Toi, qu’on appelle « autonome », « Tautau » dans le vocabulaire militant, toi qui ne veut pas entendre parler d’organisation pérenne, toi qui va aux manifs pour en découdre avec la police, tu le sais : les manifs ont leurs codes. D’abord le carré de tête entouré par un service d’ordre qui protège les leaders qui sont pris en photo et interviewé-es derrière une banderole de tête. Puis le reste de la manif.
Ce 14 juin à Paris il y avait un ordre prévu : d’abord le cortège de la région parisienne organisé par organisation syndicale ; puis la province organisée par région et, en leur sein, par département.
Dans les faits, il y avait bien un carré de tête mais derrière c’était un bordel complet, revigorant, un mélange vivifiant, un je-m’en-foutisme des consignes qui a permis que appartenance syndicale et origine géographique s’effacent devant un « nous », nous les grévistes, nous les syndiqué-es, nous les rouges, nous les gens d’en bas, nous les contestataires, nous qui luttons.
Tu t’en fiches ? Tout ça c’est du détail ?
Ben moi je regarde autour de moi et j’essaie d’interpréter avec d’autres le monde dans lequel on vit. Le joyeux bordel du 14 juin derrière le carré de tête peut être analysé, il me semble, à la fois comme une émancipation d’un ordre – fut-il syndical – mais aussi comme perte de repères et d’expériences qu’on remarque un peu partout. Les deux choses à la fois.
Tu me dis que l’important se passe devant le carré de tête ?
Quelle manie des hiérarchies ! Quel sectarisme !
Si on regarde le nombre de participant-es, le nombre était derrière, et de loin.
Le courage ? La peur ?
Que sais-tu du courage d’être syndiqué-e, de faire face à la pression patronale et managériale au quotidien, avec les collègues pour qui tu représentes souvent celle ou celui par qui les mauvaises nouvelles arrivent, l’empêcheur, l’empêcheuse de faire comme si de rien n’était. Que sais-tu de ces engueulades avec la hiérarchie, de ces nuits à cogiter, de ces sentiments de solitude ?
Au cinéma on héroïcise les luttes. Normal. Ça donne de l’espoir, ça ouvre des possibles. Je ne connais que Ken Loach qui arrive à montrer les flux mais aussi les reflux de la lutte des classes, le yo-yo émotionnel de la bagarre.
Et sais-tu même comment s’acquiert cette légitimité qui fait que des milliers de salarié-es répondent à l’invitation des syndicats, contre tous les puissants, et perdent des journées de salaires ? Je te pose la question et ne me réponds pas par une pirouette rhétorique du genre « y’a qu’à – faut qu’on ».
Mais tu as raison aussi quand tu dis que le syndicalisme est trop sage, trop intégré à l’appareil d’État, trop bureaucratique, négocie trop souvent à froid, trop peu attentif au cancer de la précarité, trop lent, trop lourd, trop… ou pas assez …
Mais imagine la vie au boulot sans syndicalisme. Ça existe et, renseigne-toi, ça fait pas envie. Le syndicalisme c’est essentiel, primaire, primal. Mais quel syndicalisme ? Comment ?
hou la la ! Ces questions sont importantes mais là on part trop loin de notre thème.
Pascal C