – je pense bien entendu aux réserves indiennes. Personne ne sait échafauder des réserves aussi bien que les Américains : ils sont nés de ça ! Si vous faites fi des déclarations humanitaires pour la galerie et si vous étudiez les procédures, vous décelez à quel point tout est conçu en faveur de départs sans retour.
Pensez-vous que nous soyons à la veille d’un retournement géopolitique au Moyen-Orient ?
Les Israéliens devraient réfléchir à deux fois tant la politique du pire, vers laquelle leurs représailles les poussent à Gaza, risque de déclencher une guerre
infiniment plus vaste. Et dangereuse pour Israël.
(….) Le Hamas, mouvement islamiste dans la mouvance des Frères musulmans en Égypte, a été promu en sous-main par Nétanyahou, comme le rappelle à juste titre Charles Enderlin. J’ai le souvenir, tandis qu’Israël organisait un blocus financier à l’encontre du Fatah et de l’Autorité palestinienne, que les transferts d’argent au Hamas passaient alors par des banques israéliennes !
La créature d’Israël s’est retournée contre lui. Entre-temps, elle s’est nourrie des échecs de l’Autorité palestinienne, dont les représentants sont accusés d’être
des naïfs, sinon des traîtres, partant depuis 1993 dans des négociations avec Israël pour en revenir toujours bredouilles. Le Hamas, refusant la solution de deux États, a imposé le projet de libération de la Palestine tout entière, en s’articulant avec des puissances régionales, au premier rang desquelles l’Iran. Il a également imposé une idée monolithique de l’identité palestinienne, mais qui ne passe pas du tout auprès du peuple.
Paradoxe intéressant : s’il y avait des élections, le Hamas les gagnerait en Cisjordanie, qu’il ne contrôle donc pas. Inversement, il les perdrait à Gaza, qu’il a mis sous une coupe à laquelle la société se montre plus que rétive.
L’exposition de l’Institut du monde arabe s’attache à montrer une multiplicité et une vitalité culturelles palestiniennes souvent insoupçonnables.Et même une pluralité cultuelle, à mille lieues de l’islamisme…
Oui, et cela ne tient pas à une vision politique ou à une élaboration théorique d’Arafat ou d’autres dirigeants. Il se trouve qu’en Palestine, la religion passe par le lieu et non par le dogme. La Terre sainte, quelle que soit la prévention que vous inspire cette dénomination, la Terre sainte, fussiez-vous athée, s’impose à vous dans toute sa pluralité. Et elle vous appartient, que vous soyez chrétien,
musulman ou juif.
(…)
Cet entretien s’est déroulé à Paris le 13 octobre 2023. Elias Sanbar
ne l’a pas relu avant sa mise en ligne. »